À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?
De tous temps, j’ai lu la nuit et (quand c’est possible) le jour.
Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?
Au-delà de tel ou tel de leurs livres, ce sont leurs auteurs qui m’ont transformé. Le fait qu’ils aient existé, il y a cinquante, cent ou cinq cents ans, et que leurs mots soient parvenus jusqu’à moi. Dans ma jeunesse, j’ai pu me demander s’ils les avaient pensés, gravés pour moi. Gratitude, solitude partagée donc soulagée, espérance.
À 10 ans : La Trilogie des Mousquetaires de Dumas. Découverte de l’héroïsme, du pathétisme, de l’érotisme (Athos / Milady). Donc, le temps passe, se perd, se retrouve ? La mort (celles d’Athos, Porthos et d’Artagnan – premiers pleurs de lecteur).
« C’est une salutaire pensée que la pensée de la mort. »
À 13-14 ans : Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray et De Profundis – le personnage Oscar Wilde). Introduction à Faust, aux Pactes. L’humour comme arme tragique. La solitude comme damnation. S’inventer soi, malgré Tout (« Moi je suis seul et eux ils sont tous » – Dostoïevski). Je change de nom (anagramme de Alex + Oscar).
Vers 16 ans : La Montagne magique, de Thomas Mann. La Maladie. La mort encore (et son attrait érotique – morbidité). Première rencontre avec La Femme Russe (Clawdia Chauchat).
Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, de Poe, et La Tache de naissance de Hawthorne. Deux récits qui m’ont chacun planté face à une obsession, la martelant devant mes yeux avec un boucan qui résonne encore.
Poe : la Sympathie pour l’Abîme (« … toute mon âme était pénétrée d’un immense désir de tomber – un désir, une tendresse pour l’abîme ! une passion absolument immaîtrisable* ! »).
Hawthorne : la terrible Quête de la Beauté. L’homme qui tue son grand amour lorsqu’il cherche à gommer de son visage une marque microscopique. L’amour pygmalion, manipulation, et la phobie.
(Phobie quant aux femmes. Fitzgerald : « Il était très critique à l’égard des femmes. La moindre imperfection – une cheville épaisse, une voix éraillée, un œil de verre – suffisait à le rendre profondément indifférent**. »)
À 18-20 ans : Mort à crédit, puis tout Céline. Le jazz et la dentelle. Puissance de la langue et du chaos (« La raison ! Faut être fou ! On n’a jamais réussi à faire raisonnablement un enfant. Rien à faire, il faut un moment de délire pendant le coït »). Expérience nouvelle, riche de nœuds : aimer un salaud.
Pierre ou les Ambiguïtés, de Melville. La recherche de l’âme sœur (femme, baleine, chimère, etc.), ange ou démon, jusqu’au Bout. Une telle œuvre peut donc être totalement ignorée (comme le fut aussi, un an plus tôt, Moby Dick).
Important à savoir, comprendre.
À 20-30-40 ans: Tout Dostoïevski, lu, relu (plus que tout autre). Mes crimes, mes châtiments. Être Idiot, Fou, Hanté – la vie épileptique. Autre chaos, autre mystique (après Céline). Passion pour la Russie. La Femme Russe (Nastasya Filippovna).
Et d’autres auteurs russes, pour à peu près les mêmes raisons : Andreï Platonov (Djann surtout), Boris Savinkov, Leonid Andreïev (« Tu entends ce cri de guerre que les hommes lancent à la face de l’avenir, le provoquant au combat ? »).
Dans la trentaine: Look Homeward, Angel (et ses suites), de Thomas Wolfe. Mélopée (la main sur la page aussi brute et précipitée que le flux de la pensée). L’homme, seul, désarmé face à la Grande Ville (américaine), face aux Autres, à la Nuit, à l’Œuvre à enfanter.
« Pourquoi, étant donné la rage de vivre féroce, âpre, insatiable, qui était la sienne, étant donné sa soif inassouvissable de chaleur humaine, de joie, d’amour et d’amitié, l’image qui avait en lui flamboyé depuis l’enfance d’une cité enchantée, pleine de camarades extraordinaires et de femmes splendides, pourquoi se lassait-il des gens presque dès qu’il les avait rencontrés ? »
« Peut-être est-ce la destinée, que d’avoir quelque chose du cœur de l’artiste, de son âme, de son intelligence et de sa sensibilité… sans jamais en avoir le pouvoir, la main qui sait donner la forme, la langue qui sait trouver les mots. »
« Alors il eut l’impression qu’il allait pouvoir lui dire tout ce qui peut se dire, ce que peut savoir la jeunesse, ce que tout homme a toujours su de la nuit, du temps et des ténèbres, du cœur sombre et secret de la ville, de tout ce qui est enfoui dans le sein obscur de l’Amérique. Il crut qu’il allait pouvoir dire tout ce qu’un homme peut dire de l’immense attention que la nuit apporte à préserver son mystère, de ce noyau silencieux de l’homme où attend, enfoui, son insupportable désir… »
L’Homme sans qualités, de Musil. L’autre grand roman de l’inceste frère-sœur (avec Pierre, de Melville). Est-on le fruit de son époque ?
« On ne peut en vouloir à son époque sans en être aussitôt puni. »
« Je crois que la beauté, dit Ulrich, n’est pas autre chose que l’expression du fait qu’une chose a été aimée. Toute beauté de l’art ou du monde trouve son origine dans le pouvoir de rendre un amour intelligible. »
Penthésilée, de Kleist. La tragédie grecque, les mythologies, à revisiter, toujours. La loi des femmes (Penthésilée, reine des Amazones). L’amour cannibale (« Baiser rime avec morsure / Et qui aime d’un cœur droit et sûr / Peut confondre l’un et l’autre »). La quérulence (dans son roman Michael Kohlhaas, son théâtre et ses nouvelles aussi).
Portrait de femme, de Henry James (puis tous ses romans & nouvelles). Premiers rires sonores de lecteur (et deuxièmes pleurs). Un esprit analytique (brillant) peut donc aussi créer du sensible, de la beauté (Proust idem). Les Ambiguïtés, encore – notre force, notre orgueil, notre malédiction aussi, est d’être animaux ambigus.
Pelléas et Mélisande,de Maeterlinck (et ses nouvelles). Écrire comme Debussy compose – fraîcheur de chaque note, de chaque vision.
« On ne sait pas jusqu’où l’âme s’étend autour des hommes. »
« Melisande : Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
Golaud : Je regarde vos yeux. Vous ne fermez jamais les yeux ?
Melisande : Si, si ; je les ferme la nuit… »
À 40 ans : Nietzsche. Lu sans rien y comprendre (comme, souvent, la poésie) – la lecture comme hypnose : on se réveille, autre, ailleurs. Comment se sortir du Mal. La lutte contre Rancune & Ressentiment (« le pessimisme des frustrés, des ratés, des vaincus »).
« S’il y a au monde quelque chose à faire valoir contre l’état morbide, contre l’état de faiblesse, c’est qu’en lui l’instinct de guérison véritable, à savoir l’instinct défensif et offensif s’effrite en l’homme. On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à bout de rien, on n’arrive à rien repousser – tout blesse, êtres et choses se font importuns en se rapprochant, les expériences touchent trop profond, le souvenir est une plaie qui suppure. L’état de maladie n’est déjà rien d’autre qu’une espèce de ressentiment. Contre cela, le malade n’a qu’un grand remède – que j’appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte qui fait qu’un soldat russe, qui trouve la campagne trop rude, finit par se coucher dans la neige. »
« Il y a quelque chose que j’appelle la rancune de ce qui est grand : tout ce qui est grand, œuvre, action, se retourne, une fois accompli, immédiatement contre son auteur. Par cela même qu’il l’a fait, il est désormais faible, – il ne supporte plus son acte, il ne le regarde plus en face. Avoir quelque chose derrière soi que l’on n’oserait vouloir, quelque chose où s’attache le nœud du destin de l’humanité – et désormais le prendre sur soi !… Cela écrase presque.»
Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?
Plein. Par idiotie, complexe, etc. Textes religieux (Bibles & Cie). Ai tenté, mais rejet irraisonné du fait religieux et de son lexique. (Et quant au Nouveau Testament : n’ai jamais eu de sympathie pour Jésus – d’après ce que j’en sais.) Ulysse de Joyce. Depuis une quinzaine d’années, ne lis plus qu’en anglais. Mais peur de ne pas être à la hauteur. (Idem pour certains Faulkner.) Cent Ans de solitude, de García Márquez : l’expression « réalisme magique » m’a toujours repoussé.
Vous est-il arrivé d’aimer des mauvais livres ? Lesquels et pourquoi ?
Sûrement, mais ai oublié lesquels. M’est arrivé aussi de lire et relire des livres mineurs (tout Patricia Highsmith par exemple, qui me plaît beaucoup, en petite héritière de la lignée Dostoïevski – Conrad – Greene).
* Traduction de Baudelaire : « … my whole soul was pervaded with a longing to fall ; a desire, a yearning, a passion utterly uncontrollable. »
** Ma traduction : « He was critical about women. A single defect – a thick ankle, a hoarse voice, a glass eye – was enough to make him utterly indifferent. »
La Règle du jeu N°75, 2022, pages 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123.
Les auteurs de notre numéro « Comment lisez-vous ? »
Éliette Abécassis, Isabelle Adjani, Alexandre Adler, Laure Adler, Dominique Ambiel, Ludivine Ambiel, Christine Angot, Fanny Ardant, Asia Argento, Fernando Arrabal, Jacques Attali, Paul Audi, Daniel Auteuil, Pascal Bacqué, Alberto Barbera, Miquel Barceló, Sirwan Barzani, Frédéric Beigbeder, Aurélien Bellanger, Harry Bellet, Anne Berest, Simon Berger, Paul Berman, Jean-Marie Besset, Augustin Billetdoux, Jean Birnbaum, Jean-Michel Blanquer, Laurence Bloch, Bertrand Bonello, Rémi Brague, Bertrand Burgalat, François Busnel, Anna Cabana, Monique Canto-Sperber, Leos Carax, Maxence Caron, Emmanuel Carrère, Rafael Cidoncha, Olivier Cohen, Viktor Cohen, André Comte-Sponville, Sofia Coppola, Philippe Courroye, Teresa Cremisi, Michel Crépu, Charles Dantzig, Vincent Darré, Laurence Debray, Camille Décisier, Marie-Laure Delorme, Arnaud Desplechin, Nathan Devers, Hugues Dewavrin, Arielle Dombasle, Arthur Dreyfus, Roger-Pol Droit, Alexandre Dumont, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Elkann, Ruth Elkrief, Jean-Paul Enthoven, Aurélie Filippetti, Marcel Fleiss, David Foenkinos, Sylvain Fort, Caroline Fourest, Nicole Garcia, Jérôme Garcin, Gabi Gleichmann, Adam Gopnik, Laurent Goumarre, Donatien Grau, Jens Christian Grøndahl, Bernard Guetta, Emmanuel Guigon, Alban Guyomarc’h, Anne Hidalgo, Emmanuel Hoog, Michel Houellebecq, Eva Ionesco, Dominique Issermann, Ivan Jablonka, Roland Jaccard, Didier Jacob, Alain Jakubowicz, Vincent Jaury, Alexandra Jousset, Nelly Kaprièlian, Gaspard Kœnig, Guy Konopnicki, Aurelio Koskas, Blandine Kriegel, Mathieu Laine, Karen Lajon, Marc Lambron, Sébastien Lapaque, Louis-Henri De La Rochefoucauld, Kristina Larsen, Zoé Le Ber, Bruno Le Maire, Félix Le Roy, Luc Le Vaillant, Maurice Lévy, Simon Liberati, Camille Lotteau, Fabrice Luchini, Emmanuel Macron, Claudio Magris, Ali Mahdavi, Salomon Malka, François Margolin, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Martinelli, Jacques Martinez, Éric Marty, Ahmad Massoud, Ian McEwan, Patrick Mille, Alain Minc, Yann Moix, Alfred De Montesquiou, Étienne De Montety, Éric Neuhoff, Jonathan Newhouse, Kendal Nezan, Olivier Nora, Denis Olivennes, Christophe Ono-Dit-Biot, Christine Orban, Jean-Noël Orengo, Orhan Pamuk, Bruno Patino, Valérie Pécresse, Patrick Pelloux, Alix Penent, Thomas Perroud, Sylvie Pierre-Brossolette, Bruno Pinchard, Mazarine Pingeot, Atiq Rahimi, Martial Raysse, Nathalie Rheims, Patrick Roegiers, Philippe Roger, Baptiste Rossi, Marc Roussel, Vincent Roy, Laurent Ruquier, Salman Rushdie, François Samuelson, Fernando Savater, Josyane Savigneau, Julian Schnabel, Alexandra Schwartzbrod, Jérémy Sebbane, Tatiana Seniavine, Elisabetta Sgarbi, Anne Sinclair, Stéphane Sitbon-Gomez, Valentin Spitz, Philippe Starck, Francis Szpiner, Mathieu Terence, Jean-Michel Thénard, Valérie Toranian, Jacques Toubon, Sandrine Treiner, Karine Tuil, Laurent Vallet, Manuel Valls, Mario Vargas Llosa, Henri Vernet, Jacques Weber, Nicolas Weill, Isabelle Wekstein, Olivier Zahm.
Comment lisez-vous, Leos Carax ?
par Leos Carax
14 février 2022
Le réalisateur de « Holy Motor » et d’« Annette » fait le récit d’une vie de lecture passionnée, de l’âge de 10 ans à aujourd’hui.
Suite du Florilège de textes issus de notre numéro Spécial lecture.
À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ?
De tous temps, j’ai lu la nuit et (quand c’est possible) le jour.
Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ?
Au-delà de tel ou tel de leurs livres, ce sont leurs auteurs qui m’ont transformé. Le fait qu’ils aient existé, il y a cinquante, cent ou cinq cents ans, et que leurs mots soient parvenus jusqu’à moi. Dans ma jeunesse, j’ai pu me demander s’ils les avaient pensés, gravés pour moi. Gratitude, solitude partagée donc soulagée, espérance.
À 10 ans : La Trilogie des Mousquetaires de Dumas. Découverte de l’héroïsme, du pathétisme, de l’érotisme (Athos / Milady). Donc, le temps passe, se perd, se retrouve ? La mort (celles d’Athos, Porthos et d’Artagnan – premiers pleurs de lecteur).
« C’est une salutaire pensée que la pensée de la mort. »
À 13-14 ans : Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray et De Profundis – le personnage Oscar Wilde). Introduction à Faust, aux Pactes. L’humour comme arme tragique. La solitude comme damnation. S’inventer soi, malgré Tout (« Moi je suis seul et eux ils sont tous » – Dostoïevski). Je change de nom (anagramme de Alex + Oscar).
Vers 16 ans : La Montagne magique, de Thomas Mann. La Maladie. La mort encore (et son attrait érotique – morbidité). Première rencontre avec La Femme Russe (Clawdia Chauchat).
Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, de Poe, et La Tache de naissance de Hawthorne. Deux récits qui m’ont chacun planté face à une obsession, la martelant devant mes yeux avec un boucan qui résonne encore.
Poe : la Sympathie pour l’Abîme (« … toute mon âme était pénétrée d’un immense désir de tomber – un désir, une tendresse pour l’abîme ! une passion absolument immaîtrisable* ! »).
Hawthorne : la terrible Quête de la Beauté. L’homme qui tue son grand amour lorsqu’il cherche à gommer de son visage une marque microscopique. L’amour pygmalion, manipulation, et la phobie.
(Phobie quant aux femmes. Fitzgerald : « Il était très critique à l’égard des femmes. La moindre imperfection – une cheville épaisse, une voix éraillée, un œil de verre – suffisait à le rendre profondément indifférent**. »)
À 18-20 ans : Mort à crédit, puis tout Céline. Le jazz et la dentelle. Puissance de la langue et du chaos (« La raison ! Faut être fou ! On n’a jamais réussi à faire raisonnablement un enfant. Rien à faire, il faut un moment de délire pendant le coït »). Expérience nouvelle, riche de nœuds : aimer un salaud.
Pierre ou les Ambiguïtés, de Melville. La recherche de l’âme sœur (femme, baleine, chimère, etc.), ange ou démon, jusqu’au Bout. Une telle œuvre peut donc être totalement ignorée (comme le fut aussi, un an plus tôt, Moby Dick).
Important à savoir, comprendre.
À 20-30-40 ans: Tout Dostoïevski, lu, relu (plus que tout autre). Mes crimes, mes châtiments. Être Idiot, Fou, Hanté – la vie épileptique. Autre chaos, autre mystique (après Céline). Passion pour la Russie. La Femme Russe (Nastasya Filippovna).
Et d’autres auteurs russes, pour à peu près les mêmes raisons : Andreï Platonov (Djann surtout), Boris Savinkov, Leonid Andreïev (« Tu entends ce cri de guerre que les hommes lancent à la face de l’avenir, le provoquant au combat ? »).
Dans la trentaine: Look Homeward, Angel (et ses suites), de Thomas Wolfe. Mélopée (la main sur la page aussi brute et précipitée que le flux de la pensée). L’homme, seul, désarmé face à la Grande Ville (américaine), face aux Autres, à la Nuit, à l’Œuvre à enfanter.
« Pourquoi, étant donné la rage de vivre féroce, âpre, insatiable, qui était la sienne, étant donné sa soif inassouvissable de chaleur humaine, de joie, d’amour et d’amitié, l’image qui avait en lui flamboyé depuis l’enfance d’une cité enchantée, pleine de camarades extraordinaires et de femmes splendides, pourquoi se lassait-il des gens presque dès qu’il les avait rencontrés ? »
« Peut-être est-ce la destinée, que d’avoir quelque chose du cœur de l’artiste, de son âme, de son intelligence et de sa sensibilité… sans jamais en avoir le pouvoir, la main qui sait donner la forme, la langue qui sait trouver les mots. »
« Alors il eut l’impression qu’il allait pouvoir lui dire tout ce qui peut se dire, ce que peut savoir la jeunesse, ce que tout homme a toujours su de la nuit, du temps et des ténèbres, du cœur sombre et secret de la ville, de tout ce qui est enfoui dans le sein obscur de l’Amérique. Il crut qu’il allait pouvoir dire tout ce qu’un homme peut dire de l’immense attention que la nuit apporte à préserver son mystère, de ce noyau silencieux de l’homme où attend, enfoui, son insupportable désir… »
L’Homme sans qualités, de Musil. L’autre grand roman de l’inceste frère-sœur (avec Pierre, de Melville). Est-on le fruit de son époque ?
« On ne peut en vouloir à son époque sans en être aussitôt puni. »
« Je crois que la beauté, dit Ulrich, n’est pas autre chose que l’expression du fait qu’une chose a été aimée. Toute beauté de l’art ou du monde trouve son origine dans le pouvoir de rendre un amour intelligible. »
Penthésilée, de Kleist. La tragédie grecque, les mythologies, à revisiter, toujours. La loi des femmes (Penthésilée, reine des Amazones). L’amour cannibale (« Baiser rime avec morsure / Et qui aime d’un cœur droit et sûr / Peut confondre l’un et l’autre »). La quérulence (dans son roman Michael Kohlhaas, son théâtre et ses nouvelles aussi).
Portrait de femme, de Henry James (puis tous ses romans & nouvelles). Premiers rires sonores de lecteur (et deuxièmes pleurs). Un esprit analytique (brillant) peut donc aussi créer du sensible, de la beauté (Proust idem). Les Ambiguïtés, encore – notre force, notre orgueil, notre malédiction aussi, est d’être animaux ambigus.
Pelléas et Mélisande,de Maeterlinck (et ses nouvelles). Écrire comme Debussy compose – fraîcheur de chaque note, de chaque vision.
« On ne sait pas jusqu’où l’âme s’étend autour des hommes. »
« Melisande : Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
Golaud : Je regarde vos yeux. Vous ne fermez jamais les yeux ?
Melisande : Si, si ; je les ferme la nuit… »
À 40 ans : Nietzsche. Lu sans rien y comprendre (comme, souvent, la poésie) – la lecture comme hypnose : on se réveille, autre, ailleurs. Comment se sortir du Mal. La lutte contre Rancune & Ressentiment (« le pessimisme des frustrés, des ratés, des vaincus »).
« S’il y a au monde quelque chose à faire valoir contre l’état morbide, contre l’état de faiblesse, c’est qu’en lui l’instinct de guérison véritable, à savoir l’instinct défensif et offensif s’effrite en l’homme. On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à bout de rien, on n’arrive à rien repousser – tout blesse, êtres et choses se font importuns en se rapprochant, les expériences touchent trop profond, le souvenir est une plaie qui suppure. L’état de maladie n’est déjà rien d’autre qu’une espèce de ressentiment. Contre cela, le malade n’a qu’un grand remède – que j’appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte qui fait qu’un soldat russe, qui trouve la campagne trop rude, finit par se coucher dans la neige. »
« Il y a quelque chose que j’appelle la rancune de ce qui est grand : tout ce qui est grand, œuvre, action, se retourne, une fois accompli, immédiatement contre son auteur. Par cela même qu’il l’a fait, il est désormais faible, – il ne supporte plus son acte, il ne le regarde plus en face. Avoir quelque chose derrière soi que l’on n’oserait vouloir, quelque chose où s’attache le nœud du destin de l’humanité – et désormais le prendre sur soi !… Cela écrase presque.»
Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ?
Plein. Par idiotie, complexe, etc. Textes religieux (Bibles & Cie). Ai tenté, mais rejet irraisonné du fait religieux et de son lexique. (Et quant au Nouveau Testament : n’ai jamais eu de sympathie pour Jésus – d’après ce que j’en sais.) Ulysse de Joyce. Depuis une quinzaine d’années, ne lis plus qu’en anglais. Mais peur de ne pas être à la hauteur. (Idem pour certains Faulkner.) Cent Ans de solitude, de García Márquez : l’expression « réalisme magique » m’a toujours repoussé.
Vous est-il arrivé d’aimer des mauvais livres ? Lesquels et pourquoi ?
Sûrement, mais ai oublié lesquels. M’est arrivé aussi de lire et relire des livres mineurs (tout Patricia Highsmith par exemple, qui me plaît beaucoup, en petite héritière de la lignée Dostoïevski – Conrad – Greene).
* Traduction de Baudelaire : « … my whole soul was pervaded with a longing to fall ; a desire, a yearning, a passion utterly uncontrollable. »
** Ma traduction : « He was critical about women. A single defect – a thick ankle, a hoarse voice, a glass eye – was enough to make him utterly indifferent. »
La Règle du jeu N°75, 2022, pages 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123.
Les auteurs de notre numéro « Comment lisez-vous ? »
Éliette Abécassis, Isabelle Adjani, Alexandre Adler, Laure Adler, Dominique Ambiel, Ludivine Ambiel, Christine Angot, Fanny Ardant, Asia Argento, Fernando Arrabal, Jacques Attali, Paul Audi, Daniel Auteuil, Pascal Bacqué, Alberto Barbera, Miquel Barceló, Sirwan Barzani, Frédéric Beigbeder, Aurélien Bellanger, Harry Bellet, Anne Berest, Simon Berger, Paul Berman, Jean-Marie Besset, Augustin Billetdoux, Jean Birnbaum, Jean-Michel Blanquer, Laurence Bloch, Bertrand Bonello, Rémi Brague, Bertrand Burgalat, François Busnel, Anna Cabana, Monique Canto-Sperber, Leos Carax, Maxence Caron, Emmanuel Carrère, Rafael Cidoncha, Olivier Cohen, Viktor Cohen, André Comte-Sponville, Sofia Coppola, Philippe Courroye, Teresa Cremisi, Michel Crépu, Charles Dantzig, Vincent Darré, Laurence Debray, Camille Décisier, Marie-Laure Delorme, Arnaud Desplechin, Nathan Devers, Hugues Dewavrin, Arielle Dombasle, Arthur Dreyfus, Roger-Pol Droit, Alexandre Dumont, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Elkann, Ruth Elkrief, Jean-Paul Enthoven, Aurélie Filippetti, Marcel Fleiss, David Foenkinos, Sylvain Fort, Caroline Fourest, Nicole Garcia, Jérôme Garcin, Gabi Gleichmann, Adam Gopnik, Laurent Goumarre, Donatien Grau, Jens Christian Grøndahl, Bernard Guetta, Emmanuel Guigon, Alban Guyomarc’h, Anne Hidalgo, Emmanuel Hoog, Michel Houellebecq, Eva Ionesco, Dominique Issermann, Ivan Jablonka, Roland Jaccard, Didier Jacob, Alain Jakubowicz, Vincent Jaury, Alexandra Jousset, Nelly Kaprièlian, Gaspard Kœnig, Guy Konopnicki, Aurelio Koskas, Blandine Kriegel, Mathieu Laine, Karen Lajon, Marc Lambron, Sébastien Lapaque, Louis-Henri De La Rochefoucauld, Kristina Larsen, Zoé Le Ber, Bruno Le Maire, Félix Le Roy, Luc Le Vaillant, Maurice Lévy, Simon Liberati, Camille Lotteau, Fabrice Luchini, Emmanuel Macron, Claudio Magris, Ali Mahdavi, Salomon Malka, François Margolin, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Martinelli, Jacques Martinez, Éric Marty, Ahmad Massoud, Ian McEwan, Patrick Mille, Alain Minc, Yann Moix, Alfred De Montesquiou, Étienne De Montety, Éric Neuhoff, Jonathan Newhouse, Kendal Nezan, Olivier Nora, Denis Olivennes, Christophe Ono-Dit-Biot, Christine Orban, Jean-Noël Orengo, Orhan Pamuk, Bruno Patino, Valérie Pécresse, Patrick Pelloux, Alix Penent, Thomas Perroud, Sylvie Pierre-Brossolette, Bruno Pinchard, Mazarine Pingeot, Atiq Rahimi, Martial Raysse, Nathalie Rheims, Patrick Roegiers, Philippe Roger, Baptiste Rossi, Marc Roussel, Vincent Roy, Laurent Ruquier, Salman Rushdie, François Samuelson, Fernando Savater, Josyane Savigneau, Julian Schnabel, Alexandra Schwartzbrod, Jérémy Sebbane, Tatiana Seniavine, Elisabetta Sgarbi, Anne Sinclair, Stéphane Sitbon-Gomez, Valentin Spitz, Philippe Starck, Francis Szpiner, Mathieu Terence, Jean-Michel Thénard, Valérie Toranian, Jacques Toubon, Sandrine Treiner, Karine Tuil, Laurent Vallet, Manuel Valls, Mario Vargas Llosa, Henri Vernet, Jacques Weber, Nicolas Weill, Isabelle Wekstein, Olivier Zahm.