Yannick Haenel. Initiales YH. Ça fait deux modes de l’Être imprononçable sur quatre. C’est déjà pas mal. Yannick Haenel existe, donc. Et Yannick Haenel aime. Ce qui tranche. Ce qui est juste. Ce qui s’acharne à lutter. Ce qui console. Et ce qui protège. La parole pour la parole, comme Théophile Gautier disait : « l’art pour l’art ».
« Ni pour, ni contre : à part », Yannick Haenel, contrairement à Nietzsche, a le bonheur d’être une nuance. Il s’identifie au Prince Mychkine, l’idiot saint et téméraire de Dostoïevski. Se définit comme « juif-chrétien », en riant, c’est-à-dire, en le pensant vraiment. Les deux mots qu’il utilise le plus souvent sont « lumière », et « indemne ».
À l’âge de douze ans, sous l’immensité céleste du Niger, il découvre l’érotisme, sidéré en observant les girafes d’Ayorou former des cercles concentriques autour d’un acacia.
Il connait une adolescence morte, sacrificielle. Passe alors de l’autre côté, celui de Ziggy Stardust, de Bartleby, de Maldoror. Il a seize ans. Prisonnier entre deux âges dans un pensionnat militaire, brûlé au troisième degré par l’absurdité quotidienne, il s’ennuie suffisamment pour que la soif d’un feu excentrique s’imprègne définitivement dans son être.
Il refuse le on, autant que le on le refuse. « Pour moi la communauté, c’est la mort. En découvrant Blanchot, je me sentirai comme chez moi dans cet effacement de l’être dont toute son œuvre témoigne».
Yannick Haenel est devenu écrivain dans un unique espoir : se sauver la vie. Se sortir de là. Demeurer dans l’indemne, donc (le bond hors du rang kafkaïen des assassins, c’est-à-dire, écrire tout ce qu’il est possible de sauver). Indemne, ce mot lui appartient – c’est son totem et son talisman –, indemne à travers l’im-monde : la seule aventure possible, pour lui. La littérature comme haute-résistance à la part maudite de l’Histoire, c’est-à-dire des hommes. Il rate Normale Sup, « à cause d’une cuite ». Est admis à l’agrégation. Devient, à vingt-trois ans, faux (quoiqu’excellent) professeur de Lettres : son alibi pour financer sa grande évasion. Rebelle et sérieux à la fois, « savant et sauvage », dit-il. Il rencontre Louis-René des Forêts, qui l’adoube, alors qu’il n’a encore rien écrit (ce qu’il fera aussi, pour moi, bien plus tard). Jean-Benoît Puech, l’auteur de La Bibliothèque d’un amateur, est encore un autre guide.
Yannick Haenel a une voix de mystique : claire, profonde. Des yeux de mage bleus. Des mains fines, féminines. Une gestuelle androgyne. Yannick Haenel n’en a rien à foutre d’être un mec. Son identité se trouve ailleurs : dans ses phrases, et dans ses mondes intérieurs. Il a une allure minimaliste, comme tous les individus éminemment complexes, tournés vers l’intérieur. Porte toujours les mêmes vêtements : desert boots de chez Clark’s, un manteau noir, ni court, ni long, une chemise simple de couleur claire, un jean noir, coupe droite. On dirait un personnage de Beckett, ou bien de Jacques Tati. Le chanteur d’un groupe de pop anglaise ou de Cold Wave oublié, type The Pale Fountains, ou Turquoise Days.
Il écrit sur un tout petit bureau, entouré de statuettes indonésiennes ; de tas de notes auxquelles il ne touche jamais, mais dont la présence reste indispensable ; de plusieurs figurines de daims et de cerfs, symbolisant Actéon, et donc Diane/Hécate : réminiscences de Némi, son lac bleu, le bois sacré autour, qui l’attire, autant qu’il le révulse ; figurines symbolisant aussi le cerf (l’innocent), cet autre roi du bois, miraculeusement épargné par De Niro dans Voyage au bout de l’enfer. Yannick Haenel est, tout entier, un sacrifice. Et tout autant, il est le contraire : un rescapé.
Il s’identifie aussi à Isaac, sauvé par l’Ange de l’Éternel ; ainsi qu’à Ismaël, gracié par la baleine blanche.
Son attitude est douce (j’irai jusqu’à dire : miséricordieuse). Son incarnation physique, éthérée. Puis, il se met à parler, et c’est là que tout, en lui, se révèle, sans masques, sans retenue, sans une once d’avarice, et c’est une explosion à température ambiante, un fleuve de mots et d’idées en spirales, une enfilade d’arabesques verbales parfaitement domptées ; sa parole prend le dessus sur tout le reste, son discours, sa musique intérieure, fendent le chaos du monde, avec amour. Le Prince Mychkine, je vous dis.
Il est comme ça. Il est toujours comme ça. On peut être parfois choqué, tant Yannick Haenel est entier. Sa bienveillance rend le cynique français suspect. Comme homme, comme écrivain, il est, donc, d’abord franc, ouvert, généreux. Parce qu’il est égoïste. Et n’a pas peur de l’être, jusqu’au bout. La transmission de cet « égoïsme sacré », comme il dit, et que sont ses lectures, ses passions diverses, coule dans ses veines, avec fièvre. La révolte et la bonté, chez lui vont de pair. Un rayonnement constant, discipliné, qui ne trahit pas (car, après tout, un déserteur reste un militaire).
Combien de livres m’aura-t-il apporté, à chacun de nos rendez-vous, et sans que je ne lui aie jamais rien demandé ? Toujours les bons. Le plus souvent, des livres secrets. Et combien d’heures aura-t-il passées, à m’écouter, toute gamine, avide d’échange, de connaissance (d’égoïsme) ? À répondre à mes questions, avec des livres, mais souvent, aussi, avec un mot bien précis, et qui me mettrait sur la voie. Avec Yannick Haenel, on ne compte jamais. C’est peut-être cela qui le rend si précieux, si rare, à mes yeux.
Adorateur, disciple de Bataille, Melville, Kafka, Leiris, Joyce, Blanchot, Miller, Krasznahorkai, Flaubert, Calasso, Debord, Lacan, Derrida, Agamben, Sollers, Lamarche-Vadel… tant d’autres. Traumatisé-illuminé par le colloque Artaud-Bataille de 1972. Sa bibliothèque est, selon ses mots, une palette de peintre. Une catabase, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Son royaume est fait de livres ; son règne, de transmission et de phrases à rebours, qu’il fait ricocher partout, tout le temps, autant que faire se peut. Yannick Haenel est un dé-possédé. Comme Glenn Gould, qu’il aime avec passion, lui aussi. Ouvert à la dimension sacrée de la parole. À la littérature, mais à la philosophie, à la musique, à la peinture, qui est, selon ses termes, « le prolongement de la philosophie ».
Déserteur glorieux, comme son ami François Meyronnis, avec qui il fonde Ligne de Risque, en 1997 (avec, aussi, Frédéric Badré). Où, tandis que Michel Houellebecq accomplit, volontairement ou non, son OPA sur le paradigme de l’industrie littéraire, les « grands seigneurs », eux, parlent de la mystique juive, d’Heidegger, des Orphiques, de la pensée védique, du shi’isme ismaélien, de Rabbi Nahman de Braslav…
Fauteur de trouble à l’ordre public avec Jan Karski. Écrivain en abyme, avec Cercle, Les Renards Pâles, Tiens ferme ta couronne, Le Trésorier Payeur.
Fou de cinéma (Godard, Monteiro, Carax, Cimino, Tarkovski, Eustache et Pasolini).
Cible de Daech, car phosphore vigoureux de la démocratie, au moment où il couvre le procès des attentats contre Charlie Hebdo.
Quand je lui demande à quoi ressemblera, selon lui, la société dans vingt ans, sa réponse, immédiatement, est la suivante : « Le monde se divisera en deux catégories : il y aura les fanatiques de la société, et il y aura les mystiques. »
Yannick Haenel se range, aux côtés du dernier Sollers, parmi les mystiques français.
De Sollers, il est le successeur, non pas de son œuvre, comme on l’a dit trop souvent et à tort, mais plutôt de sa revue, l’Infini (revue en tant qu’acte, pas de côté, protestation, refus du temps et des carcans du marché éditorial, respiration critique et laboratoire d’expérimentations), qu’il ne reprend pas (il a refusé de le faire, arguant que l’Infini ne pouvait appartenir qu’à Sollers), mais dont il continue la mission, avec, à paraître en avril 2024, son propre navire, cette fois : il porte le nom d’Aventures.
Navire conçu tel un temple-phœnix, une forteresse imprenable, une arche au beau milieu du Déluge, « une centrale d’énergies », dit aussi Haenel, voué entièrement à la seule entité qui compte vraiment pour lui, Princesse du tout-autre en proie aux menaces de l’hydre insatiable de la barbarie contemporaine : la littérature, cette anti-sainte qu’il faudra, à tout prix, et contre cet avenir-ennemi qui se profile avec une sauvagerie et une imbécilité simpliste aberrantes, sauver.
Enfin, Yannick Haenel comme écrivain-critique d’art, dans la directe lignée du Bataille de Documents, de l’Antonin Artaud du Van Gogh ou le suicidé de la société ; avec À mon seul désir, La Solitude Caravage, Adrian Ghenie, et, maintenant, Bleu Bacon.
Bleu Bacon : récit d’une ultra-nuit, dans un musée Beaubourg devenu Télestérion, où les jeux d’ombres et de lumières de Perséphone, d’Hadès, de Déméter, et tout leur cortège de démons infernaux sont les toiles de Bacon elles-mêmes, vient tout juste de paraître.