Cela fait bien trente ans que Marie Lebey égrène ses papillons multicolores dans le petit monde des Lettres parisien. Dernier manège romanesque en date, ses Marquises retracent sur le vif la fin sépulcrale, dans ces îles bienheureuses du Pacifique sud, de deux chercheurs d’absolu qui, las de l’Europe aux anciens parapets, prirent rendez-vous avec la mort à Hiva Oa : Paul Gauguin à l’aube du vingtième siècle et Jacques Brel soixante-quinze ans plus tard. Cet ultime chapitre insulaire est entré dans la légende de leurs vies tourmentées. Mais parmi nos contemporains prompts à juger des artistes à l’aune de leur existence, un revers de la légende s’est peu à peu fait jour avec l’entrée en lice de MeToo. Un tribunal de l’opinion a fini par s’agréger ; et les femmes, vues et souvent instrumentalisées sans vergogne par les artistes occidentaux, sont devenues un sujet hautement polémique. Muses ou servantes ? Reines ou esclaves ? Face, ici, à un récit factuel non dénué d’empathie mais qui donne à voir, en creux, le rapport de ces deux monstres sacrés aux femmes qu’ils ont peintes ou chantées, la foudre pourrait bien s’abattre sur notre autrice, comme à chaque fois qu’il est question – films, livres, expositions – de ces deux réprouvés.

Commençons par Brel, l’auteur de l’inoubliable « Ne me quitte pas ». Celui qui fut continûment entouré de femmes jusqu’à sa mort aux îles Marquises a dit un jour d’elles : « Toutes les femmes du monde ont envie qu’on leur ponde un œuf. » Il ajoutait : « J’aime trop l’amour pour beaucoup aimer les femmes. » Une bévue sans appel. Picasso, ce Minotaure qui tortura à plaisir, toile après toile, le visage de Dora Maar avant-guerre, puis lui fit subir des électrochocs sous l’Occupation, disait élégamment : « Il y a deux types de femmes : les déesses et les paillassons. » Quant à Baudelaire, qui révérait sa mère, il écrivit dans Mon cœur mis à nu : « La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur. »

Concernant l’autre moitié du monde, que Freud lui-même, en bonne misogynie, qualifiait de « continent noir », le renversement en cours est de taille et va parfois jusqu’à l’outrance. Ainsi, pour rester dans le domaine de l’art, une pétition qui en novembre 2017, recueillit 17 000 signatures, sommait le MOMA de New York de retirer des cimaises Thérèse rêvant, une jeune fille nubile peinte en 1938 et dont l’entrejambe laisse voir quelques centimètres de culotte blanche, ce qui valut à Balthus de passer pour pédophile. Le MOMA ne plia pas mais se fendit tout de même d’un cartel explicatif.

Venons-en à Gauguin en Polynésie, vu par Marie Lebey et feu Françoise Cachin, directrice du musée d’Orsay, commissaire de l’exposition Gauguin au Grand Palais en 1989 et autrice d’une monographie magistrale.

Les charges qui pèsent sur lui, à Tahiti et aux Marquises, sont depuis longtemps connues. Ce sont les mêmes arguments qui (proférés à mi-voix par les quelques rares amis, dont Victor Ségalen, venus à Hiva Oa au lendemain de sa mort) entretenaient sa légende de peintre maudit, martyr de l’art, rebelle à la civilisation qui se retournent contre lui un siècle plus tard. Amateur invétéré de jeunes vahinés, la fleur d’hibiscus à l’oreille, il leur transmit la syphilis qui le minait depuis longtemps. Bourru, colérique, alcoolique, piètre bon sauvage dans une nature paradisiaque parfaitement étouffante, il n’en commit pas moins des chefs-d’œuvre absolus, immortalisant les femmes maories, leur mystère ancien, leur beauté tranquille. L’homme se montrait sous un jour pitoyable ; l’artiste en lui, déjouant ses tares intimes, ajoutait sans compter sa poésie humaine au chant du monde.

Est-il mort réconcilié avec lui-même ? Rien n’est moins sûr. 

Devons-nous, en stricts idéologues, considérer l’homme avant tout ? Mais comment séparer l’œuvre enchantée d’une vie si peu exemplaire ? Et pourquoi donc, grands dieux ?! Et si Gauguin – l’agnostique primitif à la recherche des dieux morts, l’artiste arcadien, le mystique panthéiste, le peintre universel des Èves polynésiennes – pouvait, pour les services rendus à l’art moderne, se voir accorder le pardon des âmes charitables ?