Seconde du groupe E derrière l’ogre brésilien, la Suisse se retrouve qualifiée pour le prochain tour du Mondial. Pouvait-on l’attendre à ce niveau ?
Oui, car c’est son niveau habituel en Coupe du monde. Sur ses cinq dernières participations, la Suisse s’est qualifiée quatre fois pour les huitièmes de finale (1994, 2006, 2014 et 2018), n’échouant qu’en 2010 au premier tour (après avoir pourtant battu l’Espagne lors du premier match). L’accession aux huitièmes de finale avait été qualifiée d’«objectif minimal» par le sélectionneur Vladimir Petkovic. L’optimisme était cependant mesuré en Suisse après le tirage au sort, la Serbie et le Costa Rica étant considérés comme des adversaires susceptibles de poser problème à la Suisse, sans parler du Brésil.
Le huitième de finale opposera la «Nati» à la sélection suédoise. L’adversaire, dépourvu du génie d’Ibrahimovic, semble largement à sa portée…
Avec la Suède, la Suisse retrouve tout ce qu’elle n’aime pas. Un groupe soudé, bien organisé, difficile à manœuvrer. La Suisse possède un peu plus de talent dans le jeu mais il lui manque un finisseur. La question de l’avant-centre est chronique depuis trois ou quatre ans. Avec un buteur de la trempe de Stéphane Chapuisat (années 90) ou Alex Frei (années 2000), la Suisse aurait de quoi être optimiste. Sans un exploit individuel des deux meilleurs joueurs, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka, il y a des chances que cela se termine aux tirs au but, comme en 2006 (0-0 contre l’Ukraine) ou en 2016 à l’Euro (1-1 contre la Pologne).
Au cours d’un match précédent, la sélection a défrayé la chronique lorsque certains de ses joueurs d’origine albanaise, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka, ont mimé l’aigle albanais devant les tribunes serbes. Ultra commenté, le geste suscite de nombreux débats en Suisse…
Le débat a surtout été portée par la droite dure (UDC), qui a voulu démontrer que ces Suisses d’origines albanaises n’étaient pas (et ne seraient jamais) complètement suisses. La récupération n’a pas été très efficace et beaucoup de gens ont fait bloc derrière les joueurs. Certains ont toutefois estimé qu’en faisant ce geste ostensible de provocation, Xhaka et Shaqiri allaient à l’encontre des valeurs prônées en Suisse, comme la neutralité, la bienveillance et la discrétion. Pour le dire vite: Federer n’aurait jamais fait ça.
N’est-ce pas finalement le signe que cette Coupe du Monde disputée chez Vladimir Poutine est, quoi qu’on en dise, éminemment politique ?
Toute Coupe du monde est politique. Il y a trop d’argent engagé, trop d’intérêts en jeu, pour que les politiques ne s’en mêlent pas. Le message de la FIFA est ambigu parce que, si elle condamne les manifestations symboliques des joueurs (ce qui peut se concevoir par ailleurs), elle encourage grandement le nationalisme. Son projet de Coupe du monde à 48 équipes repose d’ailleurs grandement sur la soif de petits pays comme le Panama, le Pérou, le Costa Rica, de participer au plus grand événement planétaire. Pour eux, c’est comme entrer à l’ONU et y jouer un rôle.
Akanji, Zakaria, Embolo… Ces jeunes joueurs représentent l’avenir du football suisse. On a l’impression qu’ils ne font pas de complexe et jouent libérés, sans presque se soucier de l’enjeu… Faut-il y voir de l’irrévérence ou au contraire du talent précoce ?
Pendant longtemps, les joueurs suisses ne quittaient pas le pays et partaient battus d’avance dans les matchs internationaux (alors qu’ils réalisaient régulièrement de bonnes performances en Coupe d’Europe). Le tournant a eu lieu en 1994-1995: la Suisse participe à la Coupe du monde pour la première fois depuis 28 ans. La fédération investit l’argent reçu de la FIFA (ainsi que de la signature en 1993 d’un gros contrat avec la banque Credit Suisse) dans la formation, en s’inspirant du modèle français. L’arrêt Bosman (1995) permet au joueur suisse de sortir des frontières, où il devient rapidement un «produit» fiable, bien formé, bien éduqué, qui n’a pas de problème d’adaptation (en France et en Allemagne notamment) et qui représente au final un très bon rapport qualité-prix. La nouvelle génération a profité de cette évolution qui a accéléré sa formation. A 20-21 ans, Akanji, Zakaria et Embolo avaient déjà joué en moyenne 80 matchs pros en Suisse. Ils ont tous ensuite signé dans des gros clubs allemands (Dortmund, Moenchengladbach, Schalke) pour de grosses sommes, avec des statuts de joueurs à fort potentiel. Et comme ils ont toujours vu l’équipe nationale participer aux phases finales des grandes compétitions, ils n’ont aucune raison de se sentir inférieurs aux joueurs d’autres pays. Je ne sais pas dans quelle mesure le fait qu’ils soient tous trois d’origine africaine (un fait nouveau en Suisse) participe de cette approche décomplexée et détendue des grands événements.