Émile Choulans a douze ans en 1961. Il vit à Lyon – la ville est reconnaissable, même si elle n’est jamais nommée – dans un appartement étroit, entre son père et sa mère. Émile est un collégien aux résultats médiocres, il n’aime que le dessin. Il est asthmatique. Chez les Choulans, on ne reçoit jamais personne, on ouvre rarement les volets. La mère travaille dans une compagnie de transports, rentre à l’appartement le soir, épluche des légumes, parle peu. Son leitmotiv est « tu sais comment est ton père » lorsqu’elle s’adresse à son fils. Le père est étrange, il raconte à son fils sa vie tumultueuse : il a été pasteur protestant, professeur de judo, parachutiste. Il déploie les symboles de son passé sur la plage arrière de sa voiture, un béret rouge, un kimono serré dans sa ceinture noire. Lorsque son fils doit remplir la fiche de renseignements pour l’école, nom, prénom, adresse, date de naissance, profession du père – on ne demande pas celle de la mère… – il ne sait que répondre.
« À la maison, nous n’avions pas le droit de parler du métier de papa.
– Ça ne regarde personne, disait-il
[…]Quand je partais le matin, il dormait. Le soir, il était parfois en pyjama.
– Il est fatigué, disait ma mère ». (p. 55)
Jusqu’à l’entrée en collège d’Émile, où le père hurle : « Écris la vérité : “Agent secret.” Ce sera dit. Et je les emmerde ». (p. 57)
Avoir un père aux carrières si disparates, inhabituelles, pourrait provoquer de la fierté de la part du fils. Mais le père n’est pas seulement mystérieux, il est colérique, violent. Les coups de ceinture et de martinet pleuvent. André Choulans est à la fois l’ogre des contes et l’auteur des histoires. Car, bien entendu, il n’est pas plus pasteur protestant qu’agent secret. Il est mythomane, jusqu’à la folie. Mais cela, son fils de douze ans ne peut l’envisager, le comprendre, le déduire. Le petit Émile est terrifié et fasciné par son père. Profession du père : bourreau et héros.
Émile a douze ans, donc, en 1961, lorsqu’André Choulans rentre chez lui en criant « C’est la guerre ! » (p. 15). Un quarteron de généraux en retraite, à Alger, a tenté un coup d’État. Le père, plus encore qu’à l’accoutumé, entre en fureur. Il ordonne à son fils d’aller écrire sur les murs de la ville le nom de Salan, et le gamin s’exécute. C’est une mission qui lui a été confiée. La première. Il devra ensuite déposer des lettres dans la boîte d’un député, nuitamment, sans se faire voir. Et puis, le père explique au fils qu’ils vont tuer De Gaulle.
La majeure partie du roman est centrée sur cette entreprise folle : tuer le général. Émile embarque dans l’aventure un camarade de classe, un nouveau, un rapatrié sûr de lui et déboussolé. Le fils met ses pas dans les pas de son père en recrutant son camarade Luca : il s’agit de rendre tout cela crédible, de fabriquer de fausses cartes d’agents secrets, de simuler que l’on parle du complot avec des gens de l’ombre quand on se penche à la portière d’une voiture noire sous un faux prétexte. Ce qui devrait être un jeu, une invention d’enfants comme on joue aux gendarmes et aux voleurs, prend des allures bien différentes. Émile doute et ne doute pas des intentions de son père. Il est incapable de regarder la situation en face – et sa mère ne l’aide jamais, se tait ou soupire, sans intervenir – parce qu’il ne peut pas déboulonner la statue du père. Mon père, le héros. Le chef. Celui qui sait, ordonne, commande. Celui qui ment, bien sûr, mais c’est inconcevable, malgré les petites preuves découvertes jour après jour. Celui qui cogne, aussi. Qui cogne fort. Qui méprise, humilie. Il faut obéir.
Sorj Chalandon raconte cette histoire avec une tendresse immense pour son petit personnage, sans jamais émettre un seul jugement sur les parents. Lorsqu’Émile, soudain conscient, lui, qu’il n’a pas le droit de pousser son camarade Luca au-delà du jeu de la folie, il lui invente une feuille de mission impossible à remplir. Que Luca exécutera, faisant retomber la culpabilité sur l’enfant, et non sur le père. La situation est terrifiante, inextricable. Le petit Émile porte sur lui toute la faute. Psychologiquement, cela devrait être intenable. Il ne devrait pas s’en remettre. Il devrait sombrer, sans secours. Vers qui se tourner ? Ils vivent en reclus. La mère soumise, ou indifférente, ou ne songeant qu’à se sauver elle-même en fermant les yeux sur la folie du père. Le père bien au-delà du rattrapable, perdu dans son délire, autocentré, certain de sa toute puissance.
Il s’en sortira, pourtant, le petit Émile. Le dessin le sauvera, et l’amour, la compréhension de la peinture. On peut voir au musée des Beaux-Arts de Lyon un Zurbarán splendide, un Saint-François d’Assise fait de bistre, de sienne, de blanc, de plis cassés et d’ombres, un tableau impossible à copier pour un enfant de douze ans, même doué. C’est pourtant devant Saint-François que le petit Émile vient chercher la quiétude aux heures les plus angoissantes.
Le roman de Sorj Chalandon se prolonge au-delà de l’enfance, et du complot fantasmé contre De Gaulle. On voit Émile à vingt ans, chassé de l’appartement familial comme un étranger de passage, puis on le voit presque heureux, avec compagne et enfant. Profession du père commence et finit sur l’enterrement de l’ogre. Le père meurt en déchéance, folie très tardivement diagnostiquée, niée jusqu’à la fin par la mère.
Profession du père est un roman magnifique, un des plus beaux de cette rentrée littéraire. Bouleversant, poignant, et parfois comique. Sorj Chalandon ne cache pas la part autobiographique du livre. Son petit héros lui ressemble, et les parents du roman ont beaucoup à voir avec les siens. Chalandon parvient, et avec quel talent, à partager avec son lecteur la douleur lancinante qui sans doute ne le quitte pas. Mais cette douleur ne verse jamais dans le pathos. Son livre est d’une élégance exemplaire. Dans tous ses romans, il se bat non pas avec distance, mais au plus près de la douleur apprivoisée. Chalandon est un tendre. Désespérément et superbement humain.
Sorj Chalandon, Profession du père, Grasset, août 2015, 320 pages.