Peut-être ai-je sous-estimé, la semaine dernière, l’ampleur de l’épidémie. Je maintiens, naturellement, mon analyse sur la divine surprise de ceux qui n’attendaient que l’occasion de transformer la mondialisation en péché ; les voyageurs en criminels contre l’humanité ; le souci de l’autre et la fraternité en luxes inutiles au temps du nouveau choléra ; et des gestes aussi premiers que l’accolade et la poignée de main en pratiques d’un autre âge bannies du commerce social. Mais sur l’épidémie elle-même, sur sa dangerosité sans limite et sur l’urgence, par conséquent, de cette prophylaxie collective qui nous est imposée, je suis comme beaucoup : je me résous à comprendre que nous sommes entrés, pour un temps indéterminé, dans une séquence étrange et inédite. Enfin… Pas si inédite que cela et peut-être, au contraire, extrêmement ancienne puisque c’était l’ordinaire de l’humanité d’avant Pasteur, d’avant les antibiotiques, d’avant le savon de Marseille et d’avant les découvertes les plus spectaculaires de la science. L’humanité normale, donc. Celle, venue du fond des âges, où les bacilles étaient rois, où la peste était l’ordinaire et où les corps les plus vulnérables ou, tout simplement, les moins chanceux succombaient à la moindre fièvre. Si tel est le cas, l’alternative est claire. Ou bien le rêve cartésien, celui qui nous voulait maîtres et possesseurs de la nature, continue de fonctionner et invente, une fois encore, le remède et le vaccin. Ou bien la science, pour un temps plus ou moins long, trouve ici son point de butée : rappel de notre finitude ; retour de la grande colère, non seulement des choses, mais des virus ; et entrée dans un âge où la politique redeviendra, comme une époque des léproseries et des lieux de confinement décrits par Michel Foucault, un secteur de la clinique. L’État postmoderne deviendrait alors, pour parodier le titre de Fichte, un État médical fermé.
En attendant, que faire sinon continuer de faire ce que l’on doit faire et de répondre, dans mon cas, à l’invitation de David Miliband et de l’International Rescue Committee en me rendant à Lesbos, cette île grecque proche de la Turquie où Erdogan commence de mettre à exécution sa menace d’expédier ces réfugiés syriens vers la Grèce. J’ai vu les effets de ce chantage. J’ai passé du temps dans le camp de Moria, prévu pour 2 000 personnes et où s’entassent, depuis quelques jours, dans des conditions d’hygiène effroyables, au bord de la guerre de tous contre tous, 20 000 nouveaux arrivants. Et j’ai rencontré certains de ces Grecs xénophobes ou, dans certains cas, juste las de voir l’Europe se contenter de beaux discours sans partager avec eux ce qu’ils appellent le «fardeau» – ils sont clairement prêts, ceux-là, à prendre les fusils pour arrêter l’«invasion»… Alors, là aussi, de deux choses l’une. Ou bien l’Europe dit : au diable les migrants ; fini la compassion, ce souci d’un autre temps, où nous étions heureux et sains ; l’âge du coronavirus appelle à un sauve-qui-peut généralisé, le voici. Ou bien, au contraire : c’est parce que cette tentation du sauve-qui-peut existe et que le sentiment de notre possible damnation est en train de nous faire jeter aux poubelles de l’Histoire cette autre part de l’humanité qui est, elle, véritablement damnée, qu’il faut tenir bon, rester fidèles à nos valeurs et penser, plus que jamais, les deux choses à la fois – nous et eux ; les gestes barrières et l’unité du genre humain ; le coronavirus et les réfugiés qu’Erdogan et Bachar, unis dans leur œuvre d’inhumanité, transforment en déchets. La grande figure de ce siècle sera, comme l’avait vu Hannah Arendt, la figure du migrant. Saurons-nous le penser ? L’assumer ? Vivre à la hauteur de ce que cette centralité requiert ? J’y reviendrai.
Et puis je suis retourné au Bangladesh, porteur d’un message du président Macron pour l’ouverture des cérémonies commémorant le cinquantenaire de la naissance de cette nation si neuve, si vaillante et qui occupa une si grande place dans mon arrivée à l’âge d’homme puis dans le reste de ma vie. Retrouvailles avec de vieux du Mukti Bahini se souvenant d’un jeune normalien qui avait répondu, en octobre 1971, à André Malraux appelant à la constitution d’une brigade internationale. Larmes aux yeux lorsque je tombe, à la sortie du petit aéroport de Jessore accompagnés d’un orchestre de tambours et de trompettes entonnant l’hymne du Bengale libre, sur une troupe de vieux compagnons brandissant une pancarte : «welcome back, Veteran Bernard-Henri Lévy». Jeu de piste pour retrouver la trace d’Akim Mukherjee, ce chef maoïste qui avait – au moins – dix noms de guerre dont il changeait au gré des interlocuteurs et des circonstances. Et puis, surtout, avant ma rencontre avec Sheikh Hasina, la Première ministre du pays, expédition à Cox Bazar où se trouve le camp des Rohingyas, ces centaines de milliers de musulmans birmans qu’a chassés la junte locale et qu’accueille le Bangladesh. Un camp reste un camp. Et le destin de réfugié n’est, évidemment, jamais enviable. Mais quel contraste, tout de même, avec le camp de Moria ! Quelle différence entre ces Bangladais – eux-mêmes si pauvres, manquant de tout, mais accueillant leurs frères et voisins rohingyas avec tant d’humanité – et ces Grecs, donc ces Européens, qui ne trouvaient rien à redire, l’autre jour, à ce qu’on puisse donner le coup de grâce aux femmes et enfants fuyant les bombes d’Idlib. Cher Bangladesh. Petit et grand pays. Dernier de cordée dans l’ascension vers la richesse des nations, mais si haut sur les cimes de la grandeur d’âme et de l’esprit. Toutes les fièvres, dengue, choléras, typhus et autres coronavirus semblent s’y être donné rendez-vous – et, pourtant, cette insondable générosité. Leçon de lumière dans les ténèbres.
1. Interdire toute forme d’institution, de constitution ou de destitution qui déterminerait l’impossibilité d’une intégration du principe d’égalité en droit, lequel principe demeure incompatible avec une pratique rigoriste de l’islam telle que préconisée par les déplaceurs d’une population musulmane poussée, par des théâtres de guerre sciemment insolubles, vers les terres mécréantes.
2. Imposer toute forme d’institution, de constitution ou de destitution qui déterminerait la possibilité d’une intégration etc…
Donnons-nous les moyens de notre humanité !
L’idée qu’il n’y aurait pas de solution au problème des migrants du simple fait qu’il n’y aurait pas de problème, voire de menace existentielle qui les aspirerait dans sa centrifugeuse, est une idée qui s’emplafonne contre le réel.
Les premières victimes du Jihâd méritent mieux que notre déni.
Elles méritent que nous nous préparions enfin, sans lésiner sur les moyens et les termes, à libérer leur potentiel r(évolutionnaire) de l’emprise qu’exerce sur lui notre Adversaire commun.
L’exécutif n’est ni l’alpha ni l’oméga d’une culture d’État.
Nous évoluons au sein d’un foyer plurimillénaire où le Premier ministre Manuel Valls fut comparé au chef de gouvernement Pierre Laval, puis grimé en Hitler en raison de son approche offensive de la laïcité ; dans un pays où l’ordre judiciaire banalisa le mal dans son acception la plus radicale à travers son refus de nommer, puis de juger avec l’impartialité accrue qu’un crime de cette espèce requiert, un meurtre antisioniste.
Aussi, poursuivons le combat.
Un combat tout-terrain s’entend, mené sur plusieurs fronts plus ou moins visibles, la plupart du temps invisibles, producteurs de mirages à gogo, toujours truffés de mines mentales, fronts nationaux, pan-nationaux, mâtinés d’internationalisme, auxquels nous monterons avec d’autant plus de sérénité que nous ne craindrons pas de rajouter, de temps à autre, un os dans la méthode.
Par delà le brouillard et la nuit dans lesquels nous plongeraient nos idioties utiles, nous ne laisserons pas le coronavirus aider un ersatz de Sultan ou un faux Guide suprême à convaincre l’Oumma de l’inhumanité intrinsèque d’une gent infidèle qui mériterait un châtiment proportionnel à sa cruauté.
Voilà pourquoi nous demeurerons extrêmement attentifs à ce que tout plan d’urgence qui serait dans les cordes de l’Union européenne soit mis en œuvre afin que les otages du jihâd par le ventre ne crèvent pas comme des chiens de l’enfer, qu’ils ne sont pas et ne doivent jamais être.
Notre impréparation face à l’épidémie mondiale exige de nous que nous nous hissions au-dessus de nos savoir-être habituels, — ajoutons donc quelques barreaux à l’échelle de nos exigences et mettons-nous à la hauteur des enjeux de l’époque.
L’aggravation du sort des réfugiés de guerre augmente le risque de déshumanisation en faisant exploser l’indice de la peur des deux côtés de la ligne de démarcation qui sépare les noyés de ceux qu’ils appellent au secours.
N’oublions pas qu’une catastrophe en cache toujours une autre, comme une Matrioshka au sourire horrifique digne d’un chef-d’œuvre de John Carpenter.
Au point où nous sommes, un ennemi de plus à neutraliser ne devrait pas trop nous intimider.
La politique globalisée devient-elle un concept obsolète sous l’emprise d’un miroir orphique aux abords duquel la porosité aveuglante des frontières nous tue ?
Pas obligatoirement si nous parvenons à comprendre que le durcissement des formalités d’entrée ou de sortie d’un territoire étranger n’entraîne pas nécessairement le repli xénophobe des pays qui en couvrent une portion alors même qu’il les préserve, en les maintenant connectés aux sagesses ultraterrestres, de céder à leurs intestinaux instincts mal dégrossis, grégaires et délétères, et que, partant, ce renforcement de la solidarité inter(nationale) n’équivaut pas à un enfermement en cellule capitonnée.
Le confinement planétaire est un vaccin rudimentaire et archaïque dont la campagne mondiale contre la Fin qu’il envisage de mener à son terme, aura été un test pour l’homme universel, pour les ambitions mégalomaniaques d’un idéal qu’il remettra incessamment sur le tapis, ou pour son efficience dénuée d’affect en tant que porteur sain du virus de la paix.
Que nous soyons en mesure ou non de mettre au point un ou plusieurs traitements spécifiques contre l’angoisse épidémique liée au Covid-19, nous survivrons au sentiment du Grand Vide intérieur qu’il nous aura forcés à côtoyer de près à condition que nous ne nous y réfugions pas de manière inconséquente, en séquestrant jusqu’au XXIIe siècle un principe d’émulation auquel sont chevillées nos forces représentationnelles et motionnelles.
Si la mondialisation favorise l’Internationale de la mort, elle a su faire ses preuves en matière d’échanges de fluides éthériques (licence poétique ≠ lexique occultiste) entre les corps entremêlés des Pères fondateurs de nos nations fantômes, si l’on admet que nos antiques royaumes phénigiens n’en finissent pas de renaître de leurs cendres.
La communauté internationale est invitée à se tâter le muscle de la création ex nihilo comme est régulièrement amenée à le faire toute communauté scientifique ou artistique, telle qu’un creuset de population tressé vers l’infini, qui déroule son programme à l’image du noyau atomique, de l’écorce terrestre, de la mésosphère ou du fond diffus cosmologique qu’elle parcourra d’un double regard modiglianesque.
Nous ne viendrons jamais à bout d’un virus sans-frontiériste en nous privant d’une compétition scientifique à visée planétaire.
Pour ce qui est de l’humanitaire, ce vestige des lois néonoachides de l’avant-guerre ne survivrait pas longtemps à son basculement dans la fosse trop commune qu’il se serait creusée ; son action dépendra donc de sa propension à endiguer la catastrophe sanitaire, plutôt qu’à la prodiguer ; nous le sauverons, évidemment, à condition qu’il continue d’accomplir, partout où elle a lieu de persévérer dans son être, sa mission salutaire.
La mondialisation est aussi stupide est dangereuse que peut l’être le nationalisme lorsqu’elle sombre avec lui sur l’écueil de l’idéologisme.
Quand la fermeture d’une frontière sauve plus de vies qu’elle n’en menace, on ne tergiverse pas avec la responsabilité de protéger ; on ne s’inquiète pas du cadeau que l’on ne fait absolument pas au partisan de l’isolationnisme que l’on n’est pas soi-même ; on ferme la frontière aussi vite qu’on la rouvrira, aussitôt que la situation mondiale nécessitera que nous élargissions les fondements politico-économiques et culturels de l’Ultime Royaume.