Une femme et un homme s’aiment. S’aiment au point de casser les codes du temps, de résister à l’autorité quelle qu’elle soit, de défier Dieu, le diable et son train. L’amour comme l’évidence d’une force en marche, invincible. Qui sont-ils, ces amoureux ? Ils n’ont pas de nom, pas de prénom. Il sont Il, Elle, Eux. A quelle époque vivent-ils leur histoire ? Sur quel territoire ? Ici et aux antipodes, maintenant et hier – et demain.
Si la définition de « romanesque », autant dans le Larousse que dans le petit Robert, laisse sur sa faim – est romanesque ce qui a rapport au roman, peut-on lire dans les dictionnaires, qui précisent que le romanesque tend vers le merveilleux, l’extraordinaire et la rêverie, comme s’il n’existait pas de roman réaliste, mais passons – les antonymes sont révélateurs. Romanesque a pour contraires plat, banal, prosaïque. Le Romanesque de Tonino Benacquista correspond à la perfection à cette définition contraire. Que l’on en juge :
L’histoire – pas le roman, ne nous y trompons pas – commence au Moyen-âge. Il est braconnier, Elle est glaneuse. Ils sont condamnés par le roi à être décapités. Ils arrivent au Paradis, Dieu s’émeut quelque peu de leur situation, et consent à les renvoyer sur terre, mais aux antipodes l’un de l’autre. Les voici au XVIIIe siècle, elle en Orient, lui aux Amériques. Ils se retrouvent. Apparition de Satan, qui les condamne à rester soudés l’un à l’autre, pensant que cette promiscuité anéantira l’amour qu’ils se portent. Mais rien n’y fait, les amants s’aiment. Retour dans le monde des vivants, au XXIe siècle. Où l’aventure continue… Résumer ainsi l’histoire des amants ne nuit en rien au déroulé de la lecture, car l’intérêt du livre de Benacquista ne réside pas seulement dans l’histoire. Intituler un roman Romanesque est à la fois un clin d’œil et une déclaration d’intention.
L’histoire de ces amants ballotés d’une époque à l’autre, invincibles, irrémédiablement vainqueurs, est une manière de naviguer dans l’histoire littéraire. L’épopée qu’ils vivent, chacun de son côté, au XVIIIe siècle, est traitée sur différents modes. Roman orientaliste pour Elle qui parcourt la Chine, devient cueilleuse de thé, traverse l’Asie avec des Chow Chows, affronte l’hiver caucasien. Roman d’aventures pour Lui, prisonnier des indiens, victime de naufrage et de pirates. Escales européennes, Florence pour Elle, Londres pour Lui. Pour Elle, épisode pictural ; pour Lui, épisode théâtral. Restons sur cet entre-deux – entre la décision de Dieu de les chasser du Paradis, et celle de Satan de les emmener en Enfer : cet entre-deux permet au personnage masculin de rencontrer l’auteur d’une pièce de théâtre dont le sujet est… l’histoire des amants maudits, autrement dit l’histoire d’Elle et Lui. Et le personnage, revenu de son Moyen-âge originel, travaille avec le dramaturge afin de parfaire la pièce.
Le théâtre dans le théâtre est une composante « romanesque » de la dramaturgie, une mise en abyme qui a fait ses preuves, du siècle d’or espagnol à Game of Thrones, en passant par Shakespeare et Anouilh. Benacquista s’amuse de cet artifice, et hausse la composante au cube : le roman – pas l’histoire – s’ouvre sur une représentation théâtrale des Mariés malgré eux de Charles Knight, le dramaturge avec lequel Lui a collaboré en 1721. Nous sommes au XXIe siècle : Elle et Lui, revenus du Paradis et de l’Enfer, fuient vers le Québec, et vont assister à la représentation de la pièce qui raconte leur histoire première, la médiévale. Le théâtre dans le roman. Et les réactions des spectateurs qui, reconnaissant dans la salle ces Amants maudits dont on leur parle sur scène, empoignent leurs smartphones, créent le hashtag #runninglovers, et l’histoire qui continue…
Tonino Benacquista est un manipulateur hors-pair de la chose romanesque. Ses romans adoptent souvent une construction machiavélique. Il y a, par exemple, dans Trois carrés rouges sur fond noir, une flèche narrative imparable, qui va de la main coupée du joueur-de-billard-accrocheur-de-tableaux-dans-une-galerie au peintre manchot. Dans Saga, un pool de scénaristes de séries – avant que cela ne devienne à la mode – se déglinguait et instillait dans le scénario d’un soap-opéra des éléments de la « vie réelle », un peu à la manière de Mario Vargas Llosa dans La Tante Julia et le scribouillard. Dans Romanesque, Benacquista s’en donne à cœur-joie. L’alternance des époques, les correspondances-connexions entre les aventures, la trace laissée à l’Orient comme aux Amériques – un récit en Chine, un bas-relief sur une pyramide –, l’intervention de Dieu et de Satan, dessinent un roman foisonnant, virevoltant. Qu’en est-il de la lecture, et du lecteur ? Les petits cailloux de repérage semés au fil des pages permettent de ne pas se perdre dans cette histoire rocambolesque qui traverse les siècles et les continents. On en retiendra que l’amour triomphe de toutes les adversités, et que c’est lui qui, au sens propre, fait tourner le monde. On s’interrogera toutefois : la multiplicité des péripéties est-elle la seule définition du romanesque ?