Il pleut sur Tel-Aviv. Des trombes d’eau, un déluge. Des meurtres sont commis, sans doute une série de meurtres, puisque sur chaque scène de crime on trouve une phrase, poétique et énigmatique, écrite au pochoir sur un mur. Le commissaire Yona Merlin fait appel à un jeune journaliste féru de graffiti, qui s’applique à analyser la forme des lettres des inscriptions. Puis apparaît une lycéenne, vaguement fugueuse, sacrément dessalée, qui identifie immédiatement la provenance des inscriptions : ce sont des citations de l’écrivain polonais Bruno Schulz. Le roman La Légende de Bruno et Adèle est présenté comme un polar, mais comme tous les bons polars, il dit autre chose que la chasse à l’assassin. D’ailleurs, le lecteur sait très vite qui sont les tueurs – ils sont deux, tandem presque graphique : un jeune géant niais et un vieillard en fauteuil roulant. Le mobile des meurtres est donné très tôt, également. Ne dévoilons pas tout, mais signalons simplement que si dans toute tragédie les fils paient pour les crimes des pères, ici l’on saute une génération pour s’en prendre aux petits-enfants. Comme dans un massacre des Innocents.
Le fil rouge du roman, sous l’enquête policière et l’appariement improbable des trois enquêteurs sous forme de Pieds Nickelés, est bien la filiation. Zoé par exemple, la lycéenne, a fui ses parents avocats. C’est le versant contemporain de l’histoire. Mais dans un pays si récent, où l’immigration a tenu à la fois d’une volonté farouche et utopique, puis du noir absolu du l’Histoire, la filiation est aussi psychique. C’est là, sans doute, qu’il faut entrer dans l’histoire de Bruno Schulz. Cet écrivain et dessinateur polonais (1892-1942) n’a pratiquement jamais quitté sa ville de naissance, Drohobycz. Il y a enseigné et y a écrit des textes stupéfiants relevant à la fois du surréalisme et de l’hyperréalisme, de l’autobiographie et de l’invention symbolique. Son père, marchand drapier, perd peu à peu la tête, et Schulz transforme sa déchéance en explosion littéraire. De sa douleur de fils face au naufrage du père, il fait œuvre. En 1941, Bruno Schulz est enfermé dans le ghetto de Drohobycz mais protégé par le SS Felix Landau qui apprécie son travail de dessinateur. Et il est exécuté en 1942 d’une balle dans la nuque par un SS qui reprochait à Landau d’avoir tué son propre protégé. Tu as tué mon Juif, je tue ton Juif. Zoé, le personnage le plus jeune du roman d’Amir Gutfreund, admiratrice inconditionnelle de Schulz, emporte partout avec elle un exemplaire des œuvres de l’écrivain polonais. Et Gutfreund place Bruno Schulz dans les rêves d’un des meurtriers. L’Adèle du titre est également une référence à Schulz, personnage présent entre autres dans le recueil Les Boutiques de cannelle. Gutfreund lui donne un destin métamorphique et érotique, vieillissant et ne vieillissant pas, immortelle et éternelle parce que son prénom se transmet de mère en fille, sur les siècles des siècles.
La légende, c’est une histoire qui s’écrit pour être fixée, puis est lue à voix haute pour être transmise. Curieux et efficace moyen de circulation. Un polar portant le titre de «légende» remonte forcément aux sources, et court vers l’aval. Les citations de Schulz que l’on trouve sur les scènes de crime sont : «Et je pleurais de bonheur et d’impuissance», «Tous les livres tendent à l’Authentique.» La plupart des personnages du roman racontent une part de la construction du pays et constatent l’ici et maintenant, de Tel-Aviv au désert, en passant par Netanya. Sous le déluge et dans le sang, c’est une trajectoire filiale, historique et personnelle qui est donnée. Dans l’épilogue, Amir Gutfreund écrit, comme un aveu désenchanté :
«Qu’est-ce qui m’attache à lui ? Après de nombreuses années au cours desquelles cette question est restée ouverte, je suis arrivé à la conclusion suivante : rien. Nous sommes différents l’un de l’autre à tout point de vue, aussi m’est-il difficile de comprendre pourquoi, parmi tous les écrivains qui me sont chers, parmi tous les gens dont l’existence m’a particulièrement touché, Bruno Schulz est celui qui me bouleverse sans cesse.»
Et parce que Schulz le bouleverse, sans mobile apparent, Gutfreund en fait le personnage central, mais en creux, de son polar. Dans une narration où les voix, les espaces et les temps s’entremêlent. Dans un roman où le désenchantement s’accorde à la météorologie, où la folie et la fureur explosent, où la vérité – la résolution – n’a aucun sens. La Légende de Bruno et Adèle est un texte vibrant de mémoire et d’adoration, mémoire de l’immigration juive et adoration d’un écrivain. A pleurer de bonheur et d’impuissance. Un livre qui tend vers l’Authentique.