Qu’est-ce qui peut pousser une psychanalyste à sortir de sa réserve pour prendre position publiquement au plan politique ? Pour ce qui me concerne, je peux dire que mon mode de vie actuel, mon engagement dans le champ de la psychanalyse d’orientation lacanienne sont tels qu’il était peu probable, il y a à peine quelques semaines, que je m’engage pleinement dans cette campagne électorale. Alors qu’est-ce qui a présidé à la précipitation d’un « j’y vais » et pourquoi maintenant ? De quelle action politique s’agit-il ? Il m’a paru important de préciser ce que peut être en la matière le militantisme d’un psychanalyste.

Aussi loin que je me souvienne l’indifférence en matière politique m’a toujours mise en rage. C’est à l’école de la République que j’en ai fait l’épreuve dès l’âge de sept ans. Cette indifférence m’insupportait car elle ne pouvait avoir à mes yeux que la signification d’un aveuglement : comment mes camarades de classe pouvaient-ils ne pas voir ce qui se passait là sous nos yeux ? Aujourd’hui cette indifférence m’apparaît plus complexe. Elle peut à l’occasion avoir le sens du désir, désir d’autre chose, elle peut aussi avoir le sens de défense contre le réel et s’apparente alors à une lâcheté. Bref, elle n’appelle plus de ma part un jugement à l’emporte-pièce.

Je n’évoque le souvenir de cette rage que pour indiquer que l’on peut éprouver très tôt cette proposition de Lacan que «l’inconscient, c’est la politique». Il ne s’agit pas d’un slogan, mais bel et bien d’une expérience.

Cette rage s’articulait chez moi à une marque singulière. On considère dans la psychanalyse que cette marque nous vient du discours tel qu’il a été relayé notamment par les parents. Des phrases, des mots nous ont marqué à jamais. A commencer par l’empreinte que l’on tient de son nom. Quelle était donc la mienne ? Celle de l’étrangère, petite-fille et fille d’immigrés italiens, celle dont le nom, Lombardo, porte la trace d’une succession d’exils. C’est à l’école, au lieu même du savoir universel, que j’éprouvais qu’une frontière séparait le «eux» d’un «nous». A l’occasion d’un épisode pascal, le dessin d’une omelette, que je n’avais pas effectué selon les coutumes de mes petits camarades, m’avait valu de ressentir cruellement que je n’appartenais pas à leur «nous». Cette séparation résonnait déjà dans le discours de ma mère qui ne manquait pas une occasion de me rappeler que nous n’étions pas bienvenus chez eux, «les Français». Je m’éprouvais comme différente à plus d’un titre. Je faisais mienne cette formule de Dostoïevski : «Je suis seul et eux ils sont le monde» (L’esprit souterrain). Je suis seule et ils sont tous.

Mon histoire était somme toute banale si l’on considère avec Lacan que «l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que les exodes[…] Ne participent à l’histoire que les déportés»[1].

Pour avoir une histoire, il faut bouger, s’arracher à ses signifiants natifs. Mais même en restant sur place, on est déportés, car ce sont les signifiants qui s’en vont, qui ne nous retiennent pas. Ils ne suffisent pas pour asseoir une existence.

Sur ce scandale du eux et du nous, j’ai été portée à écrire de petits textes, un petit bulletin que j’avais créé à l’école, toutes choses qui visaient à ordonner et à critiquer ce que je considérais comme atteinte à la liberté et au lien social. Il s’agissait d’œuvrer pour rassembler, d’écrire pour unir.

Cette évocation pour indiquer ce qui peut fonder un psychanalyste à militer, et d’où lui vient son énergie d’activiste. Faire un pas, s’avancer, écrire, signer un appel, relève d’un calcul de l’inconscient. Ni passage à l’acte ni acting out, mais un acte accompagné d’un dire.

Il faut encore souligner qu’il y a eu pour la circonstance, cette donnée propre à Marine Le Pen avec l’imminence de son arrivée au pouvoir. Car avec sa possible élection, nous avons rencontré autre chose que le politique, autre chose que la vertu du discours politique. Avec le FN, on entre dans le monde infradiscursif de la haine. Ce parti incarne la tradition d’une droite extrême, anti-démocratique, anti-Lumières qui remonte au XIXe siècle[2] et qui est encore vivace aujourd’hui à travers une idéologie dure, xénophobe, établissant une différence fondamentale entre la communauté des citoyens, que chacun peut choisir tous les jours, et une communauté nationale dite culturelle, ethnique et donc «naturelle». Dans ce contexte, la prise de position publique des psychanalystes ne relève pas d’une politique partisane, au service d’une idéologie : il s’agit d’une position éthique. Marine Le Pen au pouvoir, c’est la domination du rejet de la différence, de la ségrégation, d’un mode de vie qui tend à s’imposer à tous.

C’est là le point décisif : l’éthique de la psychanalyse conduit à considérer qu’il n’y a pas de nous, qu’il n’y a pas de eux, que cette frontière bouge tout le temps, tel le vol des oiseaux qui ne cessent de se rassembler et se disperser. On est fondamentalement seuls. Le eux et le nous, ça n’existe pas. Depuis longtemps, le nous ségrégatif me révulse.

Avec Marine Le Pen, fini la récréation ! La tragédie Marine succèderait à la farce de son père (pour reprendre la thèse de la répétition parodique de l’histoire chez Marx dans son 18 brumaire). En somme, fini de pouvoir parler. Marine Le Pen ne défend pas les droits des êtres parlants, mais elle prétend se préoccuper des «droits des Français».

 

On ne peut pas éviter l’affrontement avec cette ligne de pensée MLP qui est l’exact envers de la psychanalyse, ni avoir le déshonneur d’assister à cela sans mot dire.

Dés lors, il s’agit de nous rassembler en étant avertis que nous sommes des Uns-tout-seuls, mais que le temps d’un combat nous pouvons faire partie d’un nous qui nous réunit : front uni des démocrates, des anti-racistes, des défenseurs des Lumières. En la circonstance, le un de l’universel, c’est le un de «tous les êtres parlants ont le droit de prendre la parole».

Serait-ce une autre façon de concevoir la politique ? A tout le moins une façon de la rendre désirable, voire amusante si, comme le dit Bataille, l’éclat de rire est bien la dernière ressource de la rage.


[1] Lacan J.,  « Joyce le Symptôme », Autres Écrits, Seuil, 2001, p. 568.

[2] cf. la thèse percutante de Z. Sternhell, Histoire et Lumières.

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