« Aimer quelqu’un c’est lui donner le pouvoir de vous tuer » écrivait Marilyn quelque part dans ses carnets .Aimer les livres c’est leur donner le pouvoir de vous tuer aurait pu écrire Michel Schneider. Il s’est éteint cet été le 21 juillet à l’âge de 78 ans. Officiellement des suites d’un cancer, mais qu’importe, puisque les écrivains sont éternels. Tout le monde le sait, Michel est parti rejoindre Marilyn sur la River of no return. L’amour des livres, la haine des livres : voilà de quoi les écrivains meurent. Et Michel Schneider en était un. Parmi ses essais, sur Proust, Glenn Gould, Schuman, ou encore ses romans, Comme une ombre, Je crains de lui parler la nuit, sans oublier ses écrits psychanalytiques, ma préférence va à Marilyn dernières séances. Seul un homme qui aimait profondément les femmes pouvait relever un tel défi : faire exister Marilyn, donner à entendre sa mélancolie. Si lointaine, si proche, surgie des profondeurs du continent noir. Un pur morceau de littérature. Un vrai faux roman ou un faux roman vrai. Époustouflant.
Une œuvre d’écorché vivant aussi. Si l’on a pu dire que Greenson avait eu la peau de Marilyn – mais l’inverse est aussi vrai – Michel Schneider lui l’a dans la peau. Il y a chez lui un devenir-Marilyn, comme un devenir-animal, il écrit sa Marilyn comme Flaubert sa Bovary : « Marilyn c’est moi ». « La fiction est la seule façon d’accéder au réel » disait-il, à la fois en tant qu’écrivain mais aussi en tant qu’analyste. Mais qu’est-ce que le réel chez une actrice ? « Il se trouve dans la voix quand elle se délie de l’image » dit encore Schneider. D’où découle cette interrogation : comment faire entendre la voix de Marilyn et celle de Norma Jean ? Question de style, répond l’écrivain féru de musique. Et la magie opère. On entend le souffle de Norma Jean, sa voix bredouillante murmurer, au bord de l’effondrement, sa petite musique vibrato alto, relayée par la voix grave de Marilyn, avec son tempo largo, si caractéristique. De pages en pages, de séances en séances, elle s’incarne, consigne ses émotions, sa vérité – non plus prise dans l’image, mais prise dans ses mots, maux. Infiniment vivante, réelle. Schizophrénique.
Marilyn dernières séances est aussi un livre sur la pulsion de mort, le récit d’une passion et l’autopsie d’un malaise dans la civilisation, d’un malaise à Hollywood et dans la psychanalyse version ego psychology – aussi précis et documenté qu’un essai. De 1960 jusqu’à sa mort en 1962, Marilyn entame une thérapie avec le docteur Greenson, star de la psychanalyse de l’époque et intellectuel mondain. Mais très vite les choses dérapent dans cette thérapie hors-norme, hors-limite. Greenson met tout en œuvre pour sauver Norma Jeane sans se rendre compte qu’il est tombé sous l’emprise de Marilyn. (Défi prométhéen, narcissique ? dont il ne se remettra jamais). Il lâche tout pour se consacrer à elle, devient sa maison, son frère, son coach, sa drogue. Elle est désormais son unique patiente. Un délire à deux qui par certains égards peut être comparé à celui de Bergman dans Persona. Une sorte de dépersonnalisation où l’un devient l’ombre portée de l’autre, sa part manquante. « Elle était mon enfant, ma sœur, ma douleur, ma déraison » confie Greenson. Un Amour fou et une folle histoire d’amour en somme. Toutes les psychanalyses le sont, certaines peuvent tuer et d’autres vous faire vivre, toute la différence est là.
Prendre la parole, exister au-delà de la belle image réduite au silence : tel était le désir de Marilyn, sa lutte acharnée, dont elle nous a laissé des fragments écrits, aujourd’hui réunis et publiés aux éditions du Seuil. Greenson l’aura compris trop tard : la psychanalyse est l’invisible travail des mots. Marilyn elle le savait.
« Il me semble qu’un analyste n’analyse pas avec ce qu’il sait mais avec ses blessures les plus profondes ».Michel Schneider écrit aussi avec ça, des deux côtés du miroir. Il est aussi Greenson en prise avec ses démons dans cette schizo analyse où il semble mettre en scène ses propres fantômes avant la dernière prise, le cut final. Marilyn retrouvée morte, fin du film, fin du livre. Greenson rembobine la bande son que Marilyn lui avait envoyé avant sa mort, sa dernière adresse. Il l’écoute, pour la première fois, réfléchir sa vie tandis qu’il réfléchit sur sa propre mort, celle de Marilyn signant aussi la sienne. Son naufrage symbolique. Que s’est-il passé ? « Elle semblait aller mieux pourtant » dira-t-il. Et cela était sans doute vrai. Mais lui, allait-il bien ? Marilyn se nourrissait de son sang. Épuisé par son inlassable demande qu’il avait lui-même engendré, il était exsangue. Le piège se refermait sur lui et il ne savait pas comment s’en échapper. Au moment où elle a le plus besoin de lui, il sauve sa peau.
Qu’est-ce qui a tué Marilyn ? se demande aussi Michel Schneider. Le cinéma, la psychanalyse, les hommes, l’argent, Hollywood, la maladie mentale, son enfance meurtrie ? Tout ce par quoi elle tenta d’exister fut aussi l’agent tragique de sa destruction. Sans doute une des raisons de la fascination qu’elle exerce encore aujourd’hui, outre son aura sexuelle : le mystère Marilyn. Le mystère de cette vie si proche de la mort. Évidence clinique que Freud n’a cessé de démontrer : pulsion de vie et pulsion de mort vont main dans la main.
« Le cinéma c’est comme l’acte sexuel la tendresse en moins, ça vous prend tout » dit-elle encore. Une petite mort qui devient paradoxalement votre part d’éternité. Une histoire de prise de vue, d’em-prise, d’effondrement. L’amour, la haine du cinéma, peut-être est-ce aussi ce qui a tué Marilyn.
« Certains passent leur vie à essayer de se trouver sans y parvenir, je suppose que la seule façon pour moi a été de m’éprouver en tant qu’actrice. »
Michel Schneider s’est éprouvé en tant qu’analyste et écrivain, l’un et l’autre étant les deux facettes d’un seul et même être exceptionnel. À relire absolument.