J’ai peut-être tort, mais je me demande si la nonchalance de certains de mes amis ici, qui paraissent être peu concernés par la montée de la pratique religieuse en France, ne serait pas due au fait qu’ils n’ont pas été élevés dans la foi. J’ai parfois l’impression que la réalité de l’envahissement confessionnel du foyer et de la cité n’est pas quelque chose que ceux qui en ont toujours été épargnés peuvent effectivement se représenter.
L’impact débilitant de la religion sur mon pays est un frein au progrès. J’aime (j’aimais ?) que l’Europe de l’Ouest soit libre de ces sottises et j’ai bien compris l’exaspération du maire de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb – né au Maroc, immigré au Pays-Bas à l’âge de quinze ans – lorsqu’il s’adressait aux Musulmans de son pays au lendemain du 7 janvier 2015 : « Si vous ne vous trouvez pas bien ici parce que des humoristes que vous n’aimez pas font un journal, permettez-moi de vous dire d’aller vous faire foutre. C’est bête, c’est tellement incompréhensible. Disparaissez des Pays-Bas si vous ne vous trouvez pas à votre place ici. » J’imagine qu’un tel discours fait d’Aboutaleb un « islamophobe » aux yeux de certains, et que cette façon d’appeler un chat un chat serait peu prisée par les dénonciateurs de Daoud, Hirsi Ali, Sansal et Rushdie, mais depuis quand la peur de la vérité a-t-elle rendu service à la bonne cause ? Jamais, selon le très regretté Jorge Semprun qui en savait quelque chose et qui répondait à cette question avec un mot de Gramsci : « La vérité est toujours révolutionnaire. »
Là où j’ai grandi, à Spokane dans l’État de Washington, on allait à l’église, comme on dit, chaque semaine. Les quelques personnes qui ne le faisaient pas étaient tout simplement moins bonnes que celles qui le faisaient. Mon ami J. C. était l’un des rares moins bons ; son père, ancien entraîneur de football universitaire, était abonné à Playboy et sa mère soulignait ses traits sombres d’une quantité peu convenable de maquillage. Nous autres, nous étions luthériens, presbytériens, épiscopaliens, catholiques… et juifs, et la seule différence entre nous et les Juifs, c’était qu’ils allaient à « l’église » un autre jour que nous. Parti de Spokane pour découvrir le monde, je me suis retrouvé dans deux univers nouveaux par rapport à la religion, et chacun d’eux a été un pas en avant fort réjouissant.
Le premier, c’était New York et la côte Est, où j’ai découvert un monde joyeusement dépourvu de religion, un monde de Juifs, de livres, d’art, mes premières amantes et, plus tard, en travaillant dans la politique – entre autres, au Comité américain pour l’Espagne démocratique –, un monde de papis ex-communistes qui avaient fait la guerre civile espagnole, des enfants d’immigrés de culture yiddish braqués jusqu’à la mort contre la pratique religieuse. À quinze mille lieux de mes premières amours américaines – les rivières à truites qui sillonnent le versant ouest des Rocheuses dans l’Idaho –, ce tout nouvel aspect de mon pays a fini par compter encore plus pour moi que les beaux paysages de ma jeunesse.
Le second, c’est l’Europe ou, plus précisément, la France, où la religion, après avoir arrosé le pays de miracles d’ingénierie pharaoniques pendant plusieurs siècles, n’intéressait plus grand monde. J’y ai rencontré des gens qui n’avaient jamais mis les pieds dans une église, qui ne connaissaient pas la différence entre un catholique et un protestant. Et quant aux Musulmans de France ? Il se peut qu’on les nommait comme tels, mais je n’en ai aucun souvenir. Aujourd’hui, c’est autre chose. La France que j’ai connue à la fin des années 1970 était, malgré ses fautes, un pays plus ou moins débarrassé de la religion. C’est aussi en France que j’ai rencontré un antisémitisme banal mais, en dehors de quelques attaques meurtrières en rapport avec Israël et les Palestiniens, à commencer par celle de la rue Copernic en 1980, cela n’avait pas grand chose à voir avec la « foi » de quiconque. Hitler n’a pas tué les Juifs parce qu’ils avaient « tué Jésus » et l’antisémitisme européen traditionnel a plus à voir avec des mensonges répétés, des boucs émissaires et la crétinerie qu’avec la pratique religieuse. Mais aujourd’hui, une nouvelle souche de la maladie a trouvé prise chez une partie des Musulmans de France et, parfois, chez leurs auxiliaires politically correct à gauche. Cela se voit… L’une des traditions de la gauche, selon l’homme de gauche que je suis, est d’avoir raison pour l’essentiel – vive le socialisme, vive une société égalitaire et libre de racisme, de sexisme, d’homophobie, etc., une société où la justice et la fraternité ont le dessus sur le profit – mais nous nous accrochons parfois à des moyens infructueux, pour ne pas dire désastreux, dans l’espoir d’arriver à nos fins. Et dernièrement, certains parmi nous ont cru nécessaire de ne pas croire leurs propres yeux afin de mieux promouvoir notre cause.
C’est le diable qui m’a obligé à… le diable, ou le contraste troublant entre la France plus ou moins lavée de la religion et l’Amérique de Reagan qui avait élevé la droite chrétienne au rang de partenaire politique. En l’occurrence, lors d’une tournée à travers le nord de mon pays natal avec mon groupe Passion Fodder en 1988, j’ai commencé à collectionner des Bibles et, parfois, des Livres de Mormon trouvés dans des chambres d’hôtel sur notre route, afin de pouvoir les déchirer sur scène. Je liais souvent cet acte à une chanson inspirée du Cœur est un chasseur solitaire que nous jouions. Je suggérais que ce roman ferait un excellent nouvel évangile et que l’humanisme de Carson McCullers constituerait une meilleure base pour une religion que le n’importe quoi auquel carburait la Majorité morale à cette époque. Avant tout, en fait, c’était pour m’amuser, tout en me disant que, si eux avaient le droit de mettre des Bibles sur les tables de chevet des chambres d’hôtel, moi, j’avais le droit de partir avec ; et c’est ainsi que le public l’a vécu, réclamant parfois des pages déchirées pour ensuite nous retrouver, tout sourire, pour que nous les signions.
Parfaitement puéril, direz-vous peut-être, et vous aurez peut-être raison, mais je déchirais ces Bibles aussi parce que je le pouvais, et ce blasphème n’a troublé personne jusqu’à ce que nous arrivions dans le sud de la Californie, où une petite partie du public a commencé à réagir autrement : d’aucuns me demandaient gentiment d’arrêter parce que Jésus blablabla, d’autres, se la jouant plutôt talibans, nous injuriaient ou nous lançaient des projectiles. Devant de telles réactions, il fallait bien que je persiste et signe, parce que… l’Amérique, voyons ! La Constitution ! Mais à partir du moment où mon geste mettait des gens en colère, ce n’était plus marrant.
Il y a sans doute plein de bonnes raisons de ne pas déchirer un Coran sur scène, mais la meilleure de toutes, c’est l’envie de rester en vie. Comme l’humoriste et militant anticlérical Bill Maher l’a déclaré maintes et maintes fois, cela en dit long sur la différence entre nos givrés et les leurs. Après le 7 janvier et le 13 novembre 2015, et le 14 juillet 2016 – pour parler seulement de la France –, je sais que les quelques déjections détraquées des Nations aryennes et autres Ku Klux Klan qui subsistent encore dans ma région natale, avec leurs doctrines déshumanisantes et leurs visions apocalyptiques, sont d’une race semblable, mais que c’est du pipi de chat comparé au réseau international de l’islamo-fascisme.
Que faire ? Chercher la vérité, bien sûr. Au-delà, je ne sais pas exactement – personne ne sait au juste. Ils vont frapper à nouveau. Et encore. Et encore… Et puis un jour, dans un avenir beaucoup trop lointain, l’ennemi se trouvera incapable de frapper à nouveau. Je sais que ce jour viendra, mais afin de hâter son arrivée, il serait tout de même utile de comprendre la différence entre nous et ceux qui veulent nous tuer. Il serait utile de faire confiance à ce que nos yeux nous racontent. Ne pas voir que certaines cultures et certains pays sont plus proches que d’autres de l’idéal des droits égaux pour les femmes, ne pas voir la différence entre un coin du monde où le mariage homosexuel est légal et un autre où l’on peut tuer sa sœur ou sa fille simplement parce qu’elle a fait ou a voulu faire quelque chose que nous faisons ou que nous espérons très fort faire ici, c’est soit ne pas voir, soit ne pas croire ses propres yeux… Et cela n’aide pas.
Nous n’avons pas encore créé une seule société où les femmes soient véritablement libres, ou du moins aussi libres que les hommes. Nous devons reconnaître, comme Kamel Daoud l’a fait, que plus on s’approche de ce but, mieux on se porte tous. En attendant, les femmes de Paris ne peuvent toujours pas marcher là où elles voudraient, habillées comme elles voudraient et à l’heure qu’elles voudraient. Moi, je le peux, plus ou moins, mais elles, non ; la moitié de la population a donc moins droit à la rue que l’autre et, dans certains quartiers, encore moins le droit qu’elle ne l’avait il y a trente ans. Ceci est une violation d’une liberté tellement essentielle que l’exigence de son éradication devrait parachever la plateforme de tout parti politique de gauche : accès total à l’espace public pour les femmes et zéro tolérance pour la violence qui leur est faite. Comment se fait-il que l’on n’y soit pas déjà ? Une partie de la réponse serait-elle de dire que nous sommes dans le déni ?
Mark Twain mesurait l’évolution d’une société à l’ampleur des droits des femmes. Pourrait-on donc dire, par exemple, que la Scandinavie et la Finlande sont en avance par rapport à nous ? Oui, et ce ne serait pas prendre un grand risque que d’ajouter qu’une femme est plus libre de marcher seule dans la rue à Helsinki qu’à Paris, tout comme elle l’est davantage à Paris qu’au Caire. Dire le contraire, c’est faire preuve de Chico marxisme… et cela n’aide pas.