Données biographiques. Richard Avedon, photographe américain né à New York en 1923. Son père tenait un magasin d’articles pour dames, sa mère collectionnait des revues de mode. Adolescent, il punaise sur les murs de sa chambre des photos de Martin Munkacsi (Hongrois de New York, sous contrat avec Harper’s Bazaar depuis 1934). Service militaire dans la marine marchande. En 1946, engagé à son tour par Brodovitch pour Harper’s Bazaar. Travaille pour Life et Look. Contrat avec Vogue à partir de 1966. Depuis 1992, photographe attaché au New Yorker. Nombreuses photos pour Egoïste, Paris.

Richard Avedon avait vingt ans en 1943. Sur le continent européen, moment de destruction maximale des corps. Avedon est un photographe d’après. Redire la grâce possible des femmes, scruter les visages comme des certitudes précieuses et menacées, un être-là qui certifie une histoire avec des rides. J’ai toujours eu le sentiment qu’il photographiait ses modèles, même les plus jeunes, comme s’il dévisageait des survivants.

Chez Avedon, le noir et blanc dissipe l’estompe pour arriver à la ligne. Jeux d’angles, de reliefs, de géographies cutanées : la peau dit le combat. Ses photographies font penser à cette réponse de Stravinsky, interpellé en 1917 à la frontière suisse avec, dans sa valise, un portrait de lui signé Picasso. Perplexes, les douaniers étaient convaincus que cet agencement de traits masquait un relevé de lignes de défense, un plan transporté par un espion. « C’est bien un plan, leur rétorqua Stravinsky. Celui de mon visage. »

Richard Avedon trace inlassablement des plans de visages.

Igor Stravinsky, justement, se retrouve devant l’objectif d’Avedon le 2 novembre 1969, à New York. Picasso l’a croqué en 1917, Avedon prend son tour cinquante-deux ans plus tard. Que raconte une photographie ? Que voit-on dans ce portrait ? 1) Le visage, cadré serré, d’un vieil homme qui pourrait être épicier à Hoboken ou colonel en retraite à Tbilissi. 2) Le plan d’un visage, en effet : dissymétrie des yeux, moustache rare, ridules des pommettes, col de chemise ouvert sur les ravines du cou. 3) Cet homme se nomme Stravinsky. Un soir de 1913, au Théâtre des Champs-Élysées, il a révolutionné la musique moderne : Le Sacre du printemps. C’était l’ami de Chanel, de Satie, de Cocteau, et ses yeux ont vu des villes, Pétersbourg, Paris, Los Angeles, New York. 4) Stravinsky en 1969 : il est toujours là, à deux ans de sa mort, face à l’objectif qui valide sa condition de vivant. Instant fixé. 5) Ce gisant est debout, yeux ouverts, mais le cliché vaut statue ou adieu. Le masque de la mort avant la mort.

Chaque peau a son histoire. Chaque homme marche vers lui-même. Il y a chez Avedon les photos de mode, pleines de belles sophistiquées, et celles de l’Ouest profond, avec des fermiers, des vagabonds, des innocents. Babylone et le désert. Un miroir qui conserve le reflet quand le sujet s’éclipse. Ces images semblent profondément américaines : il faut que tout individu, si obscur soit-il, se voit accorder un jour sa part de chance, l’oxygène du possible. Dans le studio d’Avedon, ce n’est pas Dieu qui officie, mais des sels d’argent impressionnés par la lumière. D’où ce sentiment que la photographie, même quand elle capte des êtres en fin de vie, est chez lui un acte baptismal.

Album « Les Sixties ». Richard Avedon les découpe frontalement, plein cadre, avec fonds blancs et lumière plate. Sympathy for the Devil ? Il a vu ce qu’il fallait voir, la cicatrice de Warhol, la barbiche de Zappa, la blancheur de Johnny Winter, le nombril de Truman Capote, les seins de Viva. Saigon ? Saigon. Janis Joplin ? Janis Joplin. Jean Genet ? Jean Genet. Derrière la chanson des fleurs, la guerre continue à portée de caméra. Avedon photographiait de futurs assassinés, Malcolm X, Martin Luther King, John Lennon. Le cadrage indique qu’il se tenait à la même distance de ses modèles que, disons, Sirhan Sirhan face à Robert Kennedy. Comme si, pour être à la hauteur d’une violence, il fallait aussi se placer dans la position du meurtrier ?

Photos prises en novembre 1963, à Times Square, au lendemain de l’assassinat de JFK. On y voit des passantes, têtes coupées par le cadrage, qui portent sous le bras un quotidien dont la manchette annonce : PRESIDENT DEAD.

Portrait de Bob Dylan, non daté, mais qui doit remonter à 1963 ou 1964. Robert Zimmerman marche sur le pavé mouillé d’une rue de New York, une silhouette derrière lui a ouvert un parapluie. Tirage noir et blanc. Le Zim porte une canadienne serrée à la taille, une chemise à col boutonné, des bottes. Mains dans les poches, regard de ménestrel arrogant vrillé sur l’objectif. La photo est hors du temps, ou plutôt elle en évoque d’autres, celles que prenait August Sander dans le Berlin des années 1930. Comme si ce jeune chanteur né à Duluth avait porté en lui un fantôme d’Europe. Louis Skorecki, racontant en 2001 dans Libération la séance d’enregistrement de Highway 61 Revisited à laquelle il assista en juillet 1965, écrit que l’on entendait alors dans la voix de Dylan « Les échos criards de ces cantors d’avant-guerre, d’avant l’Holocauste : Pierre Pinchk, David Roitman, Yossele Rosenblatt, les Hank Williams de Leningrad ou Kiev, héros oubliés du rock n’roll ashkénaze ». Je crois que le portrait de Dylan dit exactement cela. August Sander se tient derrière Richard Avedon comme David Roitman derrière Bob Dylan.

Dovima, Elise Daniels, Jean Shrimpton : femmes. Elles sculptent l’air qui les sculpte, incompromises et passagères, danseuses. L’ombre d’une vérité, le mystère d’avoir été là. A une certaine époque, il me semble qu’il n’y avait que deux hommes à New York pour voir véritablement les femmes, George Balanchine et Richard Avedon. La bonne hauteur de talon pour une femme d’Avedon ? A mon avis, sept centimètres.

Il me semblait que ce photographe, parce qu’il avait beaucoup travaillé pour la mode, s’était prémuni assez vite contre le curare de la futilité, non pas celle qui se vit profondément, mais celle que les autres vous attribuent comme un numéro sur une tunique de forçat, pour vous déprécier. Il s’intéressait trop à la beauté des femmes pour ne pas avoir une idée derrière la tête : celle de les faire apparaître comme une variante anthropologique, certes séduisante, d’une espèce humaine dont il avait entrepris l’inlassable et beaucoup plus vaste relevé.

Parfois, il attrapait devant son objectif des êtres humains dont la vision, à bien des égards, convergeait avec la sienne. Samuel Beckett, Alberto Giacometti, Francis Bacon. Eux aussi étaient des hommes de l’après. Série de photos prises en 1963 à l’hôpital psychiatrique de Jackson ; corps hagards, prostrés, perdus dans la grande blancheur de l’insensé. Ou bien : Stephanie Seymour, body noir transparent, relevant le tissu pour découvrir son triangle pubien égalisé au rasoir. Tranquillité impavide et folle.

Il aura poussé la radiographie des corps à son extrême conséquence : clichés de 1959 pris dans les catacombes de Palerme. Là, momies, squelettes, reliques, toiles d’araignées, skulls. Photos de son père mourant, promis à l’ossuaire et au néant (mais Avedon dit : « Fathers never die »). Voyages orphiques avec la caméra pour lyre, de l’autre côté du Léthé.

Photos de l’hiver 1989 devant la porte de Brandebourg, saturées, surexposées. Comme si l’immensité blanche d’un autre monde, interdit pendant cinquante ans, irradiait ceux qui peuvent désormais y pénétrer. On ne saurait mieux figurer l’effet d’une révolution qui mit fin aux révolutions. En vérité, cet homme avait fait son archive. Parfois, il laissait subsister sur la bordure de ses tirages un liseré noir, comme si ces images avaient échappé à un incendie. Un feu blanc, que l’on appelle le temps, recouvrirait tous ces corps. Quand une main éteindrait la lumière, Richard Avedon laisserait derrière lui une sorte de musée de l’homme.

Pourquoi me faisait-il penser à cette phrase de Julia Kristeva : « Pour un homme comme pour une femme, il n’y a pas de meilleure garantie de l’honneur que la vulnérabilité » ?

Il m’est arrivé de photographier Richard Avedon. Au début des années 2000, lors d’une réception donnée par Felix Rohatyn à l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Le cliché est pris au débotté. On y voit Philippe Sollers, fume-cigarette, verre de scotch à la main, serrer contre lui Richard Avedon, chevelure blanche en double virgule, lunettes cerclant le regard, allure de roi lutin. Dans mon souvenir, Avedon évoluait à travers les salons comme un danseur suivant sa musique. Présent non loin de lui, raide sur sa canne, l’air noble et furieux, Henri Cartier-Bresson.

L’accident et le possible: « I know that the accident of my being a photographer has made my life possible. » Cette vie, peut-être, était comme le rêve d’un homme qui marche à travers des corridors, des galeries couvertes de portraits, qui racontent autant d’histoires. Elles furent celles des femmes et des hommes d’une époque, la seconde moitié du XXe siècle et le début du suivant, que son regard voulait obstinément signer. Roman d’un écrivain dont la plume était la lumière.

En cherchant un équivalent sonore aux photographies de Richard Avedon, je crus le trouver dans les premiers blues amplifiés, ces musiciens du Delta en costume et cravate-lacet qui promenaient le tesson de bouteille du bottleneck sur des cordes électrifiées. Quelque chose de rapeux, d’essentiel, venu d’un paysage désolé et relié aux usages de la ville, avec la mystérieuse brutalité d’une élégance.

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