Lacan avait un jour proposé à ses auditeurs une petite fable, ou un petit apologue, pour les aider à se représenter en quoi peut consister la situation analytique. Le voici.
Vous allez au restaurant chinois. Le menu est rédigé en chinois. Que faites-vous ? Vous demandez la traduction. Pâté impérial, rouleau de printemps, etc. Il se pourrait très bien que cette seule traduction ne vous suffise pas, alors que faites-vous ? Vous demandez que l’on vous conseille – ce qui veut dire : « Dites-moi ce que je désire là-dedans ; c’est à vous de le savoir. » Autrement dit, vous attendez de celui que vous supposez savoir qu’il vous éclaire quant à votre envie. Vous attendez au moins qu’il vous permette de vous représenter ce qu’il vous offre, de manière telle que vous puissiez en venir à savoir ce que vous voulez. Voire : vous découvrirez en parlant avec le patron non seulement ce que vous voulez, mais encore ce que vous vouliez. Donc ce que vous escomptiez en vous rendant dans un lieu où ce qui fait l’ordinaire de votre vie – la nourriture, votre appétit – vous est rendu tout à fait étranger. Que se passera-t-il alors ? De deux choses l’une : ou vous consentirez à cette forme pas trop risquée d’exil qui consisterait à, par exemple, choisir de vous sustenter d’une nourriture qui se désigne par de pures métaphores – un « rouleau de printemps », etc. – sans d’abord en passer par une opération de traduction qui vous ramènerait en terre connue, c’est-à-dire sans faire cette opération qui se désigne très bien en allemand de la métaphore du passage (Ûbertragung) et/ou de la position au-delà (Ûbersetzung), et vous laisser surprendre. Ou alors, au contraire, si vous êtes obsessionnel, vous exigerez non seulement la traduction, mais encore la littéralisation de la métaphore. Vous exigerez que l’on traduise la métaphore de manière à ce que vous puissiez par anticipation gérer le réel. Car ce qui vous est insupportable, ça n’est pas tellement la nouveauté elle-même : c’est de découvrir les modalités secrètes de votre désir. C’est que vos envies et vos certitudes vont toujours de pair. Votre scepticisme, votre incertitude permanente, est l’outil principal de sabotage de votre désir. Ce travail de sabotage a commencé le jour où vous vous êtes rendu compte qu’il vous devenait possible de trouver du plaisir ailleurs qu’en famille. C’est donc également à partir de ce jour que vous aurez à composer avec la culpabilité que l’on ne manquera pas de vous faire ressentir.
