Il est, avec Baudelaire, Hugo et Mallarmé, le plus grand poète français du XIXème siècle. Mais lui seul, vie et œuvre à jamais confondues, est devenu un mythe. Qui ? Arthur Rimbaud, bien sûr, le météore des mots, le Voyant, l’homme aux semelles de vent, le dérégleur de tous les sens, le Clochard céleste. Un Passant considérable.

De génération en génération depuis sa mort en 1891 à trente-sept ans, de retour du Harar, dans un hôpital de Marseille, les rimbaldiens de toutes obédiences traquent les moindres pas, les moindres faits et gestes de leur héros, dont la courte existence reste, aujourd’hui encore, pleine de trous noirs et de mystères.

Aussi l’apparition-miracle, il y a quelques mois, d’un portrait de Rimbaud daté de 1873, l’année d’Une saison en enfer, en frontispice d’un livre intitulé Rimbaud, la photographie oubliée, fruit des recherches d’un artiste bohème, Gérard Dôle, à cheval entre la Nouvelle-Orléans et Saint-Germain des Prés, aurait dû faire grand bruit. Ce ne fut pas complètement le cas. Il est vrai que cette photo, la dixième en tout et pour tout que l’on a de Rimbaud, est aux antipodes de la célébrissime photo de Cajart de septembre 1871, portrait devenu iconique d’un adolescent rebelle et habité, les cheveux en bataille, qui vous fixe droit dans les yeux. Là, Rimbaud, deux ans plus tard à peine, est un jeune homme bien mis (le photographe lui a peut-être prêté des vêtements), une lavallière sagement nouée sous le cou. Le regard dans le vide, il n’a rien du Voyant qu’il est plus que jamais alors, avant que sa flamme poétique, bientôt, ne s’éteigne et qu’il ne lève l’ancre pour l’Ailleurs : Sumatra, Aden, l’Abyssinie, loin des vieux parapets d’Europe. Autre élément qui intrigue, l’heureux découvreur qui mit la main sur ce cliché en 1975 et le fit expertiser en 1989, l’aura gardé par devers lui jusqu’à la parution de son livre l’an dernier, soit quarante-sept ans durant, sans que la raison en apparaisse clairement.

Si la photographie n’a pas fait événement, c’est aussi qu’on a voulu lui faire dire qu’elle prouverait de façon quasi-certaine que Rimbaud aurait été à Paris durant la Commune au printemps 1871, peut-être même à deux reprises, ce qui reste hautement discutable. On ne voit vraiment pas en quoi cette photo, postérieure de deux ans aux événements, change la donne.

On connaît de source sûre une première escapade de Rimbaud à seize ans, de Charleville à Paris, en septembre 1870, où il est arrêté à son arrivée, embastillé puis expulsé. Une seconde tentative, auprès des milieux littéraires parisiens en février 1871 se solde par un échec à s’y faire admettre. 

L’insurrection de la Commune éclate peu après, le 18 mars. En Rimbaud, le révolutionnaire, le révolté exultent. Il écrit depuis Charleville à un ami qu’il sera dans huit jours à Paris. Même si Rimbaud, le premier, ne s’est prévalu d’aucun fait d’armes ni de sa présence parisienne parmi les insurgés de la Commune, plusieurs proches, dont Verlaine, soutiendront plus tard qu’il s’est enrôlé dans la Garde nationale à la caserne Babylone, où en raison de son jeune âge et de sa figure angélique, il aurait subi des sévices sexuels. Sévices qu’il évoque, en effet, dans un poème déchirant, Le cœur supplicié – mais qu’il a pu inventer –, avant de s’enfuir de Paris, selon les tenants d’un Rimbaud communard, ou ne se terre, selon Gérard Dôle, rue de Buci chez un couple compatissant. Couple qu’il récompensera deux ans plus tard, toujours dans l’interprétation qu’en propose Dôle, par l’envoi par la Poste de sa fameuse photo, retrouvée en 1975 chez leur petit-fils, un nommé l’Astronome. Alors âgé de quatre-vingt-sept ans, l’Astronome, qui les tient de ses deux grands parents, raconte avec force détails qui font vrai à Gérard Dôle, locataire dans le même logement qu’aurait occupé Rimbaud, le premier puis le second séjour de « Rimbe » durant la Semaine sanglante rue de Buci, lui apprend l’existence de la photo de 1873 et finit par la lui remettre en don.

Cette photo-remerciement, dont personne, parmi les rimbaldiens les plus autorisés, ne conteste l’authenticité, ne comporte étrangement nulle dédicace au verso à l’intention du couple de bienfaiteurs, comme on aurait pu s’y attendre dans un envoi de civilités. Une lettre l’accompagnait-elle ? Pourquoi Rimbaud ne l’a-t-il pas portée lui-même ? Trois autres photos du même photographe Pierre Petit, une du couple de bienfaiteurs, une de la fille de la portière du 10 rue de Buci et une du loustic de cette dernière, émergent en même temps.

Rimbaud reviendra à Paris rue de Buci à l’automne 1871, hébergé dans une chambre de bonne, chez Théodore de Banville, chef de file des poètes parnassiens, qui avait fui Paris durant la Commune. Rimbaud s’en verra délogé après diverses frasques hautes en couleurs, dont son exposition à la fenêtre en « tenue mythologique », plus quelques pots de chambre jetés depuis l’étage dans la cour et la revente du mobilier.

De la rue de Buci, il filera rue Séguier, toute proche, chez Charles Cros, puis chez les Zutiques, rue Racine, fréquentera les Vilains Bonhommes, rencontrera Verlaine, ils partiront ensemble pour Londres, Verlaine à Bruxelles tirera sur Rimbaud qui entendait gagner Paris.

Paris où Rimbaud se fera photographier en août 1873, comme cela vient de vous être conté.


Gérard Dôle, Rimbaud la photographie oubliée, éditions Terre de brume, novembre 2022.