Quelques-uns des enfants et petits-enfants de grandes figures nationales écrivent des livres sur ce qui, en eux, est en nous, nous autres Français. L’année dernière, il y eut l’excellent Une archive de Mathieu Lindon sur les éditions de Minuit et leur antépénultième directeur Jérôme Lindon. Il y eut aussi Proust, roman familial de Laure Murat sur cette caste très étrangement nationale que constitue l’aristocratie, laquelle porte des noms de famille qui sont aussi des toponymes (« le duc de Luynes, résidant au château de Luynes, à Luynes »), qui sont toujours, avec leur particule, « de » quelque part en France, comme toujours plus résolument inscrits sur le territoire national que les autres. Dans une moindre mesure, il y eut Un roman russe d’Emmanuel Carrère. Ce dernier convoquait un autre pays que la France, tout aussi générateur de fantasmes que la France, mais il était tourné et dédié à l’académicienne et monument national Hélène Carrère d’Encausse. À travers leurs retours sur eux-mêmes, ces « princes de sang » (l’expression a pu servir à désigner Mathieu Lindon) nous offrent des plongées introspectives dans ce qui fonde, au fond, le fait d’être Français. Le très récemment paru et tout à fait remarquable Les monuments de Paris de Violaine Huisman est de cette lignée. Il se pourrait même qu’il ajoute, sur ce que « Français » veut dire, un chapitre supplémentaire. 

Parmi les passions les plus forcenées des Français, il y a l’historicisme et il y a l’intellectualisme. Tout grandiloquents qu’ils puissent être – et ils doivent l’être s’ils veulent mériter leur « isme » – ces deux penchants sont capables de suffire à faire de n’importe quel individu un Français. Deux Huisman existent dans ce roman pour l’illustrer. D’une part, Georges Huisman, un chartiste devenu à peu près l’équivalent de ministre de la Culture actuellement. D’autre part, son fils Denis Huisman, un agrégé de philosophie devenu entrepreneur culturel et pédagogue. Deux excellences institutionnelles françaises donc – l’École nationale des chartes et l’agrégation de philosophie – mais surtout deux subversions. Car l’un comme l’autre Huisman ne se sont pas contentés de réciter leur leçon. Ils furent d’ailleurs tous deux, en la matière, de piètres conservateurs. Le premier fonda, entre autres, le musée d’Art moderne et le Festival de Cannes, le second un groupe scolaire post-baccalauréat spécialisé dans la communication. De l’austérité des chartes médiévales au glamour du grand écran, de la métaphysique aux attachés de presse, donc. De père en fils, un même mouvement descendant, presqu’un détournement. Quelque chose de vivant. Des monuments qui se mettraient à marcher. La France, en quelque sorte, mais vivante et rendue aux Français. La France redevenue et réaffirmée française. 

Pourtant, lesdits Huisman avaient a priori peu de chances de si bien incarner la nation française. Aucun ancêtre Huisman n’avait combattu à Alésia aux côtés de Vercingétorix. Ils étaient d’ascendance juive flamande. Le père de Georges et le grand-père de Denis était analphabète. Il parlait à peine français, plutôt yiddish. Il avait été naturalisé. Pour beaucoup de Français « de souche », lui et son engeance restaient des métèques ou des étrangers. Aujourd’hui, on dirait des « Français de papier ». À l’époque, on disait « des youtres ». Mais voilà, ces Huisman, et Georges en particulier, sitôt devenus français, se sont emparés des histoires de France et des idées françaises pour en faire du neuf. En cela, très concrètement, ils ont incarné la France, formé des Français, c’est-à-dire l’avenir. Ils ont mieux été la France que ceux qui prétendaient en avoir hérité comme on hérite d’un lopin de terre, pour s’y barricader. Ce qui distingue une nation d’un souvenir, sa gloire d’un vestige ou d’une curiosité touristique comme Pompéi, c’est sa capacité à inspirer l’avenir. Or le livre de Violaine Huisman tend en permanence vers cet avenir. Il est à cet égard différent des précédents ouvrages susmentionnés, qui sont eux plus résolument tournés vers le passé, dans l’espoir d’une résolution de ce passé. Pour cette raison, il est peut-être encore plus précieux à mes yeux. Quand il se transforme en lettre à son père, en conte ou en enseignement pour sa fille, il arrive au roman de Violaine Huisman de s’écrire au présent de l’indicatif. Mais il va même au-delà, dans l’avenir, dans la fiction qu’est nécessairement l’avenir, en attribuant une palme d’or à une femme noire prénommée « Ada » laquelle n’a pas de nom de famille, n’a d’ailleurs jamais eu de palme d’or, pour la simple et bonne raison qu’elle n’existe pas encore, qu’elle s’appelle très certainement « Ada » pour l’ardeur qu’il lui faut fournir pour la conquérir enfin, cette distinction, après toutes les relégations subies. Cela va venir. Cela se prépare actuellement. Il n’y a qu’à attendre. Ada ou l’ardeur, pour le roman. Ada ou Jeanne d’Arc, pour la statue. Ada où la seule France qui compte, celle qui se prépare. 

Il faut remercier Violaine Huisman de démontrer que les monuments servent à cet effort, qu’ils ne servent que très accessoirement à décorer les avenues, mais encadrent nos lendemains. Celui qui croira lire la grandeur d’une nation dans ses bâtiments illustres, sans entendre cette injonction-là, sera resté sur le seuil ou sera en train de visiter une tombe. Il aurait mieux fait de se contenter de photographies et de s’économiser le voyage. De sorte que Violaine Huisman nous rappelle que tout monument, si beau soit-il, n’est toujours qu’un prétexte, que sa beauté réside précisément en dehors de lui, dans la projection qu’on lui associe. Le monument seul, sans cette invitation, est une chose balourde et fruste, très rudimentaire. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la statue de Vercingétorix à Alise-Sainte-Reine dans le département de la Côte-d’Or.

À ce titre, le rôle joué par la ville de Marseille dans le roman est parlant. Marseille, cette « capitale occulte de la France » selon l’historien Olivier Boura, cette ville antique presque sans vestige antique, assez dépourvue en monuments, sans cesse bousculée par le présent de ses infinis débarquements, toujours promise à l’avenir, est non seulement le lieu où Georges Huisman et Denis Huisman se cachent des persécutions raciales pendant l’Occupation mais aussi, à travers le nom du bateau le Massilia qui transporta les parlementaires français et leur famille, dont les Huisman, en Afrique du Nord au moment de la débâcle, quand la France se perdait entre les mains de Laval et de Pétain, sous le regard des mitrailleuses d’Hitler. Marseille est le lieu où l’écriture du roman prend fin. Là où la narratrice séjourne à son retour en France après tant d’années passées à New York, s’être construite une vie outre-Atlantique, loin de ces imposantes statues vert-de-gris. Elle se rend à Marseille pour voir telle ou telle impasse, tel ou tel bâtiment, mais aussi, peut-être à son insu, pour se tenir entre deux rives, pas tout à fait encore en France, bientôt en France, sur le point d’accoster.

Une autofiction comme Les monuments de Paris appelle peut-être une autocritique. J’étais un peu disposé à aimer ce roman. En hypokhâgne, au lycée Lakanal, mon professeur de philosophie s’appelait Bruno Huisman et il apparaît dans les pages de ce roman, en sa qualité de demi-frère de la narratrice, de petit-fils de Georges donc, et de fils de Denis. Deux de mes trois romans ont paru aux monumentales éditions Gallimard, rue Gaston-Gallimard. Je suis né dans une clinique de l’avenue Paul-Doumer (président de la République assassiné pour lequel Georges Huisman était secrétaire général) à Paris, parmi les monuments les plus pesants qui soient, dans ce seizième arrondissement où vivent les Français parmi les plus momifiés qui existent. Surtout, je suis un « Français de l’étranger » depuis quinze ans. Je ne mérite ni le titre d’émigré ni celui d’exilé, je suis parti de France pour tout un tas de pays divers, parce qu’à chaque langue apprise, j’acquiers un nouvel être, parce que le « monde est plein de choses merveilleuses » – comme l’écrivait dans un poème célèbre un Suisse naturalisé français « par le sang versé » nommé Blaise Cendrars, lequel a dû à un moment, ne serait-ce que du fait de leur amitié commune avec le peintre Fernand Léger, côtoyer Georges Huisman – mais aussi parce que moi aussi, comme Violaine Huisman, tous ces monuments vus de près me pesaient et m’empêchaient.

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