On se connaissait à peine, j’avais dîné deux fois avec lui, et on n’avait pas vraiment réussi à se parler. Le Protocole compassionnel allait sortir, les journalistes avaient du mal à obtenir un entretien avec l’écrivain vedette, et l’un d’entre eux m’a suggéré de le faire pour le compte de son journal. J’étais un peu dégoûté par la manœuvre mais j’ai pensé que c’était sans doute l’occasion unique de vraiment se parler. J’ai donc envoyé un mot à Guibert en lui proposant la chose. Avec moi, « évidemment », il a accepté.
C’était un samedi, je montais un film sur la Résistance, j’avais préparé des questions, et un petit magnétophone à cassettes. Je savais qu’au moment où il m’ouvrirait la porte, mon destin littéraire serait bouleversé. Je pensais comme ça : « mon destin littéraire », et j’imaginais le bruit de la serrure comme le signal, enfin, de ce bouleversement. Mais voilà, je suis sorti de l’ascenseur, j’ai traversé le palier, et la porte de son appartement était déjà ouverte. C.D

Entretien

Christophe Donner : Page 86 du Protocole compassionnel tu dis que c’est le DDI[1] qui écrit le livre. Non pas, si j’ai bien compris, comme on écrit sous l’effet d’une drogue qui fait délirer ou planer, ou halluciner, mais parce que le produit te ramène à toi-même, à tes forces. Est-ce que tu penses comme moi que tous ceux qui font, créent, sous l’effet d’une drogue quelconque sont des rigolos, ou est-ce que tu penses que l’ascèse est la plus raffinée des drogues, le naturel le plus génial des stupéfiants ?

Hervé Guibert : Je n’ai pas écrit pendant pratiquement un an parce que l’écriture c’est comme la sexualité : une dépense d’énergie, et je n’avais plus les moyens de me permettre cette dépense d’énergie-là, plus la force physique et plus la force morale d’écrire. Dans l’œuvre de Thomas Bernhard la sexualité n’existe pratiquement pas, il dit que c’est le malheur des hommes, que ça les transforme en porcs. Il a eu ses problèmes pulmonaires à partir de 10 ans, il a été dans des sanatoriums… la sexualité n’avait pour lui aucun sens ; tout le sens de l’existence, de l’organisation de l’existence, était de se préserver, de s’économiser, la sexualité avait été gravée comme une chose absurde au moment de l’adolescence, et dans sa vie adulte, ça gardait ce non-sens, cette absurdité. À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, je l’ai écrit juste avant de commencer à prendre de l’AZT[2] ; j’ai mis trois mois à prendre le médicament parce que je reculais devant cette échéance, j’avais très peur, fantasmatiquement, qu’un médicament qu’on disait aussi brutal, chimiothérapique, me perturbe et me bouleverse. J’avais envie d’écrire quelque chose mais je me suis dit : si je commence à prendre de l’AZT ça va prendre une incidence importante sur le récit et j’en ai pas envie, j’ai donc attendu, et j’ai commencé le livre en décembre, je suis parti avec l’AZT, je l’ai caché, chez moi, j’ai travaillé jusqu’en mars, et le jour où j’ai arrêté le livre, le jour où je l’ai fini, parce que je l’ai tapé moi-même, j’ai commencé à prendre l’AZT.

(Silence).

Je n’ai pas écrit parce que c’est vrai que l’AZT a été très bouleversant, bouleversant dans l’obsession de la régularité, de la prise du médicament, on faisait réveiller les gens toutes les quatre heures, dans la nuit il y avait un petit réveil qui sonnait pour qu’ils prennent leur AZT, on ne savait pas trop à l’époque quelle dose il fallait prendre, maintenant on sait par exemple que les doses qu’on m’a données ont été inutilement importantes par rapport à ce qu’il suffisait, et puis il y avait les nausées, des choses qui se sont un peu stabilisées, mais c’était très perturbant pour moi de prendre ces médicaments, de me cacher pour les prendre, ou de ne pas me cacher avec certains amis.

Je n’ai pas écrit pendant plusieurs mois parce qu’après À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, j’ai voulu enchaîner immédiatement un livre, et Eugène Savitzkaya m’a dit : « Tu es fou ! » Il était mon voisin à la Villa Médicis à ce moment-là, je lui ai dit : « J’ai fini le livre, j’en ai commencé un autre », et il m’a dit : « Arrête, tu es fou, tu vas devenir fou, il faut que tu arrêtes de travailler, il faut que tu te promènes, que tu penses à autre chose », et il m’a dit : « Il ne faut pas que tu prennes ce médicament », il n’y croyait pas du tout, c’est son côté campagnard…. Et puis l’été, j’ai commencé quelque chose, je me suis dit : « J’ai un travers ». Indéniablement, j’ai un travers…. c’est parti d’une irritation, peut-être liée à la maladie, mes amis m’irritaient de plus en plus, je continuais de les aimer mais j’avais de plus en plus de mal à les supporter, j’étais très irascible, et je me suis dit : « Dans ce que j’ai fait il y a quand même un travers, de donner des coups de pales, d’être assez vachard avec les gens que j’aime le plus finalement. »

Alors je me suis dit : « Il faut j’y aille ». J’étais tellement irrité par ces amis, j’étais tellement hors de moi, je me suis dit : « Une fois pour toutes, pour me débarrasser de ça, je vais vraiment, une bonne fois pour toutes, leur taper dessus, mais vraiment les assommer à bras raccourcis, m’acharner sur eux. Donc je me suis dit : « Qui sont mes amis ? J’ai trois amis que j’aime plus que tout, c’est ceux-là évidemment que je vais prendre, mes meilleurs meilleurs amis, et je vais les débiner, dire du mal d’eux. » Pendant que j’écrivais ça, j’étais seul avec un de ces amis, à qui j’ai dit que j’écrivais ça, et qui m’a dit : « Bah, de toute façon… (c’est le personnage qui s’appelle Jules dans les deux livres) de toute façon tu m’as toujours pris pour une andouille, tu m’as toujours traité comme un abruti dans tes livres, ça me gêne pas, un peu plus un peu moins… » Il rigolait, quoi. Et puis je l’ai avoué à un deuxième ami, et cet ami s’est complètement effondré, devant moi, comme ça, alors que c’était un dîner de retrouvailles, très très gai, et je me suis rendu compte à quel point il était fragile, ça m’a bouleversé, c’était horrible, je me suis dit : « J’en ai marre vraiment de faire de la peine ou d’être capable de faire de la peine. » Et à partir de là je me suis empêché, j’ai fini ce texte mais je ne l’ai jamais relu, jamais tapé, jamais mis au propre, je l’ai condamné d’une certaine façon, c’était un texte assez court, et de même que je n’avais pas envie de refaire un livre dit « méchant », je n’avais pas non plus envie de refaire un livre triste. Il y avait cette absence de force dont je parlais et chaque fois… ça m’arrivait d’avoir des velléités de faire quelque chose, tout simplement pour survivre, ne pas mourir d’ennui, j’essayais d’écrire quelque chose et c’était atroce, c’était d’une tristesse, j’avais l’impression d’être un vieux Beckett desséché, à l’article de la mort. Comme il y avait la raréfaction de l’impulsion, du mouvement, il y avait aussi la raréfaction de l’écriture, et j’étais amené à écrire quelque chose que je n’aimais pas, quelque chose de très constipé, de très sec, une écriture de vieillard quoi. Je n’avais pas envie de faire un livre triste, parce que j’avais envie de faire un livre gai. Alors ces drogues, le DDI, l’antidépresseur, le Prozac, m’ont permis tout simplement physiquement d’arriver à m’extirper de mon fauteuil, d’aller jusqu’à mon bureau et de travailler.

C.D. : Page 89 du Protocole compassionnel, tu dis : « C’est quand ce que j’écris prend la forme d’un journal que j’ai la plus grande impression de fiction. » Depuis quand vis-tu le déchirement entre le journal et la fiction ?

H.G. : Ce n’est pas un déchirement, c’est plutôt que les limites entre l’un et l’autre sont assez indécises, assez floues, elles s’interpénètrent toujours un peu. J’ai toujours mis à sac mon journal pour y voler certaines choses, pour mettre dans un livre, que ce soit sur un thème, par exemple L’Image fantôme, à partir du moment où quelque chose m’était trop insistant je délestais le journal, je faisais une ponction, comme Fou de Vincent où c’est entièrement mon journal, pas continu, mais c’est une couture, c’est raccordé, j’ai pris ces pièces détachées et je les ai cousues, mises les unes à la suite des autres. Il y a aussi des ébauches, d’un seul coup j’écris : « Un début de roman ? » et puis il y a une première phrase et puis ça continue ou ça ne continue pas, ça peut complètement s’enliser, capoter, au bout d’une ou deux phrases, et puis il n’y a plus rien, rien n’existe, même pas une nouvelle, ça reste dans le journal, c’est un fœtus mort-né. Beaucoup de choses ont commencé dans le journal et puis sont devenues tellement envahissantes dans le journal que je me suis dit : « J’arrête d’écrire mon journal et je fais passer ça sur des feuilles. » Il n’y a pas de déchirement…

C.D. : Page 92 du Protocole compassionnel, tu deviendrais volontiers cannibale. Tu vois un corps d’ouvrier sur un chantier que tu aurais envie de bouffer tout cru…

H.G. : Mais pas de le mettre au congélateur, cependant.

C.D. : Tu aurais très bien pu inventer ce personnage il y a dix ans : un homme dévorant des ouvriers… Aujourd’hui, il n’y a plus de fiction, tu nous présentes cela comme une envie impossible et pourtant les sensations gustatives que tu décris sont pour le lecteur d’une précision et d’une violence qu’aucune de tes fictions n’aurait pu atteindre. Est-ce qu’il y a là un projet, une gageure littéraire qui se réalise ?

H.G. : Je crois que c’est des obsessions fugitives qui sont liées à des manques. Le manque de la sexualité me ravage, me travaille, est douloureux au possible, et pratiquement intolérable, donc je crois que je cherche des substituts, je crois que le fait de chercher des tableaux, ces espèces de chasses, d’acquisitions, de négociations des tableaux, de possessions, pour moi c’est des présences, des présences au sens érotique, et des images comme l’ouvrier, ces choses qui tout à coup se cristallisent en obsession, mais qui sont complètement fugitives, je les écris aussi pour ne pas devenir fou, pour ne pas tuer. Il y a ce truc de la prise de sang qui est au départ quelque chose de difficile, se faire prendre quinze tubes de sang tous les quinze jours, toutes les semaines, c’est quand même impressionnant alors ça peut devenir une habitude totale, on ferme les yeux ou on regarde avec un grand détachement, ce à quoi je suis arrivé en fait maintenant par rapport à des examens plus pénibles que je raconte et qui ont été, ceux-là, plutôt traumatisants. Bon, la prise de sang c’est comme ça, en même temps je négocie le nombre de tubes, je me bats, je regarde, je dis : « Mais combien ? mais vous êtes sûr ? on pourrait en faire huit à la place de dix ou douze. » Maintenant, c’est curieux d’ailleurs, mais par manque de place, par manque d’argent, dans les services qui s’occupent des malades du Sida on fait les prises de sang en commun, alors que pour moi la prise de sang c’est l’intérieur du corps qui sort et qui est visible, visible par une couleur, c’est vraiment de l’ordre de l’intimité… à la limite c’est peut-être très bien que ça soit en commun parce qu’on est tous dans le même bain, mais bon, voir comme ça des corps, des bras ! des bras de junkies, se faire piquer, ça a fait naître une obsession, je le dis dans le livre, j’ai eu envie de faire des prises de sang, j’ai eu envie de piquer ces bras, de mettre une seringue dans ces veines, dans ces bras que je trouvais très beaux, dans ces veines que je trouvais très belles, pour faire ce qui devait être fait. En même temps c’est cinglé, c’est comme voir un ouvrier, avoir envie de le manger, c’est la folie, et l’écrire c’est s’apaiser. C’est se calmer.

C.D. : Tu aurais pu l’écrire comme une fiction, et aujourd’hui, le fait que ce soit un fantasme…

H.G. : Réel…

C.D. : Un fantasme vrai…

H.G. : Oui… C’est-à-dire, si ç’avait été une fiction, effectivement, c’est l’objet de tout un récit. On va jusqu’au bout de l’axiome romanesque : il va avoir envie des ouvriers, des corps… si on est romancier, c’est inéluctable : on va mener cette histoire à son terme, c’est-à-dire on va la vivre jusqu’au bout. Mais j’ai un grand dégoût, par exemple j’ai une grande répugnance et très peu de fascination pour l’affaire du Japonais cannibale auquel je fais allusion, je ne trouve pas du tout que ce soit une affaire excitante, c’est une histoire folle mais c’est une histoire plutôt sordide.

C.D. : Alors, une autre question…

H.G. : J’aurais envie de boire un peu de Coca.

(Coupure).

C.D. : Pages 94, 95, du Protocole compassionnel, il y a une accumulation de drames vraiment stupéfiante : il s’agit autant de morts humaines que de petites impossibilités coutumières, touchant des gens qui te sont proches, lointains, comme placés sur différents registres de chagrin. Moi je lis ça et, au-delà de la tristesse, je suis stupéfait par l’exploit technique de cette accumulation de drames qui est d’ailleurs une symphonie puisqu’il y a plusieurs voix qui hurlent en même temps. Ce n’est pas une question, mais des fois je voudrais être sûr que tu écris naturellement, que tout cela n’est pas envisagé, calculé, car ce serait une démonstration d’intelligence qui me laisserait sans espoir.

H.G. : Je ne vois pas à quels drames tu fais allusion.

C.D. : C’est quand tu veux écrire Gaspar est mort, tu racontes tous ces échecs, Bruno et Claire qui n’arrivent pas à écrire leur scénario, tu parles du drame, du tien, et aussi des autres et tout ça s’orchestre, devient symphonique…

H.G. : J’aurais pensé que tu parlais de l’enchaînement des épisodes pénibles d’intervention, l’enfermement dans la cave, la fibroscopie, le lavage alvéolaire, qui sont liés comme ça dans un bloc, c’est des éléments… pas tragiques mais pénibles, insupportables, que j’avais laissés en blanc, je ne les ai pas écrits dans le corps du livre parce que ça m’était tellement pénible de me remettre là-dedans, de me remémorer tout ça que c’était laissé en blanc. Puis j’ai écrit tout le livre et à la fin j’avais une corvée, d’une certaine façon, il fallait que je remplisse ce blanc. J’ai fait ça. Et comme par hasard, j’ai mis ces pages dans un bagage sur l’île d’Elbe, et en voyant partir le bagage sur le tapis roulant j’ai eu une sorte d’intuition, j’ai rattrapé le bagage, j’ai ouvert le bagage, j’ai pris mon journal, et j’ai laissé partir tout mon manuscrit, j’avais une photocopie mais pas pour les trente pages-corvée, les trente pages pénibles, et le bagage a été perdu. J’étais incapable de le refaire, et quand je me suis aperçu que c’était perdu, c’était comme me faire réenfermer, c’est un peu exagéré de dire ça, mais c’était un peu comme refaire ce chemin de croix. Un petit chemin de croix, trente pages. Mais là tu parles d’un autre épisode, alors pour répondre à ta question, je vois vaguement de quoi il s’agit, mais… tu veux parler d’une accumulation du malheur…

C.D. : Laissons ça. Apparemment, tu ne l’as pas fait exprès, je suis donc rassuré.

H.G. : Ça vient comme ça, il y a des liens, il y a l’idée d’une reconstitution datée d’événements qui, forcément, ne touchent pas seulement moi mais aussi mes amis. Et puis il y a des choses complètement imprévues, d’un seul coup l’arrivée d’un milliardaire américain, fou d’un novillero, qui promet de me fournir le médicament par l’intermédiaire de sa tante Micheline qui est médecin-conseil à la Sécurité sociale… En général, ça m’est très souvent arrivé, quand je commence un livre, il se met à se passer des choses hallucinantes. Bon, ce livre-là, Le Protocole compassionnel, je l’ai commencé quand je n’avais pas la force de le commencer, je n’avais pas commencé à prendre le DDI, j’étais plus nase que jamais, je sombrais de jour en jour, je coulais, je coulais, je coulais, je perdais chaque jour une possibilité de geste, un morceau de geste, une séquence de mouvement, et il y a eu cette histoire insensée de détournement d’un médicament qui était destiné à un mort, à quelqu’un qui venait de mourir, je me suis dit : « Je n’ai aucune force, là, pour raconter ça, mais c’est une histoire tellement incroyable quand même, bon, que ce médicament m’aide ou qu’il ne m’aide pas, dans un cas comme dans l’autre, ça va être la vraie fin ou ça va être un soubresaut, dans le meilleur des cas ça va être une rémission, et qu’est-ce qui va se passer ? » Et à partir de ce moment-là, moi je vis un suspense au moment où je travaille, et tout ce qui arrive est pris dans le filet du récit, j’aime bien que le récit soit très fluctuant, très aléatoire, avec des rebondissements, j’aime bien qu’il y ait une vivacité du récit, je crois que je m’ennuie maintenant quand j’ai une histoire à raconter de bout en bout, une histoire que je connais…

C.D. : Page 62 de l’Image fantôme, le chapitre intitulé « Autoportrait », tu évoques ta passion pour les autoportraits de Rembrandt, tu les alignes, de la jeunesse à l’extrême vieillesse, tu déchires la plupart des photos qui te présentent toi, comme tu écartes les quarante-cinq autoportraits de Rembrandt qui sont inutiles à ton projet, et à partir de là on a nettement l’impression que le combat s’engage entre toi et le peintre, en vue de faire mieux, ou aussi bien, peu importe. Dans Le Protocole compassionnel, lorsque tu parles de ton corps de vieillard, c’est là que je ressens la victoire des mots « Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux »). Victoire des mots, non pas sur la maladie, mais sur Rembrandt. Ce projet fou de se raconter sans cesse à tous les âges et jusqu’à l’extrême vieillesse, il est tenu me semble-t-il dans les termes précis annoncés dans l’Image fantôme. On peut lire ce chapitre comme un pressentiment de ce que tu seras amené à écrire plus tard, mais on peut le lire aussi comme un testament dont tous les autres livres seraient les codicilles. En quoi consiste cette victoire ? En d’autres termes : est-ce que tu as fait des progrès ?

H.G. : Ben j’ai dû faire des progrès parce que j’ai trouvé là plus de lecteurs, mais peut-être je me trompe, on peut aussi dégrader son travail, se prostituer, ou faire une chose insincère et rencontrer justement par là un grand nombre de lecteurs. Je n’ai pas perdu ma sincérité. Ça je le sais. Progrès… je me pose souvent cette question-là, de la progression, du recul, de la perte, de la perte des capacités, je suis aussi assez superstitieux, mais maintenant je me suis rendu compte que je peux écrire vraiment n’importe où, à n’importe quel moment, avec n’importe qui, seul, pas seul, sur une feuille, sur un ticket de banque, sur n’importe quoi, dans l’autobus, ou avec un stylo ou avec le beau Mont Blanc, je m’en fiche, quand quelque chose doit être écrit…
Là j’ai été au Japon pour le réveillon et j’avais laissé en chantier un roman, une histoire qui n’a aucun rapport avec le Sida, une histoire… parce que j’en peux plus du Sida, j’en ai marre, j’en ai vraiment… J’ai envie que ça s’arrête maintenant, c’est-à-dire, si on simplifie les choses, on peut dire que j’ai aimé cette maladie, j’ai bien été forcé de l’aimer, maintenant j’ai envie de la tuer, je n’en peux plus, le Sida ne m’apporte plus rien, le Sida me détruit un point c’est tout, et je ne souhaite pas aller plus loin, comme on dit, dans l’exploration de mes sentiments, de mes pensées, travaillés au corps par ce virus. J’ai envie de passer à autre chose, de penser à autre chose, je n’en peux plus quoi, j’en peux plus du Sida.

Donc j’ai commencé une histoire, un roman avec des personnages, et je me suis dit : « Comme je pars huit jours au Japon je ne vais pas emporter ça, je le laisse et je le reprendrai au retour », et puis dans le train, quand on a quitté Kyoto, j’étais très soulagé de rentrer, je me rapprochais comme un cheval qui se rapproche de l’écurie, je commençais à sentir le retour, donc j’étais plus vivace, moins prostré, et j’ai une amie qui m’a découpé… c’était bizarre parce que ce n’est pas son genre de faire ça, elle m’a découpé dans un magazine une photo, un visage, elle me l’a mis dans la poche en disant : « Tiens, ça devrait te plaire cette photo. » J’ai regardé la photo, et tac, un récit s’est enclenché, enfin, pas tout à fait immédiatement, mais j’ai remis la photo dans la poche et puis il y a eu une première phrase. La première phrase a amené la deuxième phrase et puis finalement j’ai sorti un papier de ma poche… et puis je suis arrivé à Tokyo, je ne suis pas sorti de la chambre d’hôtel, je me suis fait monter tous mes repas, mes amis sortaient évidemment visiter Tokyo et moi j’ai continué à travailler, à écrire, et puis à un moment l’histoire… bon, il y a un moment d’incertitude, dixième page, incertitude peut-être, mais vingtième page, trentième page, quelque chose prend une réalité qu’on ne peut plus abandonner.
À Anchorage, où on faisait escale, l’avion était en panne, il y avait des ouvriers sur les ailes de l’avion, on a été bloqué deux, trois heures dans ce paysage stupéfiant, complètement gelé, gris, très beau, le plus beau paysage que j’aie jamais vu de ma vie, je trouve, c’est une des raisons pour lesquelles j’avais voulu refaire ce voyage d’ailleurs, et j’ai continué à écrire, à écrire, et tout était oublié, la fatigue, il faut dire que l’écriture me fait vraiment oublier ma fatigue, et j’écris parfois comme quelqu’un qui prendrait du vin pour se requinquer ou je ne sais pas quoi, une drogue, un truc fort pour rester éveillé… ça m’est arrivé ces derniers temps d’être vraiment lessivé et je me suis dit : « Bon, je suis tellement lessivé, c’est même plus au stade de dormir, c’est fermer les yeux… il faut faire autre chose. » Je me mets au bureau, je travaille et j’oublie complètement la fatigue. J’ai des ailes. Mais je crois que je n’ai pas répondu à ta question, je ne sais plus…

C.D. : Rembrandt.

H.G. : Rembrandt, oui. Je m’aperçois souvent, en lisant mes textes de jeunesse, pour en faire un recueil, qu’il y avait beaucoup de textes prémonitoires, de textes qui racontaient tout ce qui allait se passer, comme Robert Walser qui raconte dans les Enfants Tanner l’immersion dans la neige, la mort dans la neige, et vingt ans après il meurt dans la neige, c’est sûr qu’il y a un rapport. Par exemple dans la Mort propagande, pas seulement à cause du titre, il y a des liens, c’est ça qui est étonnant ; c’est comme les derniers livres de Michel Foucault qui parlent beaucoup du Sida, indéniablement, enfin à mes yeux, peut-être c’est une projection fausse, mais quand j’ai lu ses livres juste après sa mort ça me sautait aux yeux, alors qu’il avait plus ou moins ignoré qu’il avait le Sida, et nié qu’il avait le Sida, il n’avait pas cru au Sida vraiment, évidemment il n’y a pas le mot Sida dans ses livres, mais j’ai l’impression que finalement le Sida a travaillé son œuvre. Il y a des passages qui sont étonnants là-dessus.

C.D. : Et Rembrandt ?

H.G. : Et Rembrandt, quoi alors ?

C.D. : Le conflit entre toi et Rembrandt.

H.G. : Il y a une chose, c’est que pendant… je ne sais pas si ça a un rapport avec les autoportraits de Rembrandt, mais j’ai eu parfois un certain plaisir à me faire photographier, je dirais à partir de 14 ans, par mon père, par des amants, par des photographes d’agence, jusqu’au moment où j’ai été malade, où je n’ai plus supporté de me voir, me voir c’était vraiment difficile…

C.D. : Je voulais parler du projet de Rembrandt, de se voir, de se peindre à tous les âges, dans tous les états ; tu le tiens en écrivant.

H.G. : Oui. J’ai été très frappé par l’introduction des Essais de Montaigne qui disait : « J’ai voulu me peindre nu », ça a fait tilt, je me suis dit que c’était quelque chose que je pourrais mettre en exergue à tout ce que j’ai fait, enfin de beaucoup de choses que j’ai écrites. J’ai eu l’impression, par la force des choses, d’être mon propre personnage, mais d’être aussi un corps mis en jeu dans des narrations, dans des situations, dans des rapports, j’ai aussi l’impression que c’est l’histoire d’un corps, effectivement d’un corps qui vieillit, d’un corps qui est malade, d’un corps qui est abîmé, d’un corps ceci, d’un corps cela, d’un corps qui renaît un peu, tu vois, mais d’un corps monstrueux aussi, d’un corps difforme, et j’ai l’impression que c’est l’histoire de ce corps. Et le Sida… j’ai l’impression que le Sida m’a permis de devenir, par la tragédie, un héros. Alors que j’étais un personnage je suis devenu un héros. Au sens vieillot du terme, au sens classique.

C.D. : Dans Fou de Vincent, tu as pris le temps à l’envers. J’y vois l’ultime tentative, le dernier truc d’un illusionniste avant qu’on le vire de la scène parce qu’il a tout raté, comme si tu disais : « J’ai raté tous mes numéros, toutes mes fictions, mais voilà, je vais prendre un récit autobiographique, je vais le pendre par les pieds et, grâce à cette manœuvre originale, je vais vous faire croire qu’il s’agit d’une construction dramatique. » Mais il en va de la littérature comme de la cuisine, quand la matière est bonne c’est dur de faire mauvais et cette histoire de Fou de Vincent me fait penser à l’histoire de la tarte tatin, les sœurs Tatin qui auraient mis leur tarte aux pommes à l’envers. Le résultat fut d’ailleurs succulent.

H.G. : Je voulais que le livre soit numéroté à l’envers, mais Jérôme Lindon m’a dit, il avait sans doute raison, que c’était un peu tiré par les cheveux, un peu chichiteux comme histoire. Ce que j’aime bien c’est les tout petits trucages, les plus imperceptibles, les plus fondus dans une assise de vérité, presque documentaire de moi-même ou d’une institution comme il y avait pour Des aveugles, j’aime beaucoup ça. Dans Fou de Vincent, le fait d’aller à reculons c’est un trucage au sens presque cinématographique.

C.D. : Ce n’est pas une tentative, une illusion pour nous faire croire que c’est une fiction ?

H.G. : Si. Aussi. Parce que c’est cette matière tellement réelle du journal, ces comptes rendus de ces soirées passées avec Vincent que ça décolle un tout petit peu, c’est un procédé. Je n’aime pas forcément le procédé…

C.D. : Page 107 du Protocole compassionnel, tu poses la question au lecteur : « Est-ce que vous supportez un récit avec autant de sang, est-ce que cela vous excite ? » On te sent alors partagé entre un certain mépris pour ceux que cela excite…

H.G. : Non…

C.D. : …et sincèrement interrogatif quant au plaisir de tes lecteurs à tes livres. Comme lecteur, je me sens donc autorisé à te retourner la question : à quel moment ta sincérité passe le relais à l’indécence. Est-ce seulement au moment où l’écriture se change en lecture ?

H.G. : C’est vrai que ce jeu de la vérité et de la sincérité, poussé un peu dans des excès, m’amène à ce qui doit être, j’imagine, comme une très grande impudeur, mais en fait je crois être très pudique, et ça crée chez moi un très grand malaise au moment de la sortie, avant la sortie d’un livre. Parce que j’ai un vague souvenir… en même temps je ne relis pas, je n’ai pas eu le courage de relire, ni sur épreuves ni avant, je n’ai pas relu du tout, ni À l’ami, ni Le Protocole, mais j’ai un mouvement de frayeur, du dévoilement… je suis quelqu’un qui, depuis que je suis enfant, se cache, qui cache son corps, qui cache au point qu’on a pu me dire hypocrite, je cache, je ne me déshabille pas, je ne sais pas combien de fois j’ai baisé dans ma vie, peut-être, plus d’une centaine de fois, ou plusieurs centaines de fois, je ne saurais pas dire, mais, peut-être je me suis déshabillé au maximum cinq fois. Je suis très très très pudique. J’ai peur. Je me suis dit pourquoi, pas pourquoi parce que je sais bien, enfin je sais bien… je n’ai pas fait ça à la légère, c’est dans ma ligne à moi ce que j’ai fait dans mon travail, mais je trouve que les gens réagissent bien, je trouve que les gens ne réagissent pas de façon triviale, ou gaudrioleuse…

C.D. : Dans Le Protocole compassionnel, tu nous fais part d’une douceur qui, à mon avis n’a jamais été exprimée dans les livres précédents, du moins pas autant. Est-ce parce que tu n’as pas eu le temps de le faire dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, ou est-ce que cette douceur est propre à la rémission ?

H.G. : C’est propre à la rémission. C’est le bonheur de la rémission, c’est le bonheur d’être en vie alors qu’on devrait être mort, c’est le bonheur de pouvoir marcher alors qu’on devrait avoir une canne. C’est le bonheur, même si ça grince, même si les gestes ne sont plus déliés ou faciles, c’est le bonheur d’être en vie, c’est une espèce de jubilation de chaque instant, de contemplation, c’est une phase complètement contemplative que j’ai connue chez ma grand-tante Suzanne qui avait 95 ans. Je connaissais ces joies, ces joies c’était la lumière, c’était un reflet de soleil, un bruit d’oiseau, des choses comme ça, c’était les vacances, les vacances dans ce monastère, avec un silence, une tranquillité, des animaux, la présence des animaux, j’étais là, je n’allais plus à la plage, j’étais là tout seul et je vivais intensément ces moments de bonheur dus à la beauté de l’été, à la beauté des animaux, des choses imprévues qui survenaient avec le vent ou avec un animal qui apparaissait, qui disparaissait, un serpent, un crapaud, un hérisson… lire un peu, travailler un peu, la joie de retravailler, écrire, c’est le bonheur, l’apaisement… c’était un cadeau. J’étais conscient que même si cette rémission devait être de courte durée, c’était un cadeau merveilleux, alors que j’ai toujours été très suicidaire, donc ça peut sembler curieux, paradoxal, mais c’est un des plus beaux cadeaux, je pense, que l’existence m’ait jamais fait, cette rémission.

C.D. : Et la douceur ? Est-ce qu’elle t’a manqué la douceur, avant ?

H.G. : C’est un peu une découverte de la douceur, et par la douceur une découverte de la bonté. Parce que, bon, moi je ne trouve pas que mes livres soient méchants comme je le dis… j’ai dit « barbare et délicat », mais il y a sans doute aussi de la méchanceté, c’est sans doute une composante de certains des livres que j’ai faits, une cruauté, comme dans Vous m’avez fait former des fantômes, mettre des enfants à la place des taureaux pour raconter des corridas, est-ce que c’est de la cruauté ? On parlait du sang, il y a des épisodes dans Les Lubies d’Arthur où le sang envahit tout, où ça bouillonne, le sang déferle parce que simplement la vue du sang, l’idée du sang me fait m’évanouir, je me venge de ça, au sens où on se venge de… je ne sais pas, je réponds toujours à côté, chaque fois…

C.D. : Heureusement ! (Rires). Bon. Le Protocole est un livre merveilleux. C’est le livre de la rémission comme À l’ami était le livre de la mort, comme l’Image fantôme était le livre de l’insolente intelligence, et je crois que maintenant, n’importe où, tu écriras le livre du lieu, n’importe quand, ça sera le livre du moment.

H.G. : Oui. Mais ce que j’ai écrit après Le Protocole compassionnel, je l’ai fait à peu près sans le vouloir dans la même durée que À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, c’est à dire autour de sept semaines, entre sept et neuf semaines, après, à un moment il y a une fatigue, ça devient plutôt intolérable, mais bon en ce moment les tableaux sont très présents dans ma vie, et ce que j’ai entrepris d’écrire, parce que je voulais me tirer du Sida une bonne fois pour toutes, ça a un rapport avec les tableaux. Donc c’est vrai que ça suit les moments de ma vie, ce que je fais.

C.D. : Je t’avais envoyé une lettre au moment de À l’ami

H.G. : Sur l’effet.

C.D. : Oui. Je parlais de la littérature à effets, en opposition à la petite musique des mots qui nous fait tous chier. Je citais des effets, certains de tes effets dans tes livres précédents, mais aujourd’hui je me rends compte que cela était bien imprécis, car tout ce que je repérais comme des effets étaient chaque fois, comme par hasard, des incursions du narrateur dans tes récits de fiction (« J’étais beau et de ne pas être vu… » dans Des aveugles ; « Mon père ouvrait la porte à Bichon… » dans Les Lubies d’Arthur, etc.) C’était, chaque fois, dans les livres de toi que j’aimais le moins, des apparitions qui, d’une certaine façon, me soulageaient des efforts fournis pour suivre ces fictions rébarbatives. Je voudrais savoir si tu faisais des efforts pour construire ces fictions.

H.G. : Ces effets c’est, comme tu disais tout à l’heure, les trucages, ces espèces de petits déraillements, de petites déroutes, de petites saillies, de coups de théâtre… où est-ce qu’on est d’un seul coup, qu’est-ce qu’on est en train de raconter. J’ai toujours peur de… ce n’est pas l’obsession de chaque instant du travail, heureusement, ça serait pathétique, mais de même que je n’aime pas les longs films, ou surtout les longues pièces de théâtre où je trouve que vraiment les gens exagèrent, quatre heures, six heures, huit heures… vraiment ça me met hors de moi et je trouve qu’on doit, je sais pas, on doit penser au lecteur, enfin je n’ai pas envie d’ennuyer le lecteur, cela a dû m’arriver très souvent mais c’est une des choses dont je serais le moins fier, d’avoir ennuyé le lecteur, donc je suis assez pour le rebondissement, pour le soupçon de mensonge dans une fondation documentaire, c’est ça pour moi l’effet ; mais l’autre chose, tu parlais de construction à propos de Fou de Vincent, c’est vrai qu’en ce moment, pas forcément depuis longtemps, bien que justement je ne fasse plus jamais de plan pour mes livres parce que je préfère avoir tout ça dans ma tête, c’est comme une disquette qui tourne dans ma tête nuit et jour qui m’empêche aussi de penser à la maladie, et à la mort, je pense à mon livre et c’est un soulagement merveilleux, et c’est vrai que c’est la construction qui me passionne le plus, la construction du livre ou éventuellement sa déconstruction, j’ai l’impression, oui, d’être un architecte, que l’écriture n’a aucune importance, enfin que l’écriture doit aller de soi, qu’elle doit couler de source, toutes ces expressions comme ça : couler de source… j’ai le souci d’une écriture la plus transparente possible, la plus communicante possible, que le style… j’ai fait des livres avec un souci de style, comme Des aveuglesou Vous m’avez fait former des fantômes, qui était en général lié à la tentative – et je dirais à l’échec – de la fiction, parce que finalement on s’aperçoit que ça n’a aucun intérêt d’inventer des personnages, tous les écrivains, au bout de tant d’années de travail, les bons écrivains laissent relativement tomber ça, ça ne veut pas dire que… enfin c’est grotesque quoi ! cette espèce de chose obligée, obligatoire, ridicule, ce lieu commun du travail de l’écrivain, ça n’a aucun sens, c’est dérisoire. C’est un grand soulagement aussi de pouvoir abandonner les personnages… à quoi bon dire que le personnage est professeur de latin, ou qu’il est géomètre, ou qu’il est ceci ou cela, enfin ce n’est pas mon travail quoi.

Le modèle de l’écriture translucide pour moi c’est Knut Hamsun, de tous ceux que je connais, Tchekhov est plus ambigu, il est très très clair, très simple, c’est un de mes écrivains préférés, mais Knut Hamsun c’est presque le principe même de son œuvre, cette transparence du récit.

Quelqu’un a pu dire, je crois que j’exagère parce que cette personne est délicate, il ne l’a pas dit comme ça, donc je simplifie et même je le trahis en disant ça, mais il disait un peu que Le Protocole compassionnel ça démarrait, comme on dit, tambour battant, j’aime bien ça : démarrer quelque chose tambour battant, c’est la moindre des choses que de donner un grand coup de tambour brrrooooumm, comme ça, et c’est pour ça que les premières phrases, les premières pages sont forcément toujours importantes, et emmener le lecteur, le suspense c’est un des moyens possibles, c’est pas forcément une facilité, et cette personne disait : « Ça démarre tambour battant », et il n’a pas dit cette expression, mais j’ai bien senti qu’il n’était pas loin de dire que ça tournait un peu en eau de boudin, mais c’est vrai que pour moi la fin de ces livres n’est pas comme un soufflé qui retombe, c’est plutôt une cassure de ruban, c’est des ciseaux qui coupent la pellicule, qui coupent le flux, parce que ce sont des livres qui sont tellement liés à mon existence, dans la durée réelle des événements, à un moment il faut que j’arrête le livre parce que ce n’est pas un livre infini, les livres sont séparés les uns des autres, et j’aime bien par exemple, dans la première version de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, j’avais pensé l’appeler d’ailleurs à cause de ça Le Dresseur de singe, c’est-à-dire un titre complètement saugrenu, un titre mystérieux qui était vaguement éclairé à la fin par un récit, ça partait dans un tout autre monde, une chose plutôt policière et plutôt effrayante, une chose d’épouvante où d’un seul coup il y avait l’Amérique, un peu comme dans L’État des choses de Wim Wenders qui est un film complètement lent, statique, dans sa première partie tournée au Portugal, et qui a, d’un seul coup, à la fin, une amorce de fiction très très violente, très saisissante, qui est tournée aux États-Unis, et ça j’aime bien. Quand il y avait la première fin de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, je pensais à la fin de L’État des choses, un dérapage dans un tout autre monde.

C.D. : Je voulais commencer par ça, par cette question, je voulais commencer l’entretien par la fin de ton livre : le cinéma. Où en es-tu de ton premier film ?

H.G. : Je ne m’en occupe pas. J’ai un peu démissionné parce que j’ai eu la chance d’avoir une monteuse formidable. J’étais très inquiet au Japon, j’ai eu beaucoup de mal à donner ces cassettes, pendant trois mois j’ai dû filmer 25 cassettes de 45 minutes, ça représente des dizaines d’heures, donc c’était fou, un casse-tête, un fouillis inextricable, et ça été très long les discussions pour se mettre d’accord, contractuellement, et puis juste avant de partir au Japon j’ai signé, j’ai donné les cassettes, et au Japon ça été une des choses qui m’a rendu malade, ç’a été une de mes hantises d’avoir abandonné ça, et de ne pas savoir où ça allait aller, ce que ça allait devenir, c’était entre les mains d’une monteuse que j’avais rencontrée une demi-heure et j’ai eu les jetons, je me suis dit : « J’ai fait une connerie, j’ai signé, j’aurais jamais dû. » Et puis je suis revenu du Japon et je suis allé à la table de montage et elle m’a montré ce qu’elle avait fait, en très peu de temps en fait, elle avait tout visionné et elle avait commencé à travailler juste depuis une semaine, et j’ai été incroyablement rassuré, apaisé, et content, content parce que je ne peux que lui faire confiance, elle a des intuitions, elle a fait des choses qui m’ont beaucoup surpris. J’avais plutôt un montage dans la tête, mais qui était mortel en fait, et elle a, par son travail, redonné de la vie à quelque chose que j’aurais rendu sans doute encore plus morbide, et puis c’est une artiste, c’est pas seulement une monteuse c’est une artiste, donc j’ai cette chance, je me repose beaucoup sur son travail. Je lui fais confiance. Et puis c’est vrai que c’est une matière que je n’ai pas trop envie de regarder, comme je n’ai pas envie de relire mes livres, je n’ai pas envie… il y a des choses, quand même, bon…. Je ne les ai jamais regardées ces cassettes. J’ai tourné ça pendant trois mois, je ne savais pas si j’enregistrais vraiment, parce que je suis nul avec les appareils, je ne savais pas s’il y avait le son, je ne savais pas s’il y avait seulement le son et pas l’image, ou l’image et pas le son, je ne savais rien, je continuais, et l’idée de voir m’épouvantait, je me disais : « Je vais sans doute être en désaccord avec ce que je vais voir, mais ne soyons pas tout de suite en désaccord, continuons puisque je filme des choses, je vais sans doute pas aimer l’image, pas aimer le son, je ne vais pas aimer ça et donc je vais détruire. » C’est pour ça que je n’ai pas du tout signé, personne ne l’avait vu, je cachais les cassettes quelque part, et j’ai dû subir une opération, très pénible et complètement inutile, une biopsie à la gorge, c’est-à-dire on t’ouvre la gorge et, sous anesthésie locale, donc je continuais à parler avec le chirurgien, j’avais la gorge ouverte avec la pulsation du sang qui arrivait, parce que je me suis fait décrire ce que c’était, et j’avais emporté la caméra, dans un sac FNAC, je me suis dit : « On ne sait jamais, peut-être que je pourrai filmer, peut-être que je n’aurai pas envie, peut-être c’est grotesque, peut-être c’est intéressant, je ne sais pas. » Et j’étais donc couché dans le bloc opératoire et puis ça commençait, on m’avait donné des choses pour me tourner la tête, pas encore piqué, et puis j’ai dit au chirurgien : « Est-ce que je peux filmer l’opération ? » Alors il m’a dit : « Bah, qu’est-ce que c’est que cette histoire, filmer l’opération, non, pourquoi filmer l’opération ? Comment vous feriez d’abord, je ne vois pas comment vous pourriez faire. » J’étais déjà étendu dans le bloc opératoire, je lui ai dit : « Ben c’est rien, il suffirait que j’aille chercher dans le vestiaire, il y a un sac, il y a une caméra »… II me dit : « Hof, bon… » Il hésitait, et puis il m’a dit : « Bon, ben pourquoi pas après tout, faites ce que vous voulez. » Et puis il est devenu très ironique, il a dit : « Bon, eh bien on va mettre une belle blouse bleue, c’est de la couleur ce que vous faites, non ? On va mettre une belle blouse bleue pour vous faire plaisir, pour qu’il y ait une belle tache bleue dans l’image… » Je me suis relevé, j’ai posé la caméra, j’ai dit : « Est-ce que ça ne va pas vous gêner qu’elle soit là ? » Bon. J’ai déclenché. Je suis quand même sorti de là dans un drôle d’état, évidemment, à cause de l’anesthésie, à cause de ce qu’on appelle le choc opératoire, et puis j’ai voulu aller à la Coupole, ce qui était un peu fou, j’avais envie de manger des huîtres et mon copain médecin m’a dit : « Tu ne te rends pas compte, tu n’as pas dû te regarder dans une glace, tu as un pansement tout au bord du cou, tu as la joue toute jaune parce qu’ils ne t’ont pas nettoyé le truc… tu es sûr, vraiment, que tu veux aller à la Coupole ? » J’ai dit : « Oui ! oui ! je veux aller à la Coupole, je veux manger des huitres. » J’étais vraiment un revenant, un extraterrestre, il y avait un jeune garçon que je n’ai plus jamais revu qui nous a servis et c’était vraiment extraordinaire parce qu’il était à la fois épouvanté, terriblement attentif, et délicat, c’était très beau quoi, et je suis revenu chez moi et j’ai commencé à sentir la douleur qui montait qui montait qui montait, j’avais de l’opium pour me soulager, on m’avait donné de l’opium, et je ne le prenais pas, j’étais fasciné par ma douleur, ce n’était pas du tout du masochisme, c’était un intérêt incroyable pour cet état, pour la violence de cet état, j’avais l’impression en même temps que la douleur décuplait mes forces, que j’étais un géant, que j’étais un héros, et bon je me disais : « Si je veux dormir ce soir j’aurai besoin de cette drogue, je l’utiliserai ce soir, et je ne veux pas non plus émousser sa force d’apaisement. »
Et j’ai eu besoin à ce moment-là, dans l’après-midi, de voir l’image, ce à quoi je ne m’attendais pas du tout, parce que l’opération s’était passée le matin, et je suis devenu comme fou, dans ma douleur, pour essayer de brancher ce camescope, parce que je n’avais pas de magnétoscope, avec des fils, avec des machins, sur ma télé, et ça ne marchait pas, l’image ne passait pas du tout, et j’arrêtais, et je recommençais, je revenais à la charge, et d’un seul coup il y a eu l’image, elle est apparue sur le poste.
J’étais stupéfait. J’ai réalisé en même temps ce qui s’était passé. C’était assez extraordinaire parce que le chirurgien et son assistante se font une scène de ménage, il lui dit : « Puisque je vous dis que c’est l’os, il faut quand même faire attention. » C’est des choses qui ont été dites alors que j’avais les yeux ouverts, alors que je parlais avec lui, mais je ne les avais absolument pas entendues… Je ne dis pas que c’était une idée merveilleuse d’avoir fait ça et que je le referai… ça m’a beaucoup bouleversé de voir ça. Et puis surtout, j’avais l’impression qu’on voyait à l’image ce moment qu’il doit y avoir pour chaque opération, dans chaque bloc opératoire : le silence s’abat, et c’est le moment du danger, du danger suprême, de la menace, où ça pourrait mal se passer d’un seul coup, et je pense qu’ils vivent ça à chaque fois, c’est un moment assez plombé et solennel qui, à l’image, est très impressionnant. Avec la lumière du bloc opératoire, les chirurgiens, les assistants, deviennent un peu martiens, c’est très étrange, et puis il y a une chose très belle c’est que la lumière du bloc opératoire censure, c’est une lumière tellement vive, et comme c’est un camescope branché sur automatique, en fait la zone saignante est censurée par la lumière, la plaie devient une source de lumière qui réfléchit la lumière et qui envoie des rayons, c’est un peu magique, fou. Bon, et puis la douleur n’a pas cessé de croître, j’ai arrêté le poste évidemment, et je me suis mis à écrire un texte qui n’avait aucun rapport avec ce qui venait d’arriver, je me suis mis à écrire un texte sur un ami peintre dont j’aime beaucoup l’œuvre, qui s’appelle Barcelò, un peintre espagnol, je me suis mis à écrire un texte sur lui, je devais partir le lendemain avec lui, je me suis rendu compte que je ne pourrais certainement pas, j’avais envie de lui donner ce texte avant qu’il parte.

C.D. : La vidéo, est-elle une forme approchante de l’écriture autobiographique, je n’aime pas ce mot, disons du journal, par sa crudité, sa cruauté ? Mais ce rapprochement, à la réflexion ne tient pas.

H.G. : Peut-être, je ne sais pas. C’était un moyen que je détestais.

C.D. : Je déteste la vidéo.

H.G. : Oui…

C.D. : Et je dois t’avouer que j’ai été très triste que tu adoptes ce mode et que tu appelles ça cinéma, film.

H.G. : Oui. Oui.

C.D. : En même temps ce reproche est dérisoire car on voit bien ce qui se joue à travers cette caméra vidéo, et c’est bien plus important, bien plus grave.

H.G. : Oui.

C.D. : Néanmoins, ma question demeure : pourquoi pas du vrai film ?

H.G. : La vidéo s’est révélée un outil complètement approprié. Je ne pouvais pas imaginer ça, et j’aurais envie de faire d’autres choses. Mais bon, je regrette, ma grand-tante Suzanne est morte il y a quelques jours, j’avais écrit un scénario pour elle, je n’avais pas la vidéo et je n’ai jamais pu faire ce film sur mes grands-tantes, le scénario était assez beau je crois, et elles l’auraient fait, et le moyen approprié c’était ça. Je ne suis pas sûr que ça existait à l’époque, comme ça, et effectivement on a du dégoût pour cette espèce de… il suffit de voir tous ces gens qui filment avec des camescopes, t’as pas envie d’avoir ça, c’est moche comme engin… mais j’ai trouvé l’image incroyablement belle, j’étais très surpris par la beauté de l’image, et quand j’ai vu ça j’ai décidé de faire le film, de ne pas détruire, de le faire.

C.D. : Dans L’Image fantôme tu parles du Polaroïd, tu dis bien que le Polaroïd n’est pas souillé par des mains, des regards étrangers, il passe directement du photographe au photographe. Est-ce une des raisons ?

H.G. : Oui. Il y a un peu ça, un rapport de secret, oui, c’est un peu comme le code secret qu’il doit y avoir sur un ordinateur. On peut préserver l’image de secret…

C.D. : Je trouvais, pour revenir au Protocole, que la vidéo introduite dans le roman par les mains de cette productrice de télé nécrophile et antipathique…

H.G. : Elle n’est pas…

C.D. : Enfin c’est comme ça qu’on la voit.

H.G. : Maintenant je la trouve incroyablement sympathique.

C.D. : Cette arrivée de la vidéo était dommageable à ce récit de sainteté qui s’annonce dans les premières pages du livre. Notre désir de sainteté est gâché par ce qui sauve la vie du narrateur. C’est terrible à dire, mais je crois que c’est juste. Je voulais appeler cet entretien, avant même qu’il ait lieu, « Indécence, chemin de sainteté ». Je voulais te soumettre cette phrase sentencieuse : « Le saint homme accomplira son chemin de sainteté tant qu’il n’aura pas trouvé le relais fictionnel susceptible de le sauver ».

H.G. : C’est quoi cette phrase ? C’est une phrase que tu as écrite ?

C.D. : Ouais.

H.G. : Tu peux me la répéter ?

C.D. : Le saint homme accomplira son chemin de sainteté tant qu’il n’aura pas trouvé le relais fictionnel susceptible de le sauver.

H.G. : C’est une phrase impressionnante.

(Silence assez long).

C.D. : Je crois que la fiction est une invention de croyants, c’est l’illusion du sens, et je crois que tout ton être refuse cette illusion et que tu t’es fait violence en voulant introduire de la fiction dans tes livres (fictions d’ailleurs presque toujours macabres et à caractère antéchrist : personnages sans morale, et ne portant presque jamais de noms chrétiens, par exemple dans Vous m’avez fait former des fantômes : Pirate, Loup, Momie, etc.) Est-ce que j’ai raison de penser que ton style n’a atteint sa pureté que parce qu’il s’est débarrassé de toutes les tentatives de fiction ?

H.G. : Je t’ai en partie répondu.

C.D. : Oui. Et si la vidéo me dégoûte, m’attriste dans ton livre, c’est que j’y vois une intrusion de la fiction, illusion peut-être nécessaire pour l’écrivain, mais illusion d’un sens dont tu n’as plus besoin. J’ai envie de te dire : laisse aux tâcherons la fabrication du sens.

H.G. : Oui. Mais pour moi la vidéo c’est un peu un personnage, dans le livre. Et puis j’aime bien, j’ai fait toutes mes photos avec un tout petit appareil, d’amateur, ça aussi c’est un appareil d’amateur, j’ai trouvé un rapport entre le camescope et l’appareil avec lequel j’ai fait toutes mes photos, le Rollei 35 qui est un tout petit appareil, d’une certaine précision, et qui peut se mettre dans la poche, le camescope je peux le mettre dans un sac en plastique, je peux l’emporter à l’hôpital et me dire : « Si je sens une opportunité ou une nécessité de filmer, je pourrai le sortir », c’était caché sous un journal, un peu le même principe, cette légèreté, cette disponibilité de l’appareil photo, j’ai retrouvé ça, j’ai aimé ça beaucoup, et à la limite j’aimerais bien essayer de faire Des aveugles comme ça, maintenant je m’en fiche un peu, j’adore le cinéma, c’est quelque chose que je vénère, plus beau que tout, là j’ai vu un film de Cassavetes que je n’avais jamais vu : Un enfant attend, l’image est absolument magnifique, c’est un noir et blanc magnifique, j’adore ça, j’ai une jouissance, un bonheur… ça c’est de la vidéo, c’est pas du tout ça, mais maintenant… c’est cuit, c’est trop lourd, c’est trop fatiguant. Il n’y a pas d’attente avec le camescope, il n’y a pas d’équipe, pas d’attente…

C.D. : Ce n’est pas une question : page 101 du Protocole compassionnel un orgue de barbarie vient jouer sous tes fenêtres alors que tu filmes une séance de massage ; à la fois tu dis que c’est un cadeau du hasard et à la fois tu dis qu’il faudra le supprimer au mixage parce qu’il aurait l’air par trop calqué sur la bande son… alors ce n’est pas une question, c’est un avertissement sévère que je t’adresse : prends garde de croire que le cinéma n’est pas soumis aux mêmes règles morales que la littérature ; l’erreur, le hasard, sont des coups de génie si l’artiste sait réduire les éléments à son obéissance absolue. Tu ne t’es jamais laissé soumettre à la dictature des mots, tu ne vas pas maintenant te soumettre à je ne sais quel diktat d’ingénieur du son ou de mixeur.

H.G. : Oui, oui, bien sûr, tu as raison.

C.D. : Dans je ne sais plus quelle page du Protocole, il y a un examen : « Vous… moi… vous… moi… », ça m’a rappelé Zouc : « Piqué… touché… piqué… touché… » J’aimerais que tu me dises comment Zouc, ses spectacles, t’ont influencé, la façon dont elle évoquait l’hôpital, la médecine.

H.G. : C’est la première personne à qui j’ai montré les bandes vidéo. Elle était complètement… Ça été déterminant le fait qu’elle aime à ce point, elle en a très bien parlé, elle a été intéressée au-delà de ce que je pouvais imaginer par ce que j’avais fait. Parce qu’en même temps c’est un travail un peu, je ne dirais pas paresseux, mais c’est un travail facile, ça filme tout seul, il n’y a rien à faire, t’appuies sur un bouton et puis toc… Ça l’a intéressée, et, par exemple, il y a des livres qu’elle n’aime pas tellement, elle aime surtout Mes parents et À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, et il y a sans doute… il faut dire que j’ai adoré son travail, c’est un travail d’une force et d’une rigueur incomparable, évidemment ça ne ressemble pas à un one man show, c’est d’un autre ordre, c’est une chose un peu miraculeuse, je ne sais si c’est dans sa tête, dans son corps, dans sa souffrance, dans ses dons d’imitation, c’est presque surnaturel, c’est pas une actrice, c’est un monstre, alors ça aussi, il y a une proximité parce que moi je me ressens comme un monstre, et elle doit se ressentir comme un monstre, on a une complicité de monstres.

C.D. : Il y a dans le Protocole ce qu’on attend toujours de ta part, moi en tous les cas : un message sur la beauté. J’ai appris il n’y a pas très longtemps que Narcisse, le héros freudien, n’était pas mort noyé à force de se regarder dans l’eau, comme les psychologues pour enfants essaient de le faire croire : il s’est transformé en fleur. En narcisse, précisément. Est-ce que tu le savais ?

H.G. : Non. J’adore le Narcisse de Caravage qui est à Rome, au musée des Beaux-Arts, qui est sublime, mais je ne savais pas qu’il s’était transformé en narcisse, en fleur.

C.D. : Est-ce que tu as eu à faire avec le péché de narcissisme ? J’aimerais que ce soit ma dernière question.

H.G. : Je ne sais pas trop. Ça fait partie de tout ce vocabulaire qui est en général manié par des abrutis. Quand les gens parlent de narcissisme, « c’est narcissique, c’est nombrilaire, c’est pervers, c’est malsain… », en général c’est louche, c’est toujours des gens un peu déficients, qui pensent mal, qui ont mal lu, qui ont mal compris, qui sont insuffisants, qui s’arrêtent à ces formules parce qu’ils n’ont pas les moyens, intellectuels sans doute, ou les moyens de l’ordre de la sensibilité, de comprendre de quoi il est question. En général, c’est toujours plein de bêtise la façon dont ces mots sont manipulés. En même temps je pourrais parler du narcissisme, de la perversité, mais pour moi ce ne sont pas des mots de mon monde, c’est comme le mot homosexualité, pour moi c’est un mot qui n’a jamais eu vraiment un rapport avec moi, bizarrement, alors qu’il en a évidemment un, mais je ne vois pas les choses comme ça, ce n’est pas la façon dont je vis, c’est pas la façon dont je me sens, j’ai l’impression que je suis ailleurs que dans ces… Péché de narcissisme, je ne sais pas, si j’étais à la confession je ne sais pas comment je répondrais, est-ce que c’est du narcissisme que de ne plus se supporter, de ne plus pouvoir se voir, c’est peut-être ça aussi. Mais la beauté ce n’est pas… je suis évidemment un grand fan de la beauté, enfin la beauté, la beauté que j’aime, qui est souvent d’ailleurs la même beauté, mais… peut-être j’aime bien que la beauté arrive par hasard, arrive toute seule, ne pas aller la chercher, qu’elle s’offre, qu’elle soit en cadeau, comme ça… ou alors c’est cette sincérité, ou cette vérité, d’un seul coup, qui prend une forme d’incandescence, d’intensité, qui fait qu’on pourrait dire : c’est la beauté.

Un entretien réalisé le samedi 16 février 1991.


[1] La didanosine (DDI) est un médicament antirétroviral. Il était utilisé dans les trithérapies contre le VIH.

[2] La zidovudine est un médicament antirétroviral, le premier utilisé pour le traitement de l’infection par le VIH.