Mai 2021, arrivée en « zone libre », Belgrade. Tandis que le troisième confinement enferme la population française dans la psychose que nous savons ; et que nous avons tous, depuis, semble-t-il, refoulée (because show must go on) ; par courage, autant que par lâcheté : pulsions entremêlées en un obscur processus (décomposition, recomposition, moment difficile, entre la « mort » et la renaissance, tragiques). Je traîne depuis un an une douleur, une fracture au pied qui n’a pas pu guérir, et qui rend chaque mouvement, chaque instant, impossibles. Le taxi, une vieille carlingue rouillée, me dépose dans un quartier délabré, Senjac du nom, aux abords du centre-ville. Je traîne mes affaires, ma pathétique carcasse, à l’aide de béquilles, jusqu’au seuil d’un jardin. La maison que l’on me prête, construite en 1903, s’appelle « Paradajz », signifiant tomate, en serbo-croate. Sa façade est en briques, sa structure en bois, les escaliers s’enfoncent dans le sol comme en un esprit fou ; le mobilier art-déco seul habille l’espace, quelques cartons importés depuis NYC ont été poussés dans les coins, le parquet ciré brille comme l’immortelle ambroisie ; dans un air pur de mes seules illusions, les rideaux de gaze blanche, parfumés à la myrrhe, flottent comme des algues d’eau douce. Une grande terrasse, elle aussi, happée par les profondeurs. Un noyer, très haut, fort de plusieurs siècles, se découpe devant un gigantesque bâtiment en ruine, sous un ciel omnicolore. Une ancienne imprimerie. Un cube, une baleine brutaliste, dans le ventre de laquelle furent, du temps de la grandeur (épi)phénoménale de la Yougoslavie rêvée et imposée à l’œil de l’Occident par un certain Tito (et permise, en grande partie, par le génie et la bravoure d’un certain Koča Popović : grand homme méconnu qui chassa les nazis hors des Balkans dans des conditions absolument épiques), imprimés tous les ouvrages de littérature, de poésie, de philosophie et de sciences humaines de la vieille Europe, traduits pour ce peuple yougoslave à l’humanité, à la dignité, à la simplicité, à la douceur, à la rectitude morale et à l’intelligence hors-norme occidentale (selon mes observations).
Son logo rouge, une pieuvre moderniste semblant tout droit sortie d’un vieux James Bond, se délite, fièrement. Beau paysage. La nuit, l’on voit des silhouettes d’hommes, suivis de près par des femmes – du type gracile et attiré par les fous –, errer entre les étages ; des halos de lampes torches les précédent, tournoyants, en des rafales de lumières imprécises, comme ivres, qui tantôt s’allument, et tantôt s’éteignent.
Je suis seule. J’ai mal, et suis à court de morphine. Un orage s’avance, lent tsunami céleste, couleur porphyre, de toute sa pesanteur électrique. Que faire ? Ici, la solution à ce genre de problème ne porte qu’un nom : Rakjia. Alcool innommable, sorte de téquila des Balkans, eau de vie bien connue des natifs de ce Mexique de l’Est qu’est la Serbie. Et voici les éclairs. Des flashes violets, bleus, blancs, verts, énormes, et terrifiants. L’ivresse, cinquante degrés, la douleur qui insiste, le stress infra-traumatique, un parfum de trahison, et puis, l’algorithme de YOU-tube, mon meilleur ennemi, depuis cette « période Covid ».
Algorithme qui me propose, sûrement par un truchement de satellites, à moins qu’il ne s’agisse d’autre chose, un documentaire datant des années 80 ; avec des effets spéciaux datant des années 80, à propos d’un inventeur serbe dont le nom ne me dit absolument rien. Play.
Je rencontre alors, en cette nuit d’orage et de douleur lancinante, et par ce genre d’hapax artificiel dont on commence à avoir l’habitude, une Obsession, un coup de foudre instantané : Nikola Tesla, le prince de l’électricité.
(J’ai eu, ce soir-là, et pour la première fois de ma vie, d’authentiques, de magnifiques, et surtout d’épouvantables visions, dont je parlerai plus en détail, dans un roman en cours d’écriture.)
Dans la vie d’un génie, chaque détail est un monument. Ici, il nous faudra aller vite, et à l’essentiel (mais pas trop).
Nikola Tesla, un enfant de la nuit et de la lumière
Nikola Tesla est né à Smiljan, dans l’empire d’Autriche (actuelle Croatie), le 10 juillet 1856, lors d’une nuit d’orage qui fait dire à sa grand-mère qu’il sera « un enfant de la nuit », et à sa mère qu’il sera, au contraire, un « enfant de la lumière ». Peut-être fut-il les deux, par nécessité. Il grandit dans une maison isolée, entre les forêts, la montagne, une rivière. Sa mère, Duka, issue d’une lignée d’inventeurs, analphabète, est néanmoins dotée de nombreux dons, artisanaux autant qu’intellectuels. Son père, Milutin, est un austère prêtre orthodoxe. Il veut que Nikola embrasse une carrière ecclésiastique, et prenne sa succession à la tête de la paroisse. Son jeune frère, Dane, plus brillant que lui encore, meurt prématurément. Nikola a quatre sœurs. Il mène pourtant, dès l’enfance, une existence solitaire. Son imagination se développe à la vitesse de la lumière.
C’est en caressant le dos de son chat, Mačak, qu’il découvre, « muet d’étonnement », l’électricité statique. Son père lui explique qu’il s’agit là d’un phénomène naturel, le même que l’on voit se produire à travers les cimes des arbres, lors des tempêtes. La curiosité du jeune garçon s’embrase.
Tesla souffre, à cette époque, de terribles flashes lumineux, blancs, verts, qui l’aveuglent, lui causent d’intenses angoisses et crises de migraines. Ces flashes s’estomperont, avec le temps. Il est doté d’une mémoire eidétique prodigieuse, lui permettant de voir les objets à mesure qu’il les conscientise.
Plus tard, il mettra au point ses inventions sans papier, stylo, ni calculs ; ne les couchant sur une feuille qu’une fois que celles-ci eurent été élaborées, visualisées, expérimentées, et vérifiées, en pensée.
Son père lui ayant interdit de lire durant la nuit, Tesla fabrique lui-même ses bougies, s’introduit dans la vaste bibliothèque de Milutin, bouche les serrures et les interstices sous les portes pour ne pas se faire prendre, et passe ses nuits entières dans des ouvrages de philosophie, de science et de religion. Lorsqu’il annonce à son père qu’il rêve de devenir ingénieur, il est roué de coups.
La lecture, à l’âge de douze ans, d’Abafi, de Miklós Jósika, contant l’histoire d’un « jeune homme absorbé par la débauche et l’amour du plaisir, qui, par la fermeté de sa volonté et l’énergie de sa résolution, s’exalte pour devenir l’un des héros les plus respectés et les plus exemplaires de son pays, que l’inflexibilité des objectifs peut surmonter en tout. », est une révélation, qui décidera de son destin : « En peu de temps, j’ai vaincu ma faiblesse et j’ai ressenti un plaisir que je n’avais jamais connu auparavant, celui de faire ce que je voulais ».
Il tutoie la mort dès le plus jeune âge. Tombe du toit de sa maison, après une tentative échouée de construire une machine volante. Vivant non loin d’une zone marécageuse, il est atteint de Paludisme durant de longues années. Avant de contracter le Choléra. Son père lui promet alors de l’envoyer dans la meilleure école d’ingénieur, s’il se remet de sa maladie. Cette perspective ne manque pas de renforcer la volonté de survivre du jeune homme. Durant sa convalescence, il lit tous les ouvrages de Mark Twain, qui, dit-il, le bouleversent, au point qu’il considère que ce sont ces derniers qui lui ont sauvé la vie. Tesla déclare également qu’il n’aurait pas su se rétablir, sans l’aide d’un homme qui le força à sortir au grand air, effectuer des mouvements de gymnastique quotidiens. Il dira aussi que le fait de grandir à proximité des montagnes et de forêts le renforça, à la fois physiquement et spirituellement.
Dans ses jeunes années à l’université, Tesla se réveille à 3 heures du matin, et lit, jusqu’à 23 heures. Il se passionne pour Crookes, Maxwell, tout en étudiant la philosophie. Ne s’octroie jamais de loisirs, même les dimanches et les jours de fêtes. Ses professeurs, le qualifiant auprès de ses parents « d’étoile de premier ordre », s’inquiètent pour sa santé, et conjurent ces derniers de le faire revenir à la maison.
Tesla, vingt-deux ans, est complètement addict aux jeux (échecs, billard, cartes, argent), aux cigarettes et au café. Il ne va plus en cours. Après trois ans à l’université, il n’a obtenu aucun diplôme.
C’est après un désaccord majeur avec l’un de ses professeurs à propos des avantages pouvant être tirés du courant alternatif, qu’il s’aperçoit qu’il n’est pas fait pour devenir professeur, comme il le croyait alors, mais bien ingénieur.
La découverte du premier moteur à induction à courant alternatif
Tesla passe par les universités de Graz en Autriche, de Maribor et de Prague, avant de partir pour Paris en 1882, année au cours de laquelle il développe le premier moteur à induction à courant alternatif, qu’il présente six ans plus tard à l’Institut américain des ingénieurs en électrotechnique.
Précisons la manière, superbe, dont il en eut l’idée : tandis qu’il marche dans un jardin, en compagnie d’un ami, face à un immense soleil couchant, Tesla se souvient de ces vers de Goethe qu’il connaît par cœur, et visualise, en un de ces flashes fulgurant de vérité, le moteur qui allait révolutionner l’industrie :
« Et le soleil descend dans le jour accompli ;
Il fuit pour engendrer mille formes nouvelles.
Ah ! Pour l’accompagner que n’ai-je donc des ailes
Qui m’enlèvent bien loin de ce sol avili !
Beau rêve dont déjà s’éteignent les accords.
Pourquoi faut-il que ne réponde
À l’aile de l’esprit aucune aile du corps ! »
À propos de cette découverte, Nikola Tesla déclare, dans Mes inventions (son autobiographie, en tous points, sublime) : « Pygmalion, lorsqu’il vit sa statue se mettre à bouger, ne pouvait pas avoir été plus ému que moi. J’aurais donné mille secrets de la nature que j’avais découverts accidentellement pour celui que je venais de lui extorquer contre toute attente, et au péril de ma vie. »
Son premier emploi consiste à casser des cailloux pour la Continental Edison Company, en train d’électrifier Paris. Tesla, 27 ans, vit alors « à la mode Roosevelt », comme on dit alors ; et se retrouve rapidement ruiné par les charmes nombreux de la ville lumière, qui l’envoûte.
« Le présent est à eux ; le futur, pour lequel j’ai réellement travaillé, est mien. »
En 1884, il s’exile à New-York, à la demande d’Edison. La ville le choque, d’abord, par sa dureté, puis, il se ravise : « C’est cela, l’Amérique ? Elle a un retard de cent ans sur l’Europe, pour ce qui est de sa civilisation (…) mais cinq ans après mon arrivée ici, je fus convaincu qu’elle avait plus de cent ans d’avance sur l’Europe, et rien jusqu’à ce jour n’a pu me faire changer d’avis. »
Il se met au travail, chez Edison Machine Works, sur Goerck Street, dans le Lower East Side. Edison lui promet 100 000 dollars, s’il parvient à perfectionner ses dynamos, et lui prouver la pertinence de l’utilisation du courant alternatif. Tesla gagne. Il travaille sans relâche, nuit et jour, il répare, il améliore, faisant ainsi économiser l’équivalent d’une fortune à Edison (qui, comme bien d’autres, s’attribuera les inventions de Tesla), grâce à ses prodigieuses (et mésestimées) avancées techniques. Puis, lorsqu’il réclame ce salaire plus que mérité, Edison, brutal et grossier comme à son habitude, lui répond qu’il ne comprend pas l’humour américain.
Tesla, furieux, claque la porte.
Une guerre sans merci se déclare alors entre Edison et Tesla. Le premier ira jusqu’à empoisonner de nombreux animaux, dont des éléphants, qu’il fait s’effondrer à proximité des inventions du second, en présence d’un public nombreux, pour tenter (avec succès) de discréditer les inventions de son rival. Edison (et ses acolytes) mènent d’ignobles campagnes de dénigrement dans la presse, faisant passer l’inventeur serbe pour le savant fou dangereux que chacun voit encore en lui aujourd’hui.
Tesla riposte, utilise son propre corps comme conducteur, afin de démontrer que le courant à haute fréquence est inoffensif. Les ampoules s’allument, sans fil, au creux de sa main. On le prend pour un magicien. Il redouble d’intelligence, de poésie, de génie de la mise en scène, au cours des différentes expositions, universelles notamment. Ses brevets et découvertes (approchant un total d’environ 900) lui permettent de trouver rapidement d’importants investisseurs, dont Georges Westinghouse, qui mène, grâce à Tesla, une concurrence féroce contre Edison pour le monopole de l’électrification du monde. Tesla poursuit ses recherches, notamment sur le courant alternatif, qui finira, comme on le sait, par triompher. Comme M. Tesla le dira lui-même : « Laissons l’avenir dire la vérité, et évaluer chacun en fonction de son travail et de ses accomplissements. Le présent est à eux ; le futur, pour lequel j’ai réellement travaillé, est mien. »
Son premier laboratoire, situé initialement au 46, East Houston Street à Manhattan, est le théâtre de quelques-unes de ses plus grandes innovations entre 1887 et 1889. C’est là qu’il met au point le moteur à induction à courant alternatif, la bobine Tesla à haute tension, et qu’il pose les bases de nombreuses avancées dans l’électricité.
Entre 1892 et 1895, son second laboratoire, situé au 33-35 South Fifth Avenue, est de nouveau le lieu de recherches intensives. On y trouve un énorme générateur électrique, des bobines géantes, et tout l’équipement de pointe permettant ses expériences. Tesla étudie alors les hautes fréquences, la tension élevée, et la possibilité de transmettre l’énergie sans fil. Il réalise des démonstrations spectaculaires d’éclairs artificiels. Manque de faire s’effondrer l’immeuble : ses machines, entrées en résonnance avec les fréquences vibratoires du building, génèrent un microséisme. Bien sûr, personne ne se doute de la cause de cet étrange évènement, et lorsque la police passe vérifier si tout va bien, Tesla et ses assistants ne disent mot. Le 13 mars 1895, un court-circuit provoque un gigantesque incendie qui réduit le laboratoire en cendres. Des années de travaux, parties en fumée.
Après la perte du soutien de ses financiers en 1903, Tesla est contraint d’hypothéquer son troisième laboratoire pour obtenir des liquidités. En 1911, il est définitivement expulsé pour défaut de paiement ; l’intégralité de ses équipements et travaux de recherche sont saisis. Une partie du matériel est revendue aux enchères, tandis que d’autres effets ont été stockés dans des entrepôts, avant d’être perdus ou détruits.
La bobine Tesla, le premier système radio, le projet Wardenclyffe et autres inventions
Il met au point, en 1891, la bobine Tesla, permettant de produire des courants à haute fréquence. Gagne la reconnaissance du grand public en 1896, avec son système hydroélectrique, qui alimente la ville de Buffalo en convertissant l’énergie générée par les chutes du Niagara. En 1897, il brade ses brevets, et renonce à ses 12 millions de dollars de redevances, dans le souci de maintenir la société de Westinghouse à flot, et pour l’intérêt général.
Car Nikola Tesla n’a que ce souci-là en tête : l’intérêt général, c’est-à-dire, la diminution des souffrances humaines qui constitue, selon lui, l’unique mission de tout inventeur qui se respecte ; l’argent n’étant qu’un moyen de parvenir à ce grand soulagement universel permis par la science et le bon sens…
C’est lors de cette même année 1897 qu’il dépose le brevet du premier système radio, que le plagieur Marconi prétend avoir déposé avant Tesla. Marconi parvient à s’attribuer les découvertes du véritable père de la radio, ce qui lui vaut un prix Nobel. Il lui sera retiré en 1943, après la mort de Tesla, qui n’aura pas pu voir son honneur restauré. En 1898, il invente le bateau télécommandé, ainsi que la fonction de télécommande en elle-même. Encore une fois, on le prend pour un sorcier. Il faut dire que M. Tesla cultive son aura de savant illuminé avec zèle, et brillo. Ses déclarations, dans la presse, sont toutes plus sidérantes, plus spectaculaires les unes que les autres.
En 1899, Nikola Tesla fait l’une de ses plus importantes découvertes : les ondes stationnaires terrestres, ou « ondes scalaires ». Il prouve que l’on peut transporter de l’énergie par le sol, via l’ionosphère (l’atmosphère supérieure de la planète). Installé dans les Montagnes Rocheuses de Colorado Springs, notre Lucifer serbe est persuadé de pouvoir non seulement transmettre l’électricité sans fils (afin mettre au point ce qu’il nommait avec élégance « les arts sans fils », puisqu’il imaginait que, dans le futur, l’intégralité des engins fonctionneraient sans câbles, directement alimentés par la Terre, la haute atmosphère et les ondes scalaires : « L’économie de la transmission d’énergie sans fils est d’une importance suprême pour l’humanité. », écrit-il), mais aussi capter l’énergie cosmique diffuse pour l’exploiter. Il parle alors de convertir « les rayons du Soleil, les ondes terrestres et les vibrations de l’atmosphère » en courant électrique utilisable.
Ces expériences, secrètes, sont financées par de riches mécènes, comme John Jacob Astor. Tesla installe des équipements électriques de très haute tension, extraordinaires pour l’époque, dont une bobine gigantesque, produisant des millions de volts. Il cause des orages artificiels, de graves perturbations électriques (il fait disjoncter une centrale, et toute la ville de Colorado Springs avec), des aurores boréales visibles jusqu’au Nouveau-Mexique. Il prétend même être entré en communication avec des extra-terrestres, un couple d’habitants de Vénus.
En 1900, après neuf mois de fiévreuse activité, Tesla quitte précipitamment son laboratoire sans donner d’explication, et laissant tout son matériel derrière lui. Personne ne sait ce qu’il s’est réellement passé à Colorado Springs.
À cette époque, Tesla s’intéresse aux propriétés mystiques de certaines fréquences, pensant pouvoir guérir le corps ou l’esprit grâce à des vibrations harmoniques. Il veut construire une machine générant des ondes stationnaires capables de provoquer des états altérés de conscience ; cherche à exploiter ce qu’il appelait les « flux d’énergie cosmique », en captant les vibrations naturelles de la planète et des couches ionisées de l’atmosphère. Il pense pouvoir concentrer cette énergie cosmique diffuse à l’aide de résonateurs géants.
Il est convaincu que l’électricité, correctement exploitée, permettrait de guérir tous les maux, et d’augmenter les capacités mentales humaines. Il rêve de machines générant des ondes stationnaires agissant directement sur les fréquences cérébrales.
« Avant longtemps, nos machines seront alimentées par une énergie disponible en tout point de l’univers. L’idée n’est pas nouvelle… Nous la trouvons dans le mythe d’Antée, qui tire l’énergie de la Terre ; nous la trouvons parmi les spéculations subtiles de l’un de vos plus grands mathématiciens… A travers tout l’espace se trouve de l’énergie. Cette énergie est-elle statique ou cinétique ? Si elle est statique, nos espoirs sont vains ; si elle est cinétique – et nous savons qu’elle l’est alors c’est une simple question de temps avant que les hommes réussissent à connecter leurs machines aux rouages mêmes de la nature. »
Au début des années 1900, fort de ses succès avec le courant alternatif, Tesla convainc J.P. Morgan de financer la construction de la Wardenclyffe Tower, immense tour de plus de 60 mètres de hauteur, surmontée d’une sphère de cuivre, et destinée à être construite en réseau, aux quatre coins du globe, afin d’alimenter la planète entière en énergie propre, gratuitement, sans câblage.
Le principe est de créer une résonance électromagnétique de la structure, pour transmettre de l’électricité (captée dans l’ionosphère) dans l’air, sans aucun fil donc, et sur de très longues distances, en utilisant la Terre comme conducteur.
L’idée ne fut pas, on s’en doute aisément, du goût de tout le monde, et particulièrement de l’industrie pétrolière et automobile, en plein essor… (Pour les résultats que l’on connaît, et que nos enfants-jamais-nés ne connaîtront pas.)
Les débats sur la viabilité technique de la tour, aujourd’hui encore, restent très enflammés. On sait qu’elle a été reproduite, à Istra, en Russie, sous une surveillance accrue. De nombreux ingénieurs travaillent aujourd’hui à partir des travaux de Tesla, à la lumière des découvertes modernes, notamment de la physique quantique.
Le coût du projet Wardenclyffe se révèle bien plus important que prévu initialement, 23 millions, une aberration financière pour l’époque. Au bout de deux ans, et face à ces dépenses démesurées, J.P. Morgan finit par retirer son soutien financier en 1903. Tesla se retrouve ruiné, forcé d’abandonner les travaux. Il s’acharne, tente par tous les moyens de sauver ce projet à même de faire bondir le progrès et l’émancipation de l’humanité, jusqu’en 1923, date de son démantèlement, et date du début de la descente aux enfers de Nikola Tesla.
Un être social, à sa façon
Tesla aura, tout au long de sa vie, vécu dans plusieurs hôtels de New York. Entre 1900 et 1919, il réside dans l’ancien Waldorf-Astoria, aujourd’hui situé à l’emplacement de l’Empire State Building ; où il organise de somptueux dîners pour ses amis et accointances. Puis, il s’installe à l’Hôtel St. Regis, au Marguery, au Pennsylvania, au Governor Clinton et, finalement, au New Yorker.
S’il est un homme obsédé par son travail, Tesla n’en demeure pas moins un être très social, voire mondain. Il est décrit comme « le plus grand, le plus mince et certainement le plus sérieux homme qui va régulièrement chez Delmonico’s » (restaurant historique de New-York, fréquenté par la haute société).
M. Tesla a des relations avec plusieurs personnes influentes de son époque. Il entretient notamment de longues discussions avec Harry Houdini au sujet de l’au-delà, de l’âme, et du spiritisme. Correspond durant sept ans avec le moine franciscain portugais Manuel Sousa Pereira, à propos de la science et de la pensée bouddhiste ; échange avec Swami Vivekananda, moine et penseur hindouiste, qui l’initie à la spiritualité orientale ; correspond également avec le poète persan Nizami Ganjavi, dont il admire les poèmes métaphysiques.
Son amitié la plus significative est celle qu’il entretient avec Mark Twain (qui éclate en sanglots, lorsque Tesla lui confie que ses livres lui ont sauvé la vie). Ils expérimentent ensemble les équipements de l’inventeur, notamment, en se prenant en photo avec un appareil à rayons X. Tous deux passionnés d’ésotérisme, ils discutent de la possibilité de forces psychiques permettant la transmission de pensée, comme la télépathie. (On sait que Tesla a fréquenté la Société Théosophique. Il assiste régulièrement à des conférences sur le spiritisme. Se passionne pour le médium Edgar Cayce. De même, il participe à plusieurs reprises aux expériences de la Society for Psychical Research, qui étudie les phénomènes paranormaux comme la télépathie ou la voyance.)
Et puis, il y a aussi sa connivence profonde avec Walter Russel, dont les théories, selon Tesla, sont si révolutionnaires qu’elles ne pourront pas être comprises par l’humanité avant mille ans.
Tesla et les femmes
Éternel célibataire, jamais marié, probablement vierge, Tesla entretient des relations platoniques, idéalisées avec des femmes imaginaires, ou, au mieux, des actrices inaccessibles, à qui il voue une admiration toujours à distance, dans une forme de culte chevaleresque. On lui connaît trois Muses :Anne Morgan, fille du richissime J.P. Morgan : il en est amoureux transi, la vénère, comme une déesse intouchable, et qui le fascine intellectuellement. Puis, il y a Marguerite Merington, une jeune écrivaine : Tesla lui écrit de nombreuses lettres exaltées, où transparait son adoration pour les femmes cultivées. Une relation épistolaire, purement platonique. Enfin, Sarah Bernhard. De passage à New York, elle impressionne beaucoup Tesla, qui la couvre de fleurs et de poèmes, et que l’actrice ignore.
Je propose, ici, de méditer un instant sur les déclarations de M. Tesla à l’endroit des femmes, que voici :
« Cette lutte de la femme humaine vers l’égalité des sexes se terminera par un nouvel ordre sexuel, avec la femme comme supérieure. La femme moderne, qui anticipe dans des phénomènes purement superficiels l’avancement de son sexe, n’est qu’un symptôme de surface de quelque chose de plus profond et de plus puissant fermentant dans le sein de la race. (…) Ce n’est pas dans l’imitation physique superficielle des hommes que les femmes affirmeront d’abord leur égalité et plus tard leur supériorité, mais dans l’éveil de l’intellect des femmes. (…) À travers d’innombrables générations, dès le début, la servitude sociale des femmes s’est traduite naturellement par l’atrophie partielle ou du moins la suspension héréditaire des qualités mentales dont on sait aujourd’hui que le sexe féminin n’est pas moins que celui des hommes. (…) L’acquisition de nouveaux champs d’activité par les femmes, leur usurpation progressive du leadership, ternira et dissipera finalement les sensibilités féminines, étouffera l’instinct maternel, de sorte que le mariage et la maternité deviennent odieux et la civilisation humaine se rapproche de plus en plus de la civilisation parfaite de l’abeille. » De l’androgynie comme corset, encore. De l’émancipation par la raison, l’individuation souveraine, encore.
Messages d’extraterrestres et mysticisme
La spiritualité de Nikola Tesla est aussi riche que singulière. Persuadé, comme nous l’avons vu, de recevoir des messages d’extraterrestres, il croit en une forme de « panspermie dirigée » : selon lui, à chaque millénaire, une civilisation alien enverrait sur Terre des « graines de vie » sous forme de spores pour ensemencer les planètes et faire évoluer l’humanité. Il croit également en une forme de vie universelle se manifestant sous forme d’énergie ou de vibrations.
Je dépose ici cette merveilleuse citation : « Mon cerveau n’est qu’un récepteur, dans l’Univers il y a un cœur duquel on obtient la connaissance, la force et l’inspiration. Je n’ai pas pénétré dans les secrets de ce cœur, mais je sais qu’il existe. »
Il a ses propres théories sur l’origine de l’univers, pensant que les processus mécaniques et énergétiques peuvent à eux seuls expliquer la création.
(Pour Tesla, la théorie de la relativité d’Einstein n’est que pure anecdote, si ce n’est une sottise ; et l’emballement autour de l’utilisation de l’énergie nucléaire, une dangereuse absurdité. Selon lui : « Les scientifiques d’aujourd’hui ont substitué les mathématiques aux expériences, et ils s’égarent d’équationen équation, pour finalement construire une structure qui n’a aucun rapport avec la réalité ».)
Il crée son propre culte autour du chiffre 3, de la lumière et de l’électricité ; à propos duquel il m’a été, jusqu’ici, impossible de trouver des informations. À la fin de sa vie, il développe une obsession pour le 3 (en lien avec la Sainte Trinité, le tétragramme, etc.), y voyant la preuve d’un principe divin se manifestant partout dans l’univers, il multiplie avec fièvre chacune de ses actions par trois (trois tours de bâtiment avant de rentrer à l’hôtel, trois assiettes et paires de couverts pour le dîner, trois lavages de mains, etc.). Il pense que toutes les religions sont liées à des phénomènes énergétiques ; que l’univers est régi par des nombres, des symboles mathématiques et des vibrations d’énergies.
En ce qui concerne ses lectures, citons La Bhagavad Gita, d’où il puise bon nombre de ses idées sur l’énergie cosmique ; les poèmes épiques perses et sanscrits tels que le Shahnameh ou le Mahābhārata ;Goethe ou Nietzsche (particulièrement Ainsi parlait Zarathoustra : Tesla s’identifie à Zoroastre) ; le Livre de Thot ; le Zohar ; La Kabbale Dévoilée de Henri de Guillebert (étude approfondie du Zohar et de l’Arbre de Vie kabbalistique) ; Les Prophéties de Nostradamus ; Le Matin des Magiciens de Pauwels et Bergier, (ouvrage ésotérique sur l’alchimie, l’hermétisme et le symbolisme) ; ou encore Le Prophète, de Khalil Gibran.
La descente aux enfers
Ruiné, anonyme, apatride, paranoïaque et misanthrope, Nikola Tesla passe les dix dernières années de sa vie à l’hôtel New Yorker, truffé d’espions ; oublié de tous, sauf du gouvernement américain, qui le soupçonne d’être un sympathisant communiste. Il écrit, dans une dernière lettre à sa mère : « Toutes ces années que j’ai passées au service de l’humanité ne m’ont apporté que des insultes et des humiliations. »
M. Tesla ne communique plus qu’avec sa nièce, et les pigeons de Central Park, qu’il considère comme des messagers divins. En janvier 1943, il est retrouvé dans sa chambre, la 3327, trois semaines après sa mort d’un arrêt cardiaque, à l’âge de 86 ans, le corps dévoré par les mêmes pigeons qu’il nourrissait avec la plus grande tendresse… Ses coffres (72 au total), saisis pour moitié sinon plus par le FBI, seront plus tard examinés et, comme le croient certains, conservés par un certain John Trump. La rumeur dit que le gouvernement américain aurait destitué Nikola Tesla de sa nationalité américaine, afin de permettre la saisie de ses trésors.
Une douzaine de personnes assistent à ses funérailles, le 12 janvier 1943, à la cathédrale Saint-Jean de New York.
Éternité de Nikola Tesla
Je n’oublierai jamais cette nuit. Ces éclairs-Nephilim. Ces sphères aux halos vivants, flous, aux couleurs inconnues et sacrées, qui tournoyaient si vite ; elles en devenaient parfois transparentes, obéissantes envers leurs impérieux, égoïstes orbites, somptueuses fugitives d’une noirceur absolue.
Le lendemain matin, et toujours par la grâce de l’anesthésie de l’alcool, je me dirige au Musée Nikola Tesla de Belgrade. Je dépasse l’ambassade de Chine, bombardée en 1999 et jamais reconstruite depuis : les gigantesques béances noires laissées par les missiles ressemblent aux portes de l’enfer. Je tourne à droite sur Knez Mihailova, long collier d’ambassades décrépies aux murs bleu, rose, vert, jaune pastel délavés, construites vers 1870. Le Musée ressemble à un temple ouvrant vers la quatrième dimension. Mon cœur s’emballe. Toutes ses inventions sont là. Elles dorment. Chuchotent, parfois, dans leur sommeil. Leur cuivre brille, couleur d’éternité. Quelques coffres également, durement arrachés aux autorités américaines par la famille de Tesla. Ils sont en acier peint en vert kaki, les initiales NT, sont peintes en jaune. On voit même, sous d’anciennes vitrines, les effets personnels de Tesla, ses bottines à lacets, ses larges cartables en crocodile noirs vernis, ses redingotes sur-mesure, ses impeccables chapeaux haut-de-forme, eux aussi cousus de ses initiales en fil carmin brillant.
Durant la visite, le guide nous rassemble autour d’une grande bobine haute de plusieurs mètres, le fameux Tesla coil. Il l’actionne. Des éclairs violets jaillissent de nulle part, fins comme un système nerveux central. Leur grésillement est assourdissant. Les visiteurs reculent, certains poussent des cris d’effroi. Le guide demande un volontaire. Je m’avance. Il me tend un tube néon. À ma grande surprise, celui-ci s’éclaire au contact de ma main. J’ai un sursaut d’étonnement, dont le guide, bien sûr, a l’habitude. Il me sourit : « il n’y a aucun danger. C’est votre corps qui joue le rôle de conducteur pour les ions négatifs ». Je retrouve alors la stupéfaction de l’enfant. Quelque chose, en moi, se réanime. Cette adoration fascinée pour le monde. Cette incompréhension aussi totale qu’omnisciente. La légèreté extatique de l’Amour. Un envol.
Je photographie du regard une citation, inscrite en grand sur le mur de l’entrée. Elle me semble d’une importance solennelle :
« Nous vivons à une époque de réalisations techniques sans précédent, conduisant à une maîtrise de plus en plus complète des forces de la nature, et à l’anéantissement du temps et de l’espace. Mais ce développement, tout en contribuant à notre confort, à notre commodité et à notre sécurité d’existence, ne va pas dans le sens d’une vraie culture, ni de l’illumination. Au contraire, il est destructeur des idéaux… La véritable cause du déclin des nations est l’incapacité de l’humanité à résoudre les problèmes SOCIAUX, MORAUX et SPIRITUELS. La vie est telle que seuls les plus aptes peuvent survivre, il y a un développement sain sous l’emprise de l’individualisme. Lorsque la réaction qui s’installe naturellement chez l’individu est éliminée, l’effort et l’initiative originaux supprimés, et les facultés créatrices affaiblies, la race retombe progressivement dans la sauvagerie, et périt. Une fin similaire menace notre civilisation actuelle. »
Une question émerge alors dans mon esprit : dans quelle mesure la financiarisation du monde aura-t-elle permis le progrès humain, et dans quelle mesure l’aura-t-elle retenu, limité, voire, empêché ? Le non-dualisme, ici, est plus que jamais de rigueur.
Je pense à Adorno, sa célèbre formule : « d’après le stade des forces productives, la terre pourrait ici et maintenant être le paradis ». À laquelle un Alexandre Grothendieck souscrirait. Mais un Nikolaï Fyodorov leur rétorquerait que non seulement la seule mission mais la seule justification de l’existence de cette étrange chimère qu’est l’espèce humaine est celle qui consiste à œuvrer, dans une union sacrée sous-entendant une paix et une collaboration totales entre les hommes (et peut-être, donc, la fin de la société des Nations, comme le souhaitait aussi Einstein), à l’annihilation de la mort (à la résurrection de tous les morts, aussi) par les moyens de la science, de la connaissance, et de la conscience. La question étant peut-être : au prix de la vie, telle que nous la connaissons ? Je pense à Jacob.
Avant de partir, je m’arrête un long moment devant une sphère de cuivre, présentée sur un socle de marbre noir, placé au centre d’un espace carré noir, éclairé par une lumière crépusculaire. Elle contient les cendres de celui qui fut, bien plus qu’un grand inventeur (et dire que je ne vous ai pas parlé de sa soucoupe volante !), un grand homme. Celui qui, plus que tout autre, peut-être, désira « atteindre une parfaite intelligence de soleil », selon la formule de Georges Bataille. Je me surprends alors à lui faire la promesse, à voix haute, de parler de lui aussi souvent que possible.
Le visage de Nikola Tesla, peint sur la queue d’un avion de la compagnie Air Serbia, fend l’éther. Une amoureuse atterrit à Paris. Elle retrouve quelques amis. Des gens cultivés. Aucun d’entre eux ne connait cet homme illustre dont elle parle à toute vitesse, et dans un seul souffle.