Il ne sera donc pas dit que la représentation populaire française se résigne à l’absence de toute pénalisation du négationnisme du génocide arménien sur le territoire. Ni qu’elle se satisfasse du veto juridique instauré en ce domaine par la décision du Conseil Constitutionnel d’invalider la loi Boyer en février 2012. En atteste le vote à l’unanimité de l’Assemblée nationale, vendredi 1er juillet, d’un texte visant à étendre le délit de négationnisme à des génocides qui n’auraient pas fait l’objet d’une « condamnation par une juridiction internationale », puisque c’est cette absence qui a été invoquée pour faire barrage à la pénalisation dans le cas arménien. Dans l’exposé des motifs de cet amendement, qui viendra s’insérer dans la loi « égalité et citoyenneté » actuellement en discussion, le législateur donne la précision suivante : il s’agit « de prendre en compte des crimes historiquement reconnus, même si leur ancienneté exclut de fait toute possibilité pour la justice de se prononcer, lorsque leur contestation ou leur banalisation sera commise dans des conditions incitant à la haine ou à la violence ». Et Mme Ericka Bareigts, secrétaire d’État chargée de l’Egalité réelle de préciser devant les députés que cet amendement avait bien vocation à s’appliquer à la négation du génocide arménien. L’intention est claire : refuser le statu quo actuel instauré par la décision des « Sages » qui, pour défendre la liberté d’expression, n’en recèle pas moins un déni de justice. Cependant, et pourrait-il en aller différemment étant donné les obstacles juridiques dressés par l’institution de la rue Montpensier, ce nouveau texte (proposé par le gouvernement) n’offre pas le même niveau de protection aux victimes du génocide arménien qu’à celles de crimes ayant fait l’objet d’une condamnation par une cour pénale internationale (Shoah, Rwanda, Srebrenica). Il assortit en effet d’une condition particulière la possibilité de réprimer « le délit de négation, de banalisation ou de minoration outrancière » : que ces agissements constituent une incitation à la haine ou à la violence. On pourra s’étonner de cette subordination d’un délit à un autre, puisque l’incitation à la haine représente en soi une incrimination. Mais, en l’état actuel des choses, le législateur n’a pas trouvé de formulation plus constitutionnellement compatible pour donner juridiquement corps à sa volonté politique de réparer la double peine dont souffre le génocide de 1915 : d’une part une absence de condamnation par une juridiction internationale, et de l’autre, une impossibilité de protéger la mémoire des victimes, du fait, justement, de cette première carence.
Il appartiendra donc au tribunal d’apprécier, au cas par cas, la charge de haine, implicite ou explicite, contenue dans tel ou tel agissement négationniste. L’arrêt Périncek de la Cour européenne des droits de l’homme a montré le 15 octobre 2015 la difficulté de l’exercice. Elle avait estimé que les propos du président du « comité Talaat Pacha » (l’ordonnateur de l’extermination), qui avait qualifié le génocide de « mensonge impérialiste », ne comportait pas de dimension raciste. Mais outre que ce jugement de la Grande Chambre était parti de loin, avec une procédure en première instance lourdement handicapée par l’absence de parties civiles arméniennes, il s’est vu de surcroit fortement contesté de l’intérieur par une très grosse minorité de magistrats (7 sur 17 dont le président et le vice-président de la cour, sachant par ailleurs qu’un autre juge avait émis « une opinion partiellement concordante et partiellement dissidente », et que la juge turque, qui aurait pu avoir la décence de se retirer, a défendu la position de son gouvernement…). Cette très importante dissidence, si elle ne modifie pas le résultat de l’arrêt, en nuance néanmoins le sens et contient en germe une évolution souhaitable de la jurisprudence, ce jugement n’ayant qu’une dimension casuistique. En cas de procès, il reviendra donc aux associations plaignantes de faire la démonstration que le négationnisme, en tant qu’il porte implicitement une accusation publique de mensonge à l’égard de toute une communauté, est constitutif de haine. Il leur faudra aussi convaincre que l’axiome établissant dans le cas de la Shoah une équation entre négationnisme et antisémitisme vaut également pour le négationnisme d’État de la Turquie et de ses avatars envers les Arméniens. Ce qui ne devrait pas être mission impossible étant donné que le négationnisme est consubstantiel au génocide, comme l’a écrit Pierre Vidal-Naquet dans « les assassins de la mémoire », et que ce dernier représente la quintessence du racisme.
On le constate, le vote de l’Assemblée nationale ne résout donc pas tous les problèmes. Tant s’en faut. Mais il ouvre la voie à des solutions, il montre un chemin et surtout, il exprime une certitude : la décision du Conseil Constitutionnel de 2012 dont le livre de Jean-Louis Debré, « Ce que je ne pouvais pas dire », laisse entrevoir combien elle était politiquement motivée*, ne constitue pas pour nos élus le dernier mot en matière d’incrimination du négationnisme du génocide arménien, stade suprême du génocide, selon la définition donnée par Bernard-Henri Lévy.
* Voir l’article de Martine Lombard, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II): Une démolition du Conseil constitutionnel par son ancien président
» vote à l’unanimité de l’Assemblée nationale »
Unanimité des 21 votants ; les 556 autres députés étaient déjà partis en week end.