Dans la vague de nominations pour les Oscars, qui seront remis le 24 février, deux films, a priori très différents, font un contraste singulier. Commençons par le plus beau des deux : The Irishman, de Martin Scorsese. L’histoire ? Un trajet en voiture, celui de Frank Sheran, tueur à gage pour la mafia, remémoré depuis un fauteuil de maison de retraite, et lui-même criblé de bulles de souvenirs vers la jeunesse de Sheran, et son compagnonnage amical avec une légende de l’Histoire américaine, Jimmy Hoffa, le patron du plus puissant syndicat de l’après-guerre, celui des camionneurs. La destination ? Un homme à assassiner, et une part de soi-même à voir mourir. Le film dure plus de trois heures et demi, il est disponible sur Netflix, et c’est le plus triste, le plus élégiaque hommage au cinéma qui puisse se voir.
Pourtant, dans les premières dizaines de minutes, le spectateur est troublé : est-ce bien un film de Scorsese ? The Irish Man, même sur grand écran, est nimbé d’une tonalité anthracite, bien loin de la flamboyance des Affranchis ou de Casino. On retrouve les tropes de Scorsese, mais presque à regret, presque esquissés. Il y a des trognes improbables d’Italo-Américains, mais en passant. Du jargon folklorique, et des spaghettis ragoutants sur les écuelles de cellules, mais moins qu’ailleurs. Une voix off, mais elle s’éteint. Des fêtes, de la drogue et des filles, mais les héros sont fatigués. De la musique d’époque, mais en sourdine. Un «underworld» plein de Kennedy, à la Ellroy, mais sans gras. C’est un Scorsese mezza voce, moderato cantabile – bien loin d’une lassitude, une simple mélancolie. Malgré tout, rien d’ennuyeux dans ce thriller, puisque l’intrigue est progressivement bouleversante. Comme tous les films de mafia, elle tient au questionnement sur la loyauté : Frank, devenu le garde du corps de Hoffa, pourra-t-il se résoudre à l’assassiner, ou bien trahira-t-il sa seule, et sa vraie famille, le crime organisé ?
Deux grands films avaient déjà célébré les noces de la mafia et du crépuscule. DansIl était une fois en Amérique, Sergio Leone inventait un poème proustien, fait de réminiscences lyriques, où le héros, joué par De Niro, sous opium et sans disgrâce, était spectateur de ses remords. Dans Le Parrain 3, le plus faible mais pas le moins intéressant de la trilogie, Coppola explicitait la tragédie antique, celle de l’irrémédiable guerre entre famille et profit, entre individu et devoir, et celle de la déchirure de la vanité de la liberté conquise dans le sang. La fille du Parrain mourrait pour son Père, sous ses yeux effarés. L’actrice jouant l’Iphigénie sacrifiée, Sofia Coppola, était, dans la vie, la fille du réalisateur. L’acteur jouant ce Père-Chronos dévorant ses enfants qu’il pensait, par illusion, pouvoir éloigner des feux de la rapine et du racket, c’était Al Pacino. Ce sont ces deux acteurs, le shakespearien tragique Pacino, et le lyrique mutique De Niro, qui s’affrontent ici. De Niro n’a pas été aussi bon depuis… très longtemps : il y a une scène, où il se retient de pleurer quand on lui assigne sa cruelle mission, qui vaut tous les cours d’Actors Studio. Pacino, en patron de syndicat truculent, puis pathétique dans sa chute, est inoubliable. Mais le génie du film, derrière son apparente sobriété, tient à ce jeu d’inter-textualité, de palimpsestes. Scorsese fait un film à sa façon : la mélancolie, chez lui, est sèche. La mafia est un métier, et son coucher de soleil, aussi glamour qu’un âge pivot et un projet de réforme retraite. Son indicible tristesse, celle de vieillir, le poids des regrets, des sacrifices, des illusions, est implacable, sordide, banale, et les scènes où De Niro, en déambulateur, rend visite à sa fille, qui le repousse avec mépris, sont infiniment tristes. Et en employant deux acteurs au cœur de nos représentations cinématographiques de la mafia, il répond à Leone et à Coppola. Al Pacino n’est plus ce Roi Lear encore flamboyant du Parrain. De Niro, avec ses rides, ses cannes et ses gélules, n’a plus le confort des divans alanguis de Leone. Ce qui est beau, ce qui est fort, c’est de voir, par-dessus ce film, tous les autres films de mafia, et tous les autres films de Scorsese. Frank Sheran est un ancien de la Seconde Guerre Mondiale, traumatisé et taiseux, comme Di Caprio dans Shutter Island. Joe Pesci est le miroir inverse de son personnage des Affranchis ou de Casino : ici, raisonnable et voix de l’ordre, quand il était, dionysiaque, indomptable et méphistophélique, un bouffon du mal. Son couple avec De Niro est le double inversé de celui qu’ils formaient dans Raging Bull : dans le film sur la boxe, De Niro, vieilli, déjà, était ivre de lui-même, un pantin misérable. Chenu et édenté, il est, dans The Irish Man, le remord incarné, et l’humanité pris au tourment, face à Joe Pesci insondable et ventriloque de la raison qui ne se discute. Les films de jeunesse de Scorsese parlaient de l’hubris : la damnation condamnant ceux des jeunes chiens fous projetés au-delà de leurs puissances. Ici, les héros sont damnés, presque sans raison, parce qu’ils se contentent d’être ces travailleurs du mal qu’ils ne peuvent s’empêcher d’être, et dans cet espace entre les Icare des Affranchis et les bourreaux lugubres de The Irish Man, se joue la beauté du parcours d’un cœur balafré, celui de Scorsese. On pourrait multiplier les échos, les cheminements symétriques, les contreforts, bâtis à trente ans d’écart, d’une cathédrale de cinéma, provisoirement close, d’une manière spécialement intelligente, humble, sans la ramener, par un cinéaste qui fait son travail, comme ses personnages font leur labeur. Le film revient souvent sur cette métaphore : par dérision, puisque Sheran, quand il se voit commandé à une mise à mort, parle de façon codée de «repeindre une maison», comme si les tueurs à gage étaient experts en papier-peint. The Irish Man est un grand film d’un cinéaste de métier, ce métier, à l’américaine, du cinéma, du travail bien fait, des bons acteurs, du bon scénario, oui, une ode ambivalente au métier, celui de filmer ou tuer, mais d’abord, ce drôle métier de vivre.
La note géniale du film, tient, aussi, à son méta-discours sur le cinéma. Qu’il soit diffusé sur Netflix, que seul Netflix ait osé le produire, alors que Scorsese est le cinéaste du Nouvel Hollywood par excellence, décrit superbement la bascule d’un monde. Et, par miracle, ou par sarcasme, le film décrit le destin d’un homme, Jimmy Hoffa, qui ne s’aperçoit pas qu’il est dépassé, périmé, qui s’obstine à vouloir s’accrocher à son poste et à sa couronne, quand les mafieux ont d’ores et déjà décidé qu’il avait fait son temps. Dans cette persévérance insensée et orgueilleuse, presqu’enfantine, Al Pacino alias Hoffa, émouvant et aveuglé, est un fou véritable : «C’est moi qui ait créé le syndicat» hurle-t-il, pitoyable, les yeux obscurcis par cette lumière, celle d’un monde qui se refuse à la rature et au néant. Métaphore claire – quoi qu’on ne sache dire ce qu’en pense Scorsese – d’un Citizen H prenant dans son corps le destin du cinéma, d’un certain cinéma, qui se refuse à disparaître, mais se sait pourtant voué au passé sépia, à la mort et la déréliction. Et pied-de-nez qui veut tout dire, qui signifie que Scorsese n’est dupe de rien, qu’il se sert des moyens des barbares à 9.99 euros par mois pour faire éclater, une dernière fois, la grandeur d’un Hollywood presque déjà englouti.
Face à ce film dans la compétition pour les Oscars, voici son antagoniste exact : Once Upon a Time in Hollywood. Il est, lui aussi, une réminiscence mélancolique d’un monde, d’un cinéma évanoui, celui de l’Hollywood des années 1960. Il est lui aussi, articulé autour d’un grand duel d’acteurs, Di Caprio, au miroir d’Al Pacino, en semblable personnage sentant l’époque, sa gloire, son pouvoir, glisser entre ses rides et ses bourrelets comme sable entre les doigts, et, de l’autre côté, Brad Pitt en taiseux, tourmenté par son passé, tel De Niro en Irlandais. Il est lui aussi très long, il rend, lui aussi, hommage au Nouvel Hollywood, à travers cette fois la figure de Sharon Tate et Roman Polanski. Mais, Tarantino est bavard quand Scorsese est majestueux ; Di Caprio, cabot et épuisant, quand Al Pacino (qui joue aussi dans Once Upon a Time), dans The Irish Man, est, à l’ubac de sa vie, un empereur en guenilles. L’un comme l’autre sont des métaphores, transparente chez Tarantino, plus oblique chez Scorsese, d’un paradis perdu : le grand cinéma, menacé par la bien-pensance (chez Tarantino) ou les studios mercantilistes addicts aux blockbusters (chez Scorsese), ce cinéma de l’âge d’or qu’incarnent respectivement Di Caprio – autre acteur scorsesien – en Rick Dalton, vedette de série B devenue ringarde et ridicule, ou Al Pacino, qui endosse dans Once Upon A Time, le rôle d’ un producteur à l’ancienne, et dans The Irish Man, un magnat de la politique transformé en somnambule de son propre anéantissement. Les deux films revisitent donc le passé, via les trucages, les postiches, la 3D et les minuties de décorateurs, mais chez Tarantino, tout sent le formol et les coutures pour retrouver la jeunesse, Steeve McQueen est un artefact ridicule, quand, chez Scorsese, les héros ont l’impudeur de se rajouter, de manière honnête et impitoyable, du blanc aux tempes et des crevasses aux joues, ce qui leur confère une enfance paradoxale. Trois heures trente chez Tarantino, dépourvues de scénario, ont l’air d’un mois ; elles passent comme un bon polar, à la vitesse d’une balle de fusil, chez Scorsese. Tarantino prend les pires des manies de Scorsese : la voix off pour rafistoler son intrigue, dans la dernière partie, et une fusillade à la grandiloquence adolescente pour clore son film. Scorsese, bizarrement, vole le meilleur de Pulp Fiction pour ses tueurs à gages (ainsi d’une absurde discussion sur les poissons, juste avant le meurtre, qu’on croirait sortie de Reservoir Dogs). C’est la leçon de ces Oscars : quelque part, à Hollywood, un cinéaste empoussiéré se croit étincelant, quand un réalisateur promis au déclin brille de mille feux tristes. Tarantino, le faux jeune et le vrai vieux, contre Scorsese, l’éternel enfant à la lucidité de clown lors d’un dernier tour de piste. C’est un beau duel, qui pourrait, comme dans The Irish Man, «repeindre une maison».