Putain Lacanienne, devenue par un étrange tour de passe-passe, une icône féministe 15 ans après sa mort. Qu’écrirait-elle aujourd’hui à l’ère Me too si elle ne s’était pas suicidée ?
Une femme qui a écrit pour simplement parvenir à vivre. Pris la parole, non pas pour dénoncer des hommes, ni même se poser en victime, mais pour parler de sa condition de femme-putain-larve-schtroumpfette. Putain Lacanienne[1], devenue par un étrange tour de passe-passe, une icône féministe 15 ans après sa mort. Qu’écrirait-elle aujourd’hui à l’ère Me too si elle ne s’était pas suicidée ? Quelle serait sa position : critique, enthousiaste ? d’ailleurs en aurait-elle une, ou se contenterait-elle d’observer notre époque d’un sourire ironique et lointain ? Quels mots poserait-elle face à ce nouveau Malaise dans la civilisation ?
Nelly Arcan ne s’est jamais revendiquée comme féministe, seulement comme putain, à peine comme auteure, le seul vrai désir qui la fit pourtant exister. Un astre solitaire, pas solidaire. Difficile de l’imaginer adhérer à un quelconque mouvement. Loin, exilée dans sa haine, arrimée à sa pulsion de mort :
« Dans ma putaserie c’est l’humanité entière que je répudie et cela inclut la communauté des femmes.
Peut-être suis-je trop près d’elles pour leur reconnaître quelque chose qui leur soit propre et qui ne soit pas immédiatement détestable. »
Serait-elle parvenue à dépasser sa position misogyne et solipsiste bien que cela eût pu avoir un effet « thérapeutique » ? J’en doute.
Désir pur et pur désir de mort, Nelly a choisi la voie de la transgression, la vérité crue de la jouissance contre le mensonge du désir. Le monde du sexe, de la prédation tarifée : L’obscénité des hommes plutôt que la laideur de sa mère. Elle se rangerait sans doute de leur côté. Oui le sexe est obscène, mais le monde l’est encore plus, inutile de se voiler la face.
« Dans un monde où on maquille les fillettes et où on doit avoir dix-huit ans toute sa vie, où le trémoussement des fentes se colle au moindre regard jusque dans les contes de fées, mieux vaut continuer à se soulager comme le font les chiens. »
Chienne tu es, chienne tu resteras, de garde ou non. Nul orietur pour cette cynique nihiliste.
Me too elle connaît bien : des queues à la chaîne. Le consentement : aucun problème pour quelques dollars. Le viol ? elle n’en a jamais parlé, mais l’incestuel oui. Pas besoin d’avoir été violée ou agressée pour sentir le poids du patriarcat dans le regard d’un homme.
« Ce n’est pas avec le premier client que je suis devenue putain (victime), je l’étais bien avant dans mon enfance de patinage artistique et de claquettes dans les contes de fée où il faut être la plus belle et dormir éperdument. »
« On v(i)ole les femmes de leur corps dès l’enfance, donc c’est forcé qu’un jour cela arrive pour de bon » dirait-elle en haussant les épaules.
Dénoncer son agresseur ne suffira pas à libérer les femmes de leur « honte ».
« La honte est une lignée de femmes à perte de vue, qui se boucle en cercles, en nœuds de pendu qui accouchent les uns des autres, nœuds qui s’achèvent comme un serpent qui se mord la queue, qui se la mange, qui se la digère et se régénère dans l’autosuffisance d’une vie enroulée sur elle-même, ni affamée, ni rassasiée. Une roue qui tourne sans coup du destin, autopropulsée. »
Le destin d’une schtroumfette est celui d’une victime (h)ontologique conditionnée par les rouages du patriarcat et du grand Capital. Une des raisons pour laquelle elle ne pose jamais en tant que victime. Redondant et inutile. Larver dans sa plainte lit ou larver dans son lit :
Les femmes ne seront jamais libres car les mères seront toujours les premières prisons des filles. « Balance ta mère avant de balancer ton porc » : faire la révolution commencerait par là dans le fantasme arcanien. Un monde matricide et post-capitaliste loin des soubresauts convulsifs de Me too.
Et pourtant cette redoutable anthropologue de la post-modernité n’a cessé de dénoncer le rapport d’emprise exercé sur les femmes en poussant ses analyses à l’extrême limite du soutenable : des femmes vulves, enfermées dans leur image comme dans des cages, prisonnières de leur corps, qu’il soit exhibé ou prohibé :une burqa de chair. Mais chez elle l’homme n’est jamais stigmatisé, défini comme agresseur, coupable, cible à abattre, comme chez Valérie Solanas (Scum Manifesto) ou dans le mouvement Me too.
« Les hommes de mes livres sont indestructibles, intouchables (…) C’est pour cela que mes univers sont aussi désespérés et que l’échec survient nécessairement, au bout du compte. »
Omnipotence nécessaire et tragique puisqu’une femme (n)’existe (que) par son regard.
Point de féminité sans masculinité : une femme c’est d’être belle et un homme c’est de bander en somme. Vision essentialiste que certaines féministes critiqueront, n’empêche : que deviendra le Petit chaperon rouge si vous tuez son Grand Méchant loup ? Confiné chez grand-mère : est-ce réellement une façon d’éprouver sa liberté ? Le monde sera triste sans porc à baiser – surtout pour une putain – y avez-vous seulement pensé ? dirait-elle à ces néo féministes. D’autant plus que chez Nelly Arcan la prostitution – pourtant abhorrée – a aussi paradoxalement été un vecteur d’émancipation : de sa classe sociale, de son éducation et de l’emprise maternelle. Soit une façon, certes ambivalente et mortifère, de se créer une identité, de se faire un nom. Vaut-il mieux être une anorexique de l’amour ou une anorexique de la masculinité ?
Il me semble aussi qu’elle n’aurait pas adhéré à cette logique du N plus un propre à Me too. Cette mise en commun, mise en équivalence, qui aboutit souvent à une mise en abyme du singulier, de la nuance, en voulant faire un, faire corps à plusieurs. L’accumulation par le nombre : voilà aussi ce dont la putain cherchait à se libérer. Ne pas être une de plus dans le regard de l’Autre mais une voix unique. Éprouverait-elle une satisfaction à voir ces têtes qui tombent, ces hommes dénoncés, bannis, honteux, diffamés, subissant un sort quelque part égal au sien ou, au contraire, une forme de compassion pour ces « victimes » Metooisés ? Sans doute adopterait-elle une position nuancée voire contradictoire, fidèle à ses propres ambivalences. En bonne lacanienne, elle questionnerait certainement la rhétorique Me too : l’idéologie, la logique du fantasme, caché derrière le discours, et le réel – tenant lieu de réalité – qu’ils façonnent. Je reprends ses propres termes : Le poids des mots et la matérialité du langage [titre de son mémoire de littérature sur les Mémoires d’un névropathe du président Schreber] dans le mouvement Me too: telle est aussi la question. Penser la Choseplutôt que s’attaquer au symptôme en somme.
Les mots sont des armes de guerre, les écrivain(e)s le savent bien. Mais ils savent aussi que le seul combat consiste à écrire au-delà de soi, de son sexe et de son genre, écrire des livres qui disent le deuil noir de toute une vie, le lieu commun de toute pensée. Freud a cherché à éclairer le continent noir du féminin – noir parce qu’inconnu, tapi dans l’ombre, énigmatique –, Nelly Arcan, elle, nous a révélé le continent noir de la masculinité – noir parce que sombre, obscur, inquiétant. Je ne connais pas de meilleure guerre des sexes.
[1] Nelly Arcan, la Putain lacanienne ou le continent noir de la mélancolie, éditions des Crepuscules, 2019.