En reconnaissant à la quasi-unanimité le génocide arménien et la part de responsabilité de l’Allemagne, le Bundestag a écrit le 2 juin l’une des plus belles pages de l’histoire de cet État et sans doute aussi de l’humanité, puisque c’est bien de crime contre l’humanité dont il est question dans cette dénonciation officielle doublée d’une autocritique. Cette initiative apparaît d’autant plus louable qu’elle est désintéressée. Seules des considérations éthiques ont conduit à ce vote. Ses auteurs n’obéissaient à aucun autre mobile. Ni électoraliste : Il n’y a pas de communauté arménienne dans ce pays mais plutôt une forte présence turque. Ni matériel : Ils n’avaient rien à gagner. Au contraire, ils n’avaient que des coups à prendre. C’est d’ailleurs ce que leur ont promis les dirigeants turcs. Et ce, à un moment où l’Allemagne espérait qu’ils joueraient le jeu pour réguler la crise des migrants.
Mais pour Ankara, le génocide arménien demeure le tabou absolu. Comme on pouvait s’y attendre, les pressions se sont multipliées pour en empêcher la reconnaissance. Au plus haut niveau. Le 31 mai, Recep Erdogan téléphonait en personne à Angela Merkel, pour lui indiquer que ce « piège » pourrait « détériorer toutes nos relations avec l’Allemagne ». Des milliers de courriels de menaces ont été envoyés aux députés allemands. Les relais d’Ankara en Allemagne ont même tenté d’enrôler sous la bannière négationniste les 3,5 millions d’émigrés turcs. Des manifestations ont été organisées à Berlin, Cologne, Munich. Voilà pour la partie visible des manoeuvres d’intimidation. Mais rien n’y a fait. Le Bundestag a tenu bon. Il a voté en son âme et conscience. Se montrant plus à l’écoute du long silence des victimes que des rugissements des bourreaux.
Cette attitude s’inscrit dans le droit fil des valeurs qui ont présidé à la reconstruction du pays après le désastre de la Deuxième Guerre Mondiale. L’Allemagne jugée responsable de la plus grave catastrophe du XXe siècle, et de son génocide paradigmatique, celui des Juifs, a placé l’éthique au coeur de son idéologie nationale. Elle a demandé pardon aux victimes et à l’humanité. La reconnaissance de ses torts et le paiement des réparations font partie de son ADN politique. Ces principes, qui participent de sa grandeur, l’ont d’ailleurs amené à devenir aujourd’hui le pays d’Europe le plus accueillant à l’égard des réfugiés. Une générosité qui a hélas prêté le flanc à un honteux chantage d’Erdogan sur les flux migratoires.
Enfin on le voit bien, ce vote change le statut du génocide arménien. L’Allemagne 4e puissance économique mondiale, chef de file de l’Europe, et alliée historique de la Turquie, vient en effet de faire tomber, d’un seul coup, tout l’argumentaire négationniste d’Ankara. En reconnaissant sa part de responsabilité, elle désigne le vrai coupable, dont elle était alors complice et dont elle est aujourd’hui le principal accusateur. Que pourront dire, après un tel désaveu, les tenants du négationnisme ? Que vont-ils pouvoir invoquer ? D’autant que ce sont les élites turco-allemandes, les Cem Özdemir, les Fatih Akin, qui se sont portés aux avant-postes de ce combat, montrant ainsi l’exemple. Tout comme une partie de la communauté turque d’Allemagne qui a boudé les appels à manifester contre cette résolution.
Cette initiative est d’autant plus remarquable qu’elle contient en germe, implicitement, le modèle allemand de reconnaissance et de réparation, issu de la Shoah. Au cours des débats, les députés du Bundestag ne se sont d’ailleurs pas privés d’y faire allusion. Tandis que la résolution invitait de son côté la RFA à encourager la partie turque à assumer le génocide, dans la perspective de jeter les bases nécessaires à une réconciliation. Une prescription qui ouvre de nouveaux horizons aux tentatives de normalisation des relations arméno-turques et qui appellent une révision à la hausse des normes internationales en matière de crime contre l’humanité. Cette reconnaissance ne se veut donc pas une ligne d’arrivée, mais un point de départ.
Avec ce vote, d’une importance historique, l’Allemagne vient de combler le retard qu’elle avait pris sur cette question par rapport à d’autres États européens. Nul doute que cette avancée favorisera de nouveaux développements, y compris en France où la loi sur la pénalisation du négationnisme reste en souffrance. En attendant, les dirigeants turcs s’enfoncent dans le déni. Ils fulminent, rappellent leur ambassadeur et fustigent « une erreur historique », fidèles jusqu’à l’essoufflement à une stratégie qui dure depuis cent ans. On a les fidélités qu’on peut. Celle de l’Allemagne vient en tout cas de lui faire défaut. Avec ce geste majeur, courageux, incarné de surcroît par la personnalité emblématique d’un Cem Özdemir déclarant à la tribune « que nous ayons été hier complices de ce crime ne doit pas signifier que nous sommes aujourd’hui complices de sa négation », l’Allemagne, tournant une nouvelle fois le dos à ses vieux démons, a montré la voie de l’avenir et de la paix. Qu’elle en soit remerciée.
Emouvant s’il en est, ce résumé complet d’une situation qui vient de trouver la réponse espérée depuis tant de décennies par les arméniens, restitue sous la plume talentueuse de Ara Toranian la démarche qui a hissé l’Allemagne, ce 2 juin 2016, au rang des Justes. Merci Ara Toranian pour l’avoir aussi bien exprimé – Denke à l’Allemagne pour son courage, sa détermination.