Heureux mortels qui, depuis un demi-siècle, lisez cette prose issue des meilleurs conversationnistes de jadis, réjouissez-vous. Vous savez déjà le plaisir que vous aurez à redécouvrir cet idiome térébrant du magicien des mots qu’est Jean-Paul Enthoven. Quant aux profanes qui s’aventureront dans les dédales de son Je me retournerai souvent, ce traité sur l’existence, ce glossaire de la vie bonne, est à eux.
Commençons par le moi intime et le moi extime que ce bréviaire d’égotisme oppose. Quel être convient-il d’être pour se fréquenter chaque jour avec profit et vivre en bonne intelligence avec soi-même ? Voici quelques recommandations de l’auteur.
– Cesser de se vouloir, pour la galerie, un autre que celui que nous sommes. Sauf, cela va sans dire, dans la comédie littéraire, cette foire aux vanités. Là, au contraire, choisir son personnage, de préférence raté ou misanthrope. Inventer sa marionnette, son ventriloque.
– Editeur, se faire le proxénète de ses « gagneuses », les écrivains.
– A défaut de l’être soi-même, se faire ami des riches.
– Se rapprocher, pour le plaisir que l’on tire de soi, de ce qu’il y a de plus aimable en nous.
– Méditer sur soi à heure fixe ; pour Jean-Paul Enthoven, il y a là une hygiène quotidienne et impérative.
– Donnerait-on le change, panache à l’appui, s’emploierait-on à s’affranchir des affairements communs, affecterait-on une suprême indifférence pour les aléas de l’existence (mort comprise), la vie, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, est une cause perdue (ce qui n’est pas sans ajouter à son charme). En vertu de quoi, se faire champion du rien.
– Pour ce faire, mépriser le succès et, à l’heure du gain et des trophées, choisir entre le potlatch agonistique et un don anonyme aux œuvres de charité.
– Faire semblant d’être utile à ses rares convictions.
– Renoncer, cela va sans dire, à tout idéal collectif, à tout engagement, aux absolus de contrebande.
– Réciter chaque jour son bréviaire d’incroyance.
– Professer l’indécision. Se méfier de toute forme d’attachement, excepté l’amour, serait-il destructeur, mais qu’il convient, pour cette raison même, de sauver du naufrage général.
– Tenir ce philtre envoûtant pour le châtiment de qui ne supporte pas la solitude.
– Tenir la jalousie en plus grande estime encore, tant la leçon proustienne, à cet égard, est sans appel : loin que l’amour génère la jalousie, c’est la jalousie qui engendre l’amour.
– Ne jamais être en manque de mélancolie.
– Être pour la Méditerranée, contre l’Atlantique.
– En un mot comme en cent, jouer, en société non moins qu’entre soi et soi, au funambule de soi, et faire continûment mentir Boileau. Le Moi, ce misérable petit tas de secrets ? Adorable, vous dis-je !
Venons-en à ce continent enthovénien par excellence qu’est la littérature. Elle prend ici les allures d’une immense Atlantide recouverte par les eaux du passé, puisqu’aucun auteur vivant, sauf un (Bernard-Henri Lévy), n’est de la partie. Paix des cimetières ? Ah, le bon vieux temps de feu la grande littérature française ? Ne pas faire de jaloux ? Vengeance d’un éditeur sur ses auteurs d’antan ? Allez savoir.
Se pressent aux portes du panthéon enthovénien le Prince de Ligne, Diderot, Casanova, Vivant Denon, Benjamin Constant, frère en hésitation, Stendhal, Proust, bien sûr, Gide, Raymond Roussel, Jacques Rigaut, l’infâme nazi en tweed Drieu la Rochelle, Aragon, serviteur accompli du grand mensonge communiste, le non moins infâme Morand, Hemingway, Emmanuel Berl en pyjama, Claude Mauriac, Cocteau (combien de divisions ?), Borges, Camus, René Char en voisin et avec son physique de monolithe, Michel Leiris, Roger Nimier, Romain Gary, Cioran malodorant, Perec, Julien Gracq, Kundera, peut-être Duras, peut-être encore Marguerite Yourcenar, en tous cas Sagan, Jean Daniel, Barthes, Sollers ce virtuose de lui-même, Jean d’Ormesson, Michel Schneider.
La compagnie est brillante, elle ne cultive pas toujours l’angoisse, l’absurde, les affres de la condition humaine.
Orienté art littéraire avant tout, cet herbier mémoriel donne cet antimoderne doublé d’un styliste de haut vol qu’est Jean-Paul Enthoven.
Toutefois, comme s’il entrebâillait la porte d’un territoire interdit, ce funambule des Lettres avoue in fine, au détour d’une page, avoir la nostalgie de l’écrivain bâillonné qui hurle en silence à l’intérieur de lui. Allez savoir…