Quel plus beau cadeau pouvait recevoir le directeur honoraire du musée Fabre de Montpellier qu’une exposition monumentale rassemblant 102 œuvres de Soulages, auxquelles ont été adjointes 24 œuvres majeures d’autres artistes phares dans le panthéon de l’humanité et une vingtaine de photographies du fonds du musée Soulages ? L’ancien maître des lieux, Michel Hilaire, conservateur général honoraire du patrimoine, est commissaire de l’exposition avec Maud Marron-Wojewodzki, la nouvelle directrice du musée Soulages de Rodez. Le remarquable catalogue[1] qui nous accompagnera longtemps, dirigé par les deux commissaires, contient, outre des photos exceptionnelles, cinq chapitres dont deux ont été confiés à des historiennes d’art européennes, Chiara Di Stefano (The National Gallery, Londres) et Antje Kramer-Mallordy (maître de conférences à Rennes 2). Citons-en quelques titres pour montrer l’étendue de la recherche en cours : « Le noir des origines » (par Chiara Di Stefano), « Silence radical : une éthique de la peinture » (par Maud Marron-Wojewodzki), « Ombres et lumières de Pierre Soulages » (par Michel Hilaire) et « Le monde de l’art après-guerre de Pierre Soulages : singularités en partage » (par Antje Kramer-Mallordy).

Depuis la première exposition qui lui fut consacrée par le musée Fabre voici cinquante ans exactement cette année, pas moins de trois autres expositions majeures, jusqu’à celle-ci, furent organisées au musée Fabre, dans cette belle cité occitane. 

Le fil d’Ariane de cet événement artistique est la rencontre que Soulages, tout au long de sa vie, entretint avec les maîtres du passé – depuis l’artiste anonyme qui sculpta la statue-menhir dite la Dame de Saint Sernin(3300-2200 avant notre ère), conservée au musée Fenaille de Rodez – et ses contemporains. Les peintres qui dialoguent avec Soulages forment une constellation de plus quatre siècles, depuis Zurbarán, Rembrandt et Le Lorrain jusqu’à Van Gogh, Morita Shiryū (Japon), Pierrette Bloch – la grande amie du couple Soulages –, Hans Hartung et sa femme Anna-Eva Bergman… D’autres sont également présents, comme Zao Wou-Ki, Michaux, Geneviève Asse.

Nous pensons connaître un peintre, un sculpteur, un poète, un musicien, et pourtant, combien de fois avons-nous éprouvé, à un moment précis, le sentiment de découvrir une de ses œuvres, qui se « révèle » à nous comme pour la première fois ? Il suffit d’un « je-ne-sais-quoi » ou d’un « presque-rien » (Vladimir Jankélévitch) pour qu’une œuvre se révèle à nous sans crier gare, par une sorte de synesthésie de l’âme où la vue est redoublée par un autre sens. Ainsi, dialoguant avec Le Christ à Emmaüs de Rembrandt (1629, Institut de France, musée Jacquemart-André, Paris), voici cette Peinture du 28 novembre 1955 (Soulages ne donnant pas d’autre nom à ses œuvres que leur date et leur taille), datant de vingt-quatre ans avant l’Outrenoir, où l’observateur que je fus est tout à coup happé, saisi par l’émerveillement de percevoir entre des pavés ou des plaques d’un noir profond une trouée d’or miraculeuse. 

Michel Hilaire, dans sa recherche sur le clair-obscur, invoque, après Rembrandt, Van Gogh et le peintre flamand Adam Elsheimer qui nous a laissé une Fuite en Égypte (huile sur cuivre, 1609, Munich, Alte Pinakothek) tout à fait saisissante, avec la réverbération de la lune au milieu d’un lac en pleine nuit. Hilaire montre ensuite que Soulages se sentait aussi frère des grands peintres espagnols, Goya et Zurbarán, certes, mais déjà Velázquez, tous hiératiques, avec un tragique plus ou moins développé. 

C’est en partie grâce à ces confrontations, parfois évidentes, souvent plus de l’ordre de l’amitié artistique et humaine que d’une proximité artistique au premier abord, que l’exposition permet d’entrer dans l’œuvre de Soulages.

Un heureux hasard fait que le musée Fabre a reçu en donation de Colette et Pierre Soulages, en septembre 2005, vingt toiles, accompagnées de la mise en dépôt de dix toiles peintes depuis cinquante ans, parmi lesquelles la première huile sur toile de l’Outrenoir, celle du 14 avril 1979. 

Ô peinture du 14 avril 1979 ! Océan de noir à outrance, violence du noir strié sur la toile où, tout à coup, une bande d’une noirceur argentée dessille notre regard, comme un estuaire nous guidant vers la lumière (ou vers la ville).

Le polyptyque de Soulages du 14 mars 2009 (Washington, National Gallery of Art) laisse l’imagination totalement libre. L’océan nocturne y rencontre sa partie supérieure, où la peinture blanche reprend du terrain pour s’achever dans le dernier quart où le noir absolu ne permet plus aucun interstice de lumière interne.

La règle, pour un catalogue-livre de 300 pages qui rend compte d’une rétrospective unique liée à l’histoire d’un musée et d’un artiste – événement pouvant s’enorgueillir du label « exposition d’intérêt national » –, veut qu’un florilège de pages d’auteurs célèbres vienne enrichir les paroles des historiens d’art. Les quatre premières pages de ce florilège assez restreint sont celles que Léopold Sédar Senghor (1906-2001), le président-poète qui fut le premier président de la République du Sénégal après son indépendance, consacra à Pierre Soulages pour Les Lettres nouvelles en 1958. On sait que Senghor, en 1974, organisa à son ami une fastueuse exposition à Dakar – occasion d’un second texte d’une hauteur de vue et d’une noblesse intellectuelle à l’image du poète et de l’homme de culture qu’il fut. 

Mais je voudrais attirer l’attention sur l’unique témoignage oral de Malraux sur Soulages qui nous soit parvenu, m’ayant été rapporté par un témoin de toute confiance et que je cite dans l’édition augmentée de Soulages, d’une rive à l’autre[2] (cosigné avec Matthieu Séguéla). Cet événement au musée Fabre – en l’honneur, finalement, de ses deux commissaires, Michel Hilaire autant que Maud Marron-Wojewodzki pour ses nouvelles fonctions, qui ouvre ainsi une nouvelle ère pour le musée Soulages de Rodez – est pour moi l’occasion de rapporter ces paroles si fortes, qui rejoignent ce que, avec d’autres, j’ai toujours pensé :

« Pour moi, chez Soulages, le noir c’est la lumière. Le blanc, c’est le support et la lumière ; et la conjugaison des deux, c’est le support temporel de la vie.
Lorsque les déportés étaient dans les camps, ou nous qui étions sur les théâtres d’opération, on ne voyait que le noir – le noir se reposait sur le blanc, qui était notre espoir de nous en sortir.
Pour nous, les Résistants, il est l’un des plus grands peintres, car il a eu le courage de parler de nous en matérialisant ce que nous avons vécu par le noir. 
»

Quel regret de n’avoir eu connaissance de ces mots que quelques semaines après ma rencontre, devenue l’ultime, avec Soulages en sa maison de Sète où il me reçut par une journée lumineuse, et surtout illuminée par son hospitalité et celle de Colette, trois heures durant !

L’intérêt de Soulages pour ces questions mémorielles est tout à fait attesté et sa sérigraphie n°24, l’une des rarissimes à porter un titre – et quel titre ! Hommage à Jean Moulin (1999, Vitry-sur-Seine, MAC VAL) – en témoigne. 

La scénographie de l’exposition guide le visiteur qui devient l’acteur de son propre parcours autant que de son rapport intime à l’œuvre. La partie consacrée à la question de « l’envers du noir : blancs et transparences » montre l’importance de ce contrepoint existentiel que sont le blanc et la transparence, l’ouverture, c’est-à-dire la fenêtre, la baie – et nous savons combien, pour Soulages, le recours au blanc, à la transparence, a toujours été, comme l’avait compris Malraux, le support : « Le noir, c’est la lumière. Le blanc, c’est le support ; et la conjugaison des deux, c’est le support temporel de la vie. » Il y a bien sûr la présence, sinon secrète, du moins rare, du blanc dans ce cycle de quatre décennies, transcendé par l’Outrenoir, qui a aussi vu naître les vitraux de Conques. La question de l’espace et de la disposition des œuvres dans les salles est analysée dans le catalogue par Benoît Decron. En effet, Soulages suivait pas à pas la mise dans l’espace de ses toiles, grands ou petits formats.

Comme le disait Senghor, « toute son œuvre se place sous le signe du noir, qui devient, avec lui, la couleur majeure » : pour l’artiste, le noir, depuis l’art des cavernes de la Préhistoire, depuis le bison d’Altamira, est la couleur première. L’importance que Soulages conféra au goudron est un élément primordial. Le catalogue cite l’artiste sur le rôle que jouèrent dans sa découverte de l’art « le fer rouillé, la terre, le vieux bois, le goudron ; ces matières élémentaires et pauvres, au lendemain de la guerre, avaient pour moi quelque chose de fraternel. […] C’était, il ne faut pas l’oublier, après Hiroshima. » Cette référence à Hiroshima prend pour nous, aujourd’hui, quatre-vingts ans après l’explosion de la première bombe atomique, toute la force d’une mise en garde absolue. 

Cet élément fraternel dans le rapport à une matière comme le goudron nous fait appréhender l’œuvre de Soulages avec un autre regard. Plus qu’une symbolique, j’y vois une dynamique à jamais inséparable du grand art négro-africain dont la révélation joua un tel rôle dans l’œuvre d’Apollinaire comme dans celle de Picasso au tout début du vingtième siècle. Le noir, devenue pour le peintre la couleur par excellence, fut aussi la couleur de l’humiliation, la couleur de la peau de millions d’êtres humains de tout un continent qui, des siècles durant, furent blessés, outragés, saignés par la race blanche.

Qu’un peintre européen, français, qui, dès 1941, sous l’Occupation, se considéra du côté des artistes « dégénérés » dont les œuvres étaient vilipendées – souvent détruites, lacérées, brûlées par les nazis, avant d’être pillées –, ait voulu donner à la couleur noire sa fierté, sa noblesse, sa primauté sur la couleur blanche, voilà l’une des puissantes significations du génie de Soulages.


[1] Pierre Soulages. La rencontre, sous la direction de Michel Hilaire et Maud Marron-Wojewodzki, Musée Fabre-Montpellier Méditerranée Métropole/Snoeck Publishers (Gand), 2025, 300 pages, 39 €.

[2] Nouvelle édition augmentée, Arles, Actes Sud, 2023.


Exposition Pierre Soulages. La rencontre
Au Musée Fabre de Montpellier,
Du 28 juin 2025 au 4 janvier 2026.