Je regarde les dessins de Marko Velk à la bougie. J’approche la flamme d’un couple dont les traits noirs percent la page blanche avec une fragilité spectrale. C’est la nuit, les lumières sont éteintes. La flamme jette des lueurs tremblées ; je déchiffre, aux pieds du couple, une inscription : « AVEC MOI », puis je promène la bougie le long des lignes : les traits vacillent. Les deux corps avancent dans le vide : est-ce qu’ils sont vivants, est-ce qu’ils sont morts ? Avec le feu, on franchit les frontières. Il n’y a plus de séparation : tout se vit sur le même plan – le feu est « AVEC MOI ».
En regardant à la bougie un dessin de Marko Velk, puis un autre, encore un autre, je peux discerner dans la main qui les a tracés le chemin du feu ; il y a des flammes qui conduisent en secret la véritable histoire des hommes : celle qui ne s’échange pas, celle dont on ne fait pas récit, sauf quand on s’appelle Antonin Artaud, Varlam Chalamov ou Stavroguine dans Les Possédés de Dostoïevski.
Lorsque les flammes me guident, je vois : à travers ce tremblement noir où la main de Marko Velk lie les vivants et les morts, le monde des humains m’apparaît dans sa violence ; j’accède à ce qu’il dissimule, à ce que l’art lui-même refoule : la criminalité de l’espèce humaine.
Cette nuit, les flammes qui traversent le fusain, le pastel sec et le papier de Marko Velk disent qu’un incendie peuple la gorge des vivants et des morts, qu’un abcès dévore la nuit, que la destruction s’amplifie.
Alors la bougie s’affole, elle pénètre à l’intérieur des corps béants qui composent la population de ce monde ; le feu se propage avec la précision d’un scalpel, le fusain est un rasoir, il ouvre les corps (apparaît alors en filigrane la main de Rembrandt, celle de La Leçon d’anatomie) et voici que se libèrent les combats, voici que se déchaînent les cris.
Cette région de crimes, de stupeurs, de halètements où les gueules sont mangées de viscères, où des taureaux transpercent le ventre des femmes, où des têtes coupées rencontrent des cerfs, des hiboux, des poitrines et des sexes de femmes, où des bras armés tranchent les ténèbres, où chacun ne semble porter son visage qu’en vue de son exécution, compose la scène nocturne – hallucinée – où la main de Marko Velk, en orchestrant les figures d’un cauchemar, récapitule l’histoire du monde.

L’Histoire, c’est le récit de la tuerie fondamentale. Les pulsions affluent. Chaque nuit cauchemardée reproduit le carnage. Les hommes, les femmes et les animaux fuient vers le point qui les anéantit.
Dans les dessins de Marko Velk, la Kolyma et ses camps glacés semblent revenir à chaque instant, comme l’image du cauchemar de l’Histoire, la signature obstinée d’une politique de la mort : les humains ne peuvent pas s’empêcher de supplicier les humains. L’humanité veut le supplice.
Je promène la bougie sur une multitude de cadavres, de rictus d’agonie, de visages qu’une ombre accroche à la souffrance. Le rapport de chacun de nous avec ses propres feux s’accomplit à travers des rites que nous oublions : alors c’est en rêve qu’apparaissent les monstres et les fantasmes sexuels. La mise à mort est une copulation qui étincelle : la cruauté des images de Marko Velk conjure la réalité d’un crime aussi ancien que la première respiration.
Voilà : le monde est plein de mâchoires. Le monde est en proie. On évolue dans une Sibérie imaginaire, primitive, où la violence multiplie les condamnations, où la chasse n’a plus de contours : si l’on entre dans son univers, voici qu’elle se substitue à la figure entière du monde : elle devient le monde – il n’y a plus rien d’autre que la chasse – il n’y a plus que des mâchoires.
À travers leur poursuite, le chasseur et sa proie déchiffrent, jusque dans le vertige qui les porte à échanger leur position, le caractère sacré du monde : Dieu est mort, l’humanité a eu besoin de le tuer, les rieurs de la mort de Dieu l’ont remplacé par la société, mais l’illimité de la profanation où ils emportent la planète laisse entrevoir une tournure sacrificielle.
La société croit s’être débarrassée techniquement du sacré ; mais en élargissant la mise à mort aux dimensions de la planète, elle a fait de celle-ci un nouveau lieu du sacré. Ce lieu, c’est celui que la main de Marko Velk explore.
Un jour, il n’y aura plus d’animaux. Les humains auront eu leur peau à tous. Il n’existera plus de silhouette furtive. Alors l’extermination apparaîtra comme la vérité même de l’espèce humaine. Pour le moment, seuls les artistes devinent le ravage, car leur existence est vouée à ce que Artaud nomme le « pèse-nerfs » : depuis la grotte de Chauvet jusqu’aux poèmes de Paul Celan, les artistes ont toujours su ce qu’il y a dans le sang – ils voient les mâchoires.
Je traverse l’existence avec une bougie à la main. C’est la nuit, le jour, c’est un éveil ou un endormissement : chaque instant est le détail d’une aventure où s’égare la raison. Quelque chose ne sera jamais en possession des humains ; cette chose brûlera toujours sans nous : là-bas, au cœur de la « grotte des rêves perdus », comme l’appelle Werner Herzog – ou bien plus près de nous, ici, à travers nos désirs.

En regardant les dessins de Marko Velk, je me rapproche d’une paroi et je m’en éloigne ; je veux transpercer ce voile qui projette des images où s’évanouit la parole ; je veux rejoindre l’horizon des cerfs en fuite, la forêt où les masques combattent.
Les rêves fondent sur nous comme des oiseaux de proie ; je suis assailli par ces rêves, dévoré par des mâchoires errantes, découpé par des scalpels. Un œil, à chaque instant, me surveille et près de cet œil le canon d’un fusil se dresse : je suis dans le viseur.
Nos vies sont des sacrifices qui s’ignorent ; lorsque nous rêvons, lorsque nous cauchemardons, lorsque nous aimons beaucoup, passionnément, à la folie, nous entrevoyons la flaque de sang : elle se répand sous la porte, et s’il arrive que nous posions la main sur la poignée, celle-ci, parfois, se met à tourner, une lumière passe dans l’embrasure : celui qui voit cette lumière voit en même temps l’univers se tordre.
En même temps, le désirable ouvre un espace libre. Le désirable déploie son trouble. Le désirable poudroie, guerroie, s’élance, empoigne ses figures à travers un champ de bataille : ces nœuds de gorges, de ventres, de jambes écartées, de têtes qui crient, cette orgie sacrificielle qui chaque nuit fond sur nous et que Marko Velk, inlassablement, condense, noir sur blanc.
Il n’y a pas, chez Marko Velk, de différence entre les bourreaux et les victimes ; il n’y a que l’éclair d’horreur et de jouissance qui les relie à travers le cri. Le toréador et le taureau sont le masque l’un de l’autre ; la mise à mort est cet instant qui rend possible la substitution.
Car la main de Marko Velk ne cesse d’ouvrir cette dimension où il faut tuer ce que l’on offre – peut-être même est-ce son geste. Son opération secrète. La page blanche est une aire sacrificielle : vient s’y rejouer une très ancienne lutte, à laquelle prennent part les animaux : « Du moment – écrit Georges Bataille – où les hommes s’accordent en un sens à l’animalité, nous entrons dans le monde de la transgression, formant, dans le maintien de l’interdit, la synthèse de l’animalité et de l’homme, nous entrons dans le monde divin (le monde sacré). »
Les gestes veulent vivre, c’est pourquoi ils déchirent l’équilibre du monde. À défaut de sens, ils trouvent du sang. Chaque trait, chaque visage, chaque silhouette se retourne dans la main des esprits. Alors les proies se lèvent ; et d’un même geste, elles tombent. Les dessins de Marko Velk nous convient à cette cérémonie ; ils font voir la chasse intérieure.

J’approche maintenant la bougie de ce grand dessin où Marko Velt a effacé un tableau religieux, où la peinture blanche recouvre un groupe de saints, où surnagent, de ce déluge de blanc, des têtes et des mains. Entre la tête et la main, sur la paroi où depuis la nuit des temps se trace l’histoire tremblée de l’espèce, où le bison éventré de Lascaux rencontre le toréador mort de Manet, une ombre extasiée s’agite : c’est l’art.
Il s’agit d’une prière lancée contre un mur. Il arrive que cette prière transperce le mur. Il arrive que le visible atteigne l’invisible ; et que l’un et l’autre coïncident. On prie avec les mains, on dessine avec les mains.
Je pense au nom de Marko Velk, aux deux K qui le traversent, comme des ponts, comme des déchirures. À Karl Kemov, son double – son parfait anagramme –, dont il a construit le mythe sacrificiel à l’intérieur de son œuvre : un catcheur légendaire, né dans les forêts sibériennes, qui, depuis une révélation aztèque, arbore un masque de tigre blanc, combat à mains nues des animaux, et dont les rêves forment un chaos organisé autour d’un unique but : sa victoire.
Nous avons tous un autre nom : un nom qui peut, durant une vie, ne jamais être prononcé – un nom solitaire, qui n’appartient pas aux familles. Un nom qui signe la séparation, qui ouvre passage aux esprits : un nom sacré.
Ce n’est pas l’univers de Marko Velk qui est cauchemardesque, mais notre monde (ou plutôt ce monde en train de s’absenter). Le feu noir que Marko Velk allume sur du papier blanc fonde un territoire qui, précisément, échappe à l’emprise : par sa sauvagerie, par le déchaînement qu’il rend possible, le voici soustrait à cette continuité de procédures techniques qui définit aujourd’hui la société planétaire (laquelle s’est réduite à son propre fonctionnement, à sa rentabilité).
La plupart des gestes, des corps et des rapports sont séquestrés dans le maillage imperceptible d’un filet numérique – et lui obéissent ; au contraire, les scènes hallucinées de Marko Velk défient l’existence servile : elles déchirent le voile.

Très beau texte. J’avais découvert votre écriture à travers « La solitude Caravage »… et voilà.