Emmanuel Carrère vient de publier Kolkhoze, qui est d’ores et déjà l’événement littéraire de la rentrée. Le personnage central de cette fresque éblouissante sur sa famille n’est autre que sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française et historienne spécialiste de la Russie postsoviétique, disparue en 2023.
Avant d’en venir au personnage de la mère, vu par son fils sur près d’un siècle, la personnalité publique qu’était Hélène Carrère d’Encausse mérite d’être évoquée. Fille d’un émigré géorgien travaillant pour les Allemands durant l’Occupation, et disparu corps et biens à la Libération, Hélène Carrère d’Encausse, l’intégration à son pays d’accueil et la forclusion du père collaborateur chevillés à l’esprit, est parvenue au sommet de la société française. Académicienne de choc, dépoussiérant de fond en comble la vieille dame du quai Conti, elle aura, ombre au tableau, continûment fait preuve d’une rare complaisance envers la Russie poutinienne. Comme si, à jamais nostalgiques de la Russie impériale, des richesses et des titres perdus, les descendants – comme elle – des vaincus de la révolution bolchévique voyaient en Poutine, un siècle plus tard, un rédempteur du grand passé russe, une sorte de restaurateur de l’ordre ancien, aux antipodes du kagébiste devenu criminel de guerre qu’il est aux yeux du monde. Vingt ans après Un roman russe, cette nouvelle plongée de son fils dans la vie d’Hélène Carrère d’Encausse jette une lumière plus amène sur ce terrain miné. Mais la guerre n’est pas finie et les amis de l’Ukraine retrouveront, inchangé, leur adversaire d’hier à travers ce roman vrai qu’est Kolkhoze, dans lequel Emmanuel Carrère déplore sans détour que sa mère n’ait eu de cesse de « porter à l’Élysée, de Chirac à Macron, la parole du Kremlin » et de marteler sur la scène française que Poutine était un homme de paix qu’il ne fallait pas humilier.
Jeune étudiant, j’avais suivi au lendemain de Mai 68 l’enseignement sur la Russie soviétique qu’Hélène Carrère d’Encausse délivrait avec brio à Sciences Po, et je l’ai croisée à plusieurs reprises avant son élection en 1990 à l’Académie française. Puis plus rien jusqu’aux événements d’Ukraine.
Février 2014 : avec une poignée d’internationalistes venus d’Europe sur le Maïdan ivre de liberté, nous faisons nôtre, Bernard-Henri Lévy et moi-même, la cause de l’Ukraine.
Mars 2014 : la Russie annexe manu militari la Crimée. À rebours de la réprobation générale, Hélène Carrère d’Encausse taxe ce coup de force sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale de « modification des frontières ».
En 2017, elle intègre le comité d’éthique (sic !) de Russia Today, le média de propagande numéro un du Kremlin.
Mars 2018 : un entretien au Figaro révulse les amis de l’Ukraine, les yeux rivés sur Kiev menacé des foudres de Poutine pour crime d’indépendance. Alors que le maître du Kremlin a avalé au fil des ans la Tchétchénie, l’Abkhazie, l’Ossétie, le Donetsk et le Donbass séparatistes puis la Crimée, ses rodomontades à répétition sur l’Ukraine n’ébranlent en rien les penchants moscoutaires d’Hélène Carrère d’Encausse, encore moins ne l’alertent. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Professeure réputée, académicienne médiatique, amie des puissants, sa voix portait. Réagissant à son brûlot du Figaro du 16 mars 2018, j’avais publié dans La Règle du jeu un texte qu’on croirait écrit hier, tant nos poutinistes 2.0 reprennent la même doxa, affichent la même complaisance que l’ex-patronne du quai Conti :
« Sait-on bien qui est le principal agent d’influence de Vladimir Poutine en France ? C’est une dame. Cette dame appartient à l’Académie française. Elle en est le (la) Secrétaire perpétuel(le), en charge des quarante Habits verts qui siègent sous la Coupole. Elle se nomme Hélène Carrère d’Encausse. Si l’on ne craignait de lui manquer de respect, on devrait plutôt dire d’Encaustique, tant dans un entretien au Figaro du 17-18 mars, cette zélée compagnonne de route du Kremlin embaume de considérations lénifiantes l’empoisonneur en chef de la Russie, Vladimir Poutine.
Cet entretien à l’encaustique est un modèle de casuistique, tissé d’un bout à l’autre de sophismes, de minimisations doucereuses, où les tares du régime sont quasiment mises au débit de l’Occident, si intransigeant avec cette pauvre Russie-qui-n’a-pas-nos-critères, que l’importunée a fini par se braquer et, vu sa démocratie-trop-récente, par commettre des actes certes répréhensibles mais compréhensibles et finalement bénins, comparés au redressement de la Russie opéré depuis vingt ans sous l’égide de son inspirateur en chef, Vladimir Poutine.
Un autocrate, un nouveau tsar, ce cher Vladimir ? Allons donc ! Des élections présidentielles, vous dis-je, on ne peut plus démocratiques. Pas un mot sur les fraudes massives à répétition, sur l’opposant Navalny empêché de se présenter, sur l’assassinat, à l’ombre du Kremlin, de Boris Nemtsov en 2015. Et si Poutine est un homme à poigne, c’est que, lors de son accession au pouvoir en 2000, la Russie était en état de décomposition avancée, outre que l’immensité russe – toujours elle, décidément, depuis Montesquieu… – implique, aujourd’hui comme hier, de s’imposer par la force à trop de peuples “disparates”.
À qui la faute, plaide notre thuriféraire ?
Les révolutions de couleur en Géorgie et en Ukraine, quasi des provocations aux marges de l’empire, ont brisé l’ouverture de Poutine à l’Occident.
Les interventions de l’OTAN dans l’ex-Yougoslavie pour mettre le boucher Milosevic à la raison ont “humilié” le grand frère slave.
Poutine a sauvé l’espace russe de la désagrégation en brisant la rébellion tchétchène, cette dangereuse sédition, et depuis, l’ordre russe règne à Grozny.
Si le sabre poutinien s’appuie autant sur le goupillon orthodoxe, ce n’est pas que Poutine est un fieffé réactionnaire à la Nicolas 1er mais qu’après l’effondrement du soviétisme putride, il fallait bien un cadre idéologique sain à l’ordre social.
La dictature sur l’opinion ? L’asphyxie des libertés ? Les Russes, les premiers, préfèrent la stabilité, quel qu’en soit le prix, au chaos, et Poutine répond à merveille à cette attente légitime.
Les manipulations sur les élections occidentales ? Les hackers d’État ? “Ce n’est pas une exclusivité russe.”
Les sanctions ? Elles témoignent du “malaise des Occidentaux devant la puissance montante de la Russie”.
Le travail de sape, les fake news des agences et médias russes à demeure en Occident ? “Il s’agit de développer une politique d’influence intellectuelle à travers le monde, étranger historiquement à la Russie”.
La corruption au plus haut de l’État ? “Poutine n’a pas su la réduire.”
Indigence de la pensée, cynisme intellectuel, défense jusqu’au-boutiste de la voyoucratie poutinienne. »
J’écrivais en conclusion de cette philippique : « On trouvera toujours sur les bords de la Seine des parangons de l’autocratisme russe pour nous enjoindre d’accepter la différence “ontologique” de la Russie avec l’Occident, de négocier avec les ours du Kremlin et de nous abaisser nous-mêmes. »
Hélène Carrère d’Encausse avait caressé en secret l’idée d’inviter Poutine sous la Coupole lors d’un futur sommet franco-russe à Paris. Ébruitée, l’idée fut renvoyée à des jours meilleurs. Une semaine avant l’invasion de l’Ukraine, alors que la Russie massait des troupes sur les frontières du pays, la spécialiste de la Russie, vaticinant depuis les ors du quai Conti, déclarait que Poutine, passé maître en cynisme, n’était en rien sujet à la folie et, en bon realpoliticien, ne saurait se lancer dans une aventure aussi dénuée de sens que l’invasion de l’Ukraine, la petite sœur cadette de la Russie, aussi rebelle et turbulente, aussi mauvais exemple fût-elle…
Faisant amende honorable du bout des lèvres, Hélène Carrère d’Encausse avouera peu après son « incompréhension » de l’invasion de l’Ukraine, sans pour autant la condamner formellement. À sa mort en pleine guerre d’Ukraine, Poutine célébrera la mémoire de cette « grande amie de la Russie ».
Ce rappel de ses états de service étant fait, passons de l’académicienne à la mère adulée par son fils, les héros de Kolkhoze.
Dans la lignée d’Un roman russe, mais là dans un esprit de réconciliation avec la disparue, délaissant la tsarine du quai Conti au profit d’un portrait du personnage privé, un portrait sans concession mais nimbé de piété filiale, Kolkhoze retrace une histoire bien française : le roman des origines et la vie des Carrère d’Encausse, étalés sur un siècle, entre la Russie, la France et la Géorgie, de la chute du tsarisme en 1917 à la mort de la matriarche à Paris en 2023, à 94 ans.
La scène primitive est la disparition du père d’Hélène Carrère d’Encausse à la Libération, soigneusement refoulée par les siens par honte de ses compromissions autant que pour ne pas compromettre l’acquisition de la nationalité française. Géorgien de naissance, amoureux de la grande culture russe, fan de Dostoïevski, Georges Zourabichvili, apatride, vécut l’exil en France en paria. Anticommuniste forcené, il allait se rallier aux Allemands censés libérer la Russie du Mal. Sa fille l’adorait d’un amour de pitié. Elle ne supporta pas que son fils révèle au grand jour le passé de son père, qui allait ruiner son image à l’Académie et en ville. Il n’en fut rien, nul n’étant responsable des agissements de ses géniteurs.
Emmanuel Carrère dresse de sa mère la figure d’une maîtresse-femme, toujours impeccablement mise, friande de pouvoir, amoureuse des honneurs, mère aimante, fusionnelle et tribale qui se détache bientôt de son mari, trop banal assureur en comparaison de sa gloire à elle, et généalogiste maniaque de tous les ascendants aristocrates, européens et russes de son épouse – mari qu’elle abreuvera de ses piques et sarcasmes jusqu’à ses derniers jours, mari qui, l’âme en peine, n’aura cessé de l’aimer sans retour jusqu’à sa mort. Autre personnage attachant : le frère d’Hélène Carrère d’Encausse, son parfait opposé. Compositeur de musique acoustique plus ou moins obscur, vivant de chambre de bonne en chambre de bonne, engagé à gauche, porteur de valises aux temps du FLN, il tint longtemps un journal sur sa famille aux quatre vents, dans lequel Emmanuel Carrère a puisé à loisir.
Il n’est pas question que de famille dans Kolkhoze, mais tout autant, sinon plus, de la Russie et de la Géorgie qu’Emmanuel Carrère arpente depuis des années et dont il nous livre en live ses carnets de voyage. Il est là à son meilleur, dans la lignée de Custine et de Gide, fourmillant d’anecdotes, de portraits sur le vif de Russes de toutes conditions, qui en disent long sur un pays retardataire sous la coupe d’un autocrate mafieux, ivre de revanche contre l’Occident.
On passe de villages perdus au fin fond de la Russie, éternellement englués dans la misère et l’ennui, aux soirées de débauche de la fiesta moscovite sous Gorbatchev et au pillage par les oligarques, sous Eltsine, des ressources du pays, qui plonge les Russes dans le désordre et la misère, et les détache d’emblée de la démocratie naissante, assimilée au chaos général. On assiste, le jour de l’invasion de l’Ukraine, à la fuite éperdue, dans des aéroports pris d’assaut, des bobos occidentalisés ; on file à Tbilissi où la cousine Salomé Zourabichvili, devenue présidente de la Géorgie, assiste, impuissante, au naufrage du Printemps géorgien à l’heure de la guerre en Ukraine, hantée par cette seule question : à quand notre tour ?
Mais le morceau de choix de Kolkhoze reste la cérémonie des adieux des siens à Hélène Carrère d’Encausse sur son lit de mort dans une clinique de soins palliatifs à Paris. Tous l’entourent et vont nuit et jour « faire kolkhoze » avec elle, comme ils le faisaient dans leur enfance lors des grands événements. Le récit est l’un des plus dépouillés, des plus émouvants que l’on puisse lire sur la douloureuse fin d’une mère aimée et la réconciliation charnelle entre deux êtres après tant de déchirements, d’exils et d’absences.
