C’est un OLNI (objet littéraire non-identifié) sans pareil, vaste poème aux tonalités ubuesques et ses milliers de phrases en bouts rimés, que Yann Moix, l’Enfant Terrible des Lettres françaises, nous sert au terme de son Odyssée en vers dans les profondeurs abyssales de l’Océan.

Plongés dans cette immense Pélagie peuplée de poissons furtifs et de monstres marins, l’auteur et sa compagne nautique tentent, en bons aventuriers dépris du monde moderne, d’échapper à feu le vingtième siècle, ses masques et ses terreurs. Non sans que nos océanautes croisent dans cette croisière sous-marine pleine d’affreux périls et à rebours du temps, nombre de contemporains hier illustres, peu ou prou oubliés aujourd’hui, réfugiés, eux aussi, dans l’élément matriciel primordial où naquit Vénus à l’aube des Temps.

Examinons d’abord l’art poétique de notre versificateur, le produit de sa lyre. Moix, vingt et unième siècle oblige, ne saurait user de l’alexandrin de douze pieds, avec une coupe à l’hémistiche selon une métrique classique implacable. Et si son vers n’est pas libre, il est libéré. Les rimes se suivent, mais les phrases s’enjambent, se rejettent et se contre-rejettent. L’auteur se fixe une règle, et se joue d’elle. C’est, à l’évidence, voulu. Yann Moix crée sa propre musique et invente le vers nageur. Bref, Boileau ni Hugo n’y trouveront pas tout à fait leur compte, mais Frank Zappa oui.

Venons-en à l’aventure moixienne, tel un moderne Jonas en immersion avec sa Belle au beau milieu des cétacés, des requins, des squales, des cyclostomes cartilagineux. Le même Boileau, dans son Art poétique, avait écrit qu’« Il n’est point de serpent ni de monstre odieux / Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux. » Il ajoutait plus loin : « D’un pinceau délicat, l’artifice agréable, Du plus affreux objet fait un objet aimable. » Ce qui ne l’empêcha pas d’écrire : « Jamais au spectateur, n’offrez rien d’incroyable. » Moix transgresse la consigne, peu soucieux d’embellir de mots les espèces effrayantes que lui et sa compagne ont frôlées dans leurs pérégrinations sous la peau de la mer. (Pour information, Dali, âgé de six ans, fut le premier à soulever cette peau primordiale, avant de peindre la scène, des années et des années plus tard). Pas plus qu’il ne s’en épouvante, Moix ne démonise les grands habitants des abysses.

Comment, il est vrai, faire des plateaux océaniques un refuge désirable pour les mal-aimé(e)s et oublié(e)s des contrées émergées, si le monde subaquatique se révélait plus dangereux que le séjour sur terre ? A ce propos, si l’on suit notre amphibie moixien ramenant des limbes marines Raymond Roussel, Mohammed Ali, André Suarès, Elvis Presley, Glenn Gould, Wittgenstein, Edith Piaf, Jean Genet, Charlie Parker, Kennedy, Allende, Claudel, devenus sous sa plume autant d’étoiles de mer, les humains, loin d’aspirer à séjourner dans l’empyrée des Dieux, feraient mieux d’élire pour dernière demeure les eaux immémoriales des grands Océans. « Mort, toujours tu chériras la mer », recommande deux siècles après Baudelaire notre gardien en titre d’un cimetière marin quelque part au fond des gouffres liquides, dont il tient le lieu secret.

Le pic de ce poème hydrolatique en apnée est atteint dans un chapitre de fin consacré à Léon Bloy, l’auteur du Désespéré et du Salut par les Juifs, éternel rebelle, catholique incandescent, auquel Moix ne manque pas de s’identifier et à qui il cède la parole, pour une prosopopée toute de fièvres, de suppliques, d’incantations vers le Ciel. Avant que l’impétrant ne procède à son tour à une énumération faramineuse, elle aussi toute en vers, de cent quarante poissons et habitants des étendues marines.

Chapeau, l’artiste des choses nageuses du dessous des flots.

Mais adieu ondes bleues, vierge Océan, adieu symphonies des Eaux. Place aux méfaits des humains, bousilleurs des mers d’antan et de demain.

J’oubliais : Poséidon vous fait, cher Yann Moix, ses plus fidèles amitiés.

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