Il y a des dates-anniversaires à marquer d’une pierre noire, il y a ce jour maudit, cette heure du destin, quand la tourmente a commencé d’un coup et n’a cessé depuis d’ouvrir un abîme sous nos pas.
Ce 18 novembre 2024, la guerre en Ukraine est vieille de mille jours.
Mille jours de morts et de blessés innombrables, mille jours de combats inégaux, de résistance pied-à-pied, mille jours de défenseurs en vigie sur un Front de plus de mille kilomètres face à un ennemi renforcé, supérieur en hommes, en moyens, mieux armé, méprisant la vie de ses soldats, amoureux des carnages – Viva la muerte à la mode russe. Mille jours de boue, de froid, de tranchées, de feu roulant, de bombardements sans fin, d’artillerie tueuse, de pluie de drones sur les lignes où les soldats s’enterrent, harassés, mais restés vaillants. Mille jours sans assez de canons, de munitions, d’hommes neufs. Mille jours sans que le ciel soit fermé à l’aviation ennemie, qui s’en est donnée à cœur joie. Mille jours de combattants sans repos, sans relève ni permissions, mille jours de familles au loin, mille jours d’enfants sans pères.
A l’arrière, mille jours de terreur sur la ville. Mille jours de destruction réglée comme une partition musicale des infrastructures vitales, centrales électriques, barrages, nœuds ferroviaires. Mille jours d’immeubles en feu sous les frappes aveugles des missiles terroristes. Mille jours à descendre dans les abris, puis, de guerre lasse, à n’y plus descendre. Mille jours de peine, de deuil, de souffrance. Mille jours de familles dispersées, en exil à l’étranger. Mille jours d’enfances perdues et de verts paradis devenus gris. Mille jours d’amours sans futur prévisible, de projets remis à plus tard. Mille jours de vies en suspens, de villes aux rues sans joie, de couvre-feux, d’enfermement chez soi, dans une immense nuit collective. Mille jours aussi de forêts muettes, de lacs gelés, de grands fleuves empêchés, où la nature elle-même semble courber l’échine dans l’attente d’une liberté retrouvée. Mille jours d’un peuple prisonnier à chaque instant d’une guerre sans issue, qui, par on ne sait quel miracle, ne l’a pas rendu fou ni, encore moins, ivre de revanche, ivre de barbarie. Un peuple oui, qui nous transporte d’une admiration impuissante.
Quant à nous, Européens, quid, en effet, de ces mille jours de guerre qui n’ont pas changé le monde, mais, à coup sûr, auront forgé notre avenir européen, pour le meilleur (l’union du continent dans la défense de l’Ukraine), comme pour le pire (sa désunion et le lâchage de cette même Ukraine) ?
Ces mille jours de l’Europe à l’heure de l’Ukraine auront été un balancement constant entre les idéaux communs des Européens et la Realpolitik des États.
Mille jours d’agression d’une grande puissance continentale contre un pays dit frère ont vu les Européens venir à son secours. Promu bouclier de l’Europe et bien qu’il se voie dénier l’entrée dans l’OTAN, l’Ukraine en valait la peine, la résistance ukrainienne avait repoussé de Kiev les colonnes blindées de la « deuxième armée du monde », à l’aube de la guerre. Un Poutine, pour autant, qu’il ne fallait pas « humilier », dont le gaz transporté par Nord Stream était vital pour l’industrie allemande. Un autocrate cynique avec qui il ne fallait pas risquer d’entrer en confrontation directe en dotant l’Ukraine des armements sophistiqués lui permettant de gagner la guerre – alors que les Russes, encore largement désorganisés, reculaient partout, devant Kiev, à Kherson, devant Kharkiv. Mille jours d’une guerre rendue à dessein, dès le départ, non-gagnable, par les soutiens eux-mêmes de l’Ukraine, tétanisés par le chantage atomique des Russes. Mille jours durant lesquels les Ukrainiens, privés de missiles occidentaux, n’ont pu frapper les installations, les arsenaux et aérodromes russes en profondeur, d’où ils sont, mille jours plus tard, quotidiennement bombardés.
Mille jours aussi qui ont vu une majorité des opinions publiques occidentales, prises de ferveur pour un pays martyr sauvagement agressé par un État despotique, accueillir sans limite les millions de réfugiés ukrainiens, soutenir l’aide civile et militaire à Zelenski, serait-ce à fonds perdus ou par un grand emprunt européen, et passer depuis un an à une « fatigue » de plus en plus marquée de la guerre en Ukraine. Une guerre d’attrition devenue sans fin, grosse de tous les dérapages et débordements, horriblement coûteuse et, pour finir, une guerre de mille et plus encore de jours, dont les Européens, suite à l’élection de Trump, isolationniste forcené, vont se retrouver seuls à porter le fardeau. La cinquième colonne des Poutinophiles de toutes obédiences partout exulte.
Au terme de ces mille jours de guerre, c’est cette désaffection lente des Européens qui fragilise le plus le sort de l’Ukraine et fait le plein jeu des Russes.
Mis au pied du mur demain par le retrait américain, les Européens s’inclineront-ils ? Obligeront-ils à leur tour l’Ukraine à négocier avec son agresseur ? Menaceront-ils à cette fin de lui couper les vivres ? Relèveront-ils au contraire le défi ? Nous le saurons sous peu. L’enjeu est autant décisif pour le futur de l’Europe que pour le sort présent de l’Ukraine.
Entre l’abaissement et le soutien à un pays-frère qui tient bon aux portes de l’Europe devant les forces russes et les hordes de mercenaires nord-coréens, les dirigeants européens, laissés à eux-mêmes par le grand frère yankee, choisiront-ils, près d’un siècle après Munich, l’honneur, la parole donnée, ou le recul et la honte ?