C’est un livre qui fait une part égale à la raison et à un prophétisme secret, combinaison extrêmement rare. Le sujet de L’Empire et les cinq rois en est ce monde, aux combats desquels Bernard-Henri Lévy ne se refuse pas, dont on ne sait s’il se fait ou se défait sous nos yeux. Un Occident menacé par le relativisme, qui se demande s’il est procédures ou substances. Un empire américain qui prétend l’organiser et paraît le compromettre. Et cinq rois, de Perse, de Turquie, de Chine, de Russie ou d’Arabie, qui veulent ressusciter leurs royaumes de leurs cendres et s’y croient encouragés par les doutes qu’ils nous voient entretenir sur notre propre légitimité.
C’est un livre de raison parce qu’il ne porte pas de condamnation facile. Lévy voit bien la double nature de l’Empire. D’un côté, l’unification pacifiante et salvatrice ; de l’autre, le corset des peuples, le lieu de production d’une idéologie impériale de plus en plus aliénante, le foyer secret d’une terrifiante illusion. Et le Maharal de Prague commentant le Livre de Daniel, y voyant la bête aux dents de fer qui erre par le monde en broyant toute chair. La même ambiguïté est celle des nations et des rois. Leur résistance à la prédication impériale est à la fois déplorable et louable, précieuse et vaine. Une chose est d’en écrire dans son cabinet. L’autre est d’en mesurer les conséquences là où l’on peut rencontrer l’histoire «se faisant», informe, douloureuse, prenant son poids de chair sur les innocents, et dès lors insupportable : chez les Kurdes, nos alliés contre Daech, combattus à présent par Erdogan ; dans l’enclave de la Ghouta ; et demain, écrit Lévy, dans «ma chère Bosnie européenne jugée “non stratégique” par l’America First».
Le jugement porté sur l’islam radical est tout aussi net, Lévy relevant notre façon de nous abuser, et sur ses liens avec l’islam en général, et sur ses liens profonds avec l’Occident, lesquels nous rendent coresponsables d’une part au moins de ses actes. C’est le tourment peut-être de l’auteur, en tout cas sa place singulière, d’avoir écrit depuis un demi-siècle dans un pays qui a sans doute bien des vertus mais pas celle de la vérité, et dont le goût de la liberté n’est pas si pur. Qu’il y ait un fil noir dans notre marbre, Lévy l’a bien vu dans L’Idéologie française et c’est une chose que nous n’aimons pas regarder en face, pas plus que nous ne supportons de nous voir rappeler notre ancienne complicité avec les totalitarismes, notre classe intellectuelle ayant au cours du XXe siècle massivement opté pour l’une de ses deux formes, les voix de Gide, Camus, Paulhan ou Mauriac étant toujours restées marginales. Notre scène nationale est souvent celle d’un immense procès Kravchenko, où l’on ne cesserait de demander des châtiments, mais pour les victimes. Notre sens du particulier est menacé par Drumont, notre sens de l’universel par les horreurs de la Convention nationale. Comment, au nom de quoi, continuer de porter dans le monde un «message de liberté» ? Telle est la question à laquelle, depuis longtemps, Lévy tente de répondre à travers les tâtonnements de l’action. À ce jeu, on court bien sûr le risque de se tromper, d’être sermonné un jour par Mariani et l’autre par Norpois. Je suis bien incapable de dire si la Bosnie européenne ou le Kurdistan libre sont des illusions, mais je sais où le plus souvent le réalisme nous mène. Quant à cette liberté insaisissable, même exposée au nihilisme, on la préférera toujours à son contraire. On ne s’étonnera pas que ceux qui gouvernent soient en général les premiers à accuser tout défenseur de la liberté de tirer des traites sur une encaisse que d’autres paieront de leur poids de souffrances. Cette critique serait plausible si ces souffrances-là les avaient jamais remués, et l’on sait qu’il n’en est rien. À la fin, disait Diego Brosset, on ne peut employer son intelligence à trouver des raisons d’accepter.
La question de Lévy, c’est de savoir au nom de quoi l’on refuse. Son livre nous présente une théologie agnostique de l’histoire fondée sur l’idée toujours insaisissable de la liberté. Elle est là, dans ce travail secret, la vraie postérité abrahamique, qui est celle de l’exception et non pas celle des ensembles. Un travail qui embrasse dans un même mouvement, chez nous et chez les peuples étrangers, dans l’empire et dans les cinq royaumes, le dévoiement et la grandeur, et que nous ne connaîtrons qu’à la fin. Qu’on attende le Messie ou son second avènement, qu’on n’attende rien et qu’on nomme simplement Messie tout ce Bien auquel nous n’avons pas renoncé, il y a dans ce livre plusieurs raisons de ranger, non pas «l’impossible salut», mais bien le pessimisme au magasin des accessoires. Et de se ranger, nous autres Européens, sous l’«étendard humilié d’Érasme», qui continue de porter l’honneur d’être homme.