Je suis heureux d’ouvrir, avec Louis-Georges Tin, ce colloque. Je suis heureux très de le faire à l’invitation conjointe du CRIF et du CRAN. Et je dois dire qu’au moment – aujourd’hui – où la guerre des mémoires se déchaîne, au moment où la concurrence des victimes semble instiller, plus que jamais, son mauvais venin dans les esprits, il n’est franchement pas mauvais de se retrouver ici, à la même tribune, en train d’inaugurer le même forum.
Je suis heureux, également, que nous soyons ici, au Collège des Bernardins. Ceux qui me connaissent un peu, et depuis longtemps, savent le prix que j’accorde à ce lien, ce débat, cette querelle fraternelle, ce différend, entre le judaïsme et tels ou tels modes de pensée – en particulier celui des églises chrétiennes et, singulièrement, du catholicisme. C’était, comme vous savez, la thèse d’Emmanuel Levinas : ce lien judéo-catholique, ce lien de parole et de textes enlacés les uns dans les autres mais en conflit, est d’abord un lien de vie. Eh bien c’est, aussi, ma conviction : que ce lien, non pas entre une religion aînée et une religion puînée, certainement pas entre une mère et une fille qui, de la première, recueillerait le testament, mais ce lien entre frères, ce lien entre égaux, ce lien entre deux voies d’accès à l’être, est plus que jamais un lien de vie.
Puisqu’il me revient, en un temps assez court, de balayer les thèmes qui seront au centre de cette série d’interventions sur la thématique du visage, je voudrais le faire en formulant quelques remarques très rapides, trop rapides, et dont je vous demande de bien vouloir pardonner par avance le caractère inévitablement lapidaire. Je ferai trois grandes séries de remarques.
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Le visage… La référence à Levinas, tout de suite, s’impose. Il ne faut pas exagérer, bien sûr. Il y a une façon de faire comme si le visage était à Levinas, ce que le cogito est à Descartes, l’impératif catégorique à Kant, la dialectique à Hegel, et ainsi de suite, qui finit par être lassante. Mais enfin il est quand même vrai que l’acte philosophique levinassien commence avec l’idée de substituer au rêve de la philosophie première le projet d’une Ethique qui commence avec l’idée de mettre en avant cette relation asymétrique, irréciproque, substitutive, qu’est la relation entre visages. La relation au visage conçue comme voie d’accès à l’autre, sa voie royale, la condition de possibilité de toute relation à cet autre, la condition même de son existence, la condition du surgissement, en moi, d’autrui dans sa transcendance et sa dimension infinie, tel est, qu’on le veuille ou non, le point de départ de Levinas. Ce que l’on peut, aussi, dire ainsi : il a passé sa vie et son œuvre, Levinas, à établir que si l’on veut une humanité d’hommes libres, une humanité qui conjure les spectres barbares, qui les tienne un peu à distance et qui instaure des sociétés vivables, il faut faire de cette catégorie de visage la catégorie première et constitutive. C’est l’intuition première. Et il est vrai que l’intuition peut se décliner dans toute une série de champs, très divers.
Sur le plan de la clinique, on sait depuis les études les plus précoces de Jacques Lacan que le premier et le dernier signe de la maladie mentale, la vraie, celle qui fait suffoquer et empêche de vivre, c’est la perte du visage, la décomposition du visage, le sentiment de n’avoir plus de visage. Cet effondrement du visage, il est, d’après les premières études de Lacan sur l’hystérie, à la fois le prélude et la dernière étape de cet effondrement de l’âme qui s’appelle la psychose. C’est la thèse de Lacan, donc. Mais ce sera, beaucoup plus tard, ce que diront aussi, dans un tout autre contexte, et en renversant le point de vue, ces anti-lacaniens (et anti-freudiens) sans réserve que seront Gilles Deleuze et Félix Guattari. Je songe à Mille plateaux, leur dernier livre écrit en commun. Ils y voient cette dissolution du visage comme un impératif, une bonne nouvelle, un événement heureux où l’on voit l’humanité de l’homme se dissoudre, le corps sans organe triompher, le corps sans visage s’imposer – mais l’analyse est la même. Prenez-la à l’endroit ou à l’envers. A la manière de Lacan ou de Deleuze. De quelque manière qu’on l’appréhende, le fait est que la moins mauvaise manière de définir l’humanité de l’homme est à travers ce primat du visage.
Dans l’ordre politique il est clair aussi, il est attesté, que la fin de la difficile liberté, le triomphe du despotisme, l’installation de la tyrannie, commencent toujours avec une affaire de visages. Il y a un texte de Montesquieu, dans L’Esprit des lois, sur le despotisme asiatique, où il est dit que le despotisme asiatique c’est des « voiles sur le visage ». C’est le visage du souverain voilé. C’est le visage des bourreaux masqués. C’est le visage des sujets, qu’ils soient innocents ou coupables, masqués eux aussi car leur culpabilité, possible ou attestée, est une souillure qui exige que leurs visages soient soustraits au regard de la société. La tyrannie c’est un système réglé de voiles. C’est une série de voiles sur des visages dérobés. C’est ce que dit, donc, Montesquieu. Mais, par-delà Montesquieu, dans l’actualité la plus brûlante, on a mille exemples de la chose.
Un cas qui vient tout de suite à l’esprit : l’affaire de la burqa. Elle est d’abord, la burqa, un attentat contre les visages. Et elle est, à ce titre, un attentat contre la liberté d’une moitié de l’humanité. Mais, quand on regarde bien, ce port du voile, ce port de la burqa est un attentat aux principes d’une société d’égaux, aux principes d’une société de démocratie et de liberté pour une deuxième raison encore qu’a bien vue, dans un texte récemment donné à la Règle du Jeu le romancier-cinéaste Yann Moix : les femmes portant burqa sont d’abord, je le répète, des victimes emprisonnées derrière ces murailles de tissus ; mais ceux qui sont à l’extérieur de la muraille, ceux qui sont vus par ces deux yeux qui affleurent et percent sous l’étoffe, sont aussi, d’une certaine manière, des victimes ; car ce geste qui consiste à voir sans être vu, à observer en se dérobant, à ne rien manquer du visage d’autrui tout en faisant en sorte que le sien propre manque à l’appel du voir, est l’un des gestes clef de toutes les tyrannies. Rappelez-vous la mythologie. Songez à Hérodote. C’est le geste de Gygès, roi de Lydie, tyran par excellence, l’un des pires rois qui soient, l’un des plus méchants et des plus violents de l’époque. Ne tient-il pas son pouvoir, Gygès, de cette capacité à voir sans être vu, à se dérober au regard alors que rien ne lui échappe ? Ne tient-il pas sa force de cette structure panoptique d’un Voir omnipotent, omniscient et, surtout, sans réciprocité ? Le Gygès d’Hérodote n’est pas le Gygès de Platon. C’est un Gygès à l’état brut et au pouvoir terrifiant. Et c’est un Gygès qui, sur cette affaire de burqa, a tout dit par anticipation : le port de la burqa est aussi un acte de terreur, une terreur symbolique s’entend, une terreur morale, mais enfin une terreur quand même (le principe de la terreur étant, je le répète, de dérober un visage et, par cette dérobade même, de faire que se brise le lien libre entre égaux qui est le propre des sociétés démocratiques).
Et puis les situations de génocide ou de pré-génocide… Qu’est-ce, après tout, qu’un génocide ? C’est, entre autres caractéristiques, un meurtre de masse où les morts n’ont plus de nombre, où on compte les morts en vrac, où on les met en tas, où les morts n’ont plus de noms, où aucune archive n’est plus là pour consigner ces noms et où, avant même qu’ils ne meurent, les hommes n’ont déjà plus de visage. De Robert Antelme à Jean Hatzfeld chroniquant le génocide du Rwanda, si nombreux sont ceux qui disent ce trait des entreprises génocidaires du 20ème siècle : l’effacement programmé des visages !
J’en ai moi-même fait l’expérience. J’ai rendu compte de cette expérience dans des reportages ou dans des livres. Dans les situations quasi génocidaires (la longue guerre qui a ravagé le sud Soudan par exemple… le Burundi…), ils sont des dizaines, des centaines de milliers à se trouver dans la situation de ce héros de la nouvelle de Gogol qui raconte, dans l’épouvante, comment il a découvert, un beau jour, qu’il avait perdu son nez et, de proche en proche, son visage. Tous disaient à l’observateur, au journaliste, que j’étais que telle était leur expérience fondamentale et telle la situation qui en résultait : avoir perdu par fragments, par morceaux, puis entièrement, leur visage….
Pour toutes ces raisons, la thèse levinassienne est plus que vérifiée, elle est attestée. Quand Levinas dit que le visage est une interdiction de tuer, la même formule que celle par laquelle il lui arrive de caractériser Dieu lui-même, il est clair qu’on ne peut que lui donner infiniment raison. Le visage comme interdiction de tuer. Le visage comme signe et condition de l’inviolabilité d’un sujet. Et inversement : que l’on veuille tuer un sujet, détruire son intégrité, le violer, et c’est son visage que l’on touchera en premier, c’est lui que l’on profanera avant tout – porter atteinte au visage d’un homme, tel est le premier acte, le signe annonciateur, de cette atteinte extrême, de cet attentat total, de ce tort absolu que l’on va commettre en le mettant à mort. Le crime contre l’humanité commence toujours par un attentat au visage.
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En même temps, et ce sera ma deuxième série de remarques, on ne peut pas non plus en rester là. Il n’est pas sûr que l’on puisse dire « le visage », ou « sauver les visages », ou « empêcher que ne se dérobent les visages », comme une espèce de panacée. La présence, la maintenance, du visage comme un remède à toutes les barbaries, à tous les maux de l’humanité, à toutes les tentatives d’asservissement des hommes – c’est loin, très loin, d’être le dernier mot de l’affaire.
D’abord, il y a des visages qui se dérobent, qui ont à se dérober, dont la dérobade est une condition de possibilité de l’humanité des hommes – et le premier de ces visages c’est, évidemment, le visage de Dieu. Je ne vais pas vous faire un dessin. De son origine biblique à sa continuation talmudique puis à ses textes tardifs la pensée juive s’est toujours interdit cette figuration du saint Visage. Et je ne vous citerai, à cet égard, qu’un texte. Je le cite souvent. C’est celui de Rabbi Haïm de Volozhyn, L’Ame de la vie. Il y est dit que, s’il y a de la liberté et de l’Histoire, s’il nous est donné de vivre cette expérience conjointe de la liberté, de l’amour et du Mal qu’est la condition humaine, c’est parce qu’une Face s’est effacée. Déjà. Avant. Elle n’a pas toujours été effacée. Mais, si elle a été là, nous explique Haïm de Volozhyn, si elle a commencé par être là, elle s’est ensuite voilée, elle a résolu de s’exiler. La face de Dieu, c’est : Galout ha panim, Esther ha panim. C’est le voilement. C’est l’exil. La transcendance. A l’orée de l’histoire humaine – et pour que cette histoire soit vivable et civilisée – il y a, inévitablement, cet exil, ce retrait, cet effacement d’un visage.
Alors, vous me direz que c’est « un » visage, justement. Et pas n’importe lequel puisque c’est celui de Dieu. D’accord. Sauf que, dans la même tradition, dans cette tradition juive qui est la mienne et qui est un peu la vôtre si vous êtes catholiques ou chrétiens, on nous fait encore observer qu’il ne suffit pas qu’il y ait visage pour que disparaisse la tentation du meurtre et que la main du criminel soit retenue. Il y a deux exemples au moins de cela. Il y a deux face à face, deux relations de visage à visage, qui, loin d’empêcher le meurtre, le précipitent. Et il faut le rappeler, je crois, à l’orée de vos travaux. C’est la relation, d’abord, de deux frères, Abel et Caïn : c’est une relation de visage à visage ; ce sont deux visages véritablement face à face ; or c’est aussi l’origine d’un meurtre, c’est le premier meurtre de l’histoire du judaïsme moderne et peut-être de l’Histoire tout court. Et puis vous avez l’histoire du meurtre du gardien égyptien par Moïse : que voulez-vous que je vous dise ? il a un visage, le gardien ! entre lui et Moïse il y a bien une relation de parole ! une relation de visage à visage ! or elle débouche, cette relation, sur le meurtre ! et pas n’importe quel meurtre, s’il vous plaît, puisque le Midrach nous dit que, si Moïse n’a pas atteint la terre promise, c’est à cause de ce meurtre d’origine ! Tout cela pour dire que le visage, le face à face de deux visages n’est, en tout cas, pas la condition nécessaire et suffisante pour que soit évité le pire.
J’irai plus loin. Il y a des visages qui sont le visage même du mal, le visage même du pire. Il y a des visages qui, lorsque vous leur faîtes face, vous pétrifient et vous mettent à mort. Le visage de Méduse est de ceux-là. Le visage de celle des trois Gorgones qu’affronte Persée et dont il ne peut triompher que parce qu’il trouve le moyen de ne voir, de ce visage, que le reflet dans son bouclier. Il n’est pas si hideux, ce visage, qu’on le dit en général. Il y a même des textes où il est beau et harmonieux. Mais c’est un visage. Et, comme visage, il sème l’effroi et le meurtre. C’est un visage qui méduse. C’est un visage qui tue. Il y a des visages porteurs de bienveillance et d’humanité. Et il y a des visages qui disent la malveillance, la cruauté, le meurtre. Je vous le répète : Persée n’aurait-il pas trouvé la parade, n’aurait-il pas trouvé le moyen d’éviter le face à face avec le visage en n’affrontant que son reflet – qu’il en serait mort. Quelle leçon !
Et puis autre chose encore. Le face à face studieux et savant avec un visage, cette lecture d’une âme sur le parchemin d’un visage dont on parlait tout à l’heure, cette lecture amoureuse et presque fervente, cette idée d’un visage devenu comme un texte crypté que l’on déchiffrerait avec dévotion ou, au moins, attention, ce peut être quelque chose de terrible – cette réquisition faite à un visage de dire sa vérité, cet ordre intimé à un visage de s’exprimer clairement et de révéler la clarté de l’âme dont il est écran, cela peut être monstrueux. Songez au monologue de Thésée dans Phèdre quand il voit surgir Hyppolite devant lui. Songez à cette espèce d’inquisition monstrueuse qui lui fait lire sur le visage du jeune homme la faute qu’il dissimule. Le visage ne dit pas la vérité – et il la dit. Il est le voile dévoilé, donc le signe même de la félonie, de l’infamie, de la trahison. Et cette idée de considérer le visage comme un grimoire magnifique qu’il va falloir percer à jour est une idée terrifiante. Me voici, comme dirait Levinas. Voici mon visage que je te présente et offre à ton regard. Sauf que cette relation entre mon visage et ton regard, cette curiosité qui va t’instituer le Champollion de ce linéaire B qu’est la peau de mon visage, cette relation de visage à visage, va être aussi la source de la plus effroyable, de la plus insupportable, des inquisitions et des tyrannies.
D’ailleurs, qu’est-ce que le racisme ? et de quoi procède-t-il ? Il y a, certes, le raciste qui, comme le génocidaire de tout à l’heure, va dire : « pas de visage du tout ! pas de nom, juste une espèce, donc pas de visage ! l’humanité ravalée au rang de l’animalité la plus vile ! ». Mais il y a aussi celui (et c’est, au fond, le même) qui accable l’autre de son visage, qui charge et surcharge ce visage, qui le déchiffre de manière hystérique, qui y voit le signe de ceci et la signature de cela – bref il y a le raciste qui dit : « trop de traits ! trop de notes de chair et de peau ! trop de visage ! ». Après tout, les fondateurs du racisme moderne, les physiognomistes, les théoriciens de l’idée selon laquelle le corps en général et, en particulier, le visage seraient la signature de l’âme, que font-ils sinon nourrir, à l’endroit du visage d’autrui, cette passion sémiologique devenue folle ? Lavater… Le lavatérisme sauvage et génial de Balzac dans la Comédie humaine… Cette folie qui fait que, sur le visage de chacun, se lit comme la marque de ce qu’il est en profondeur. Le visage comme marqueur absolu des émotions et de l’être. J’imagine une tyrannie qui serait bâtie sur tout cela. J’imagine un pouvoir absolu qui serait assis sur ce culte des visages, sur ce fétichisme du visage, sur cette obsession du visage. Et je n’ai d’ailleurs pas besoin de l’imaginer puisqu’il y a deux histoires qui le confirment. Celle de l’antisémitisme d’abord dont toute la littérature de l’entre deux-guerres, en France en tout cas, fut obsédée par le visage, par l’étude cryptologique du visage, par l’idée que le visage est un message passionnant qu’il faut déchiffrer inlassablement pour y déceler de nouvelles preuves de l’infamie ou de la bassesse des âmes que l’on entreprend d’éliminer. Et puis, de nouveau, l’histoire du racisme telle que l’évoque, une fois pour toutes, le Frantz Fanon de Peau noire et masques blancs.
Le visage comme une interdiction de tuer, d’accord. Le visage comme sanctuaire de l’humain et source de son inviolabilité, bien sûr. Mais il peut, le visage, dire aussi bien le contraire. Et c’est la thèse hégélienne du visage comme invitation à tuer. C’est la thèse, en fait, à laquelle se sera affronté Levinas toute sa vie. Elle est là, cette thèse. Elle se pose là. Le visage est aussi ce qui invite à tuer. Ce qui fait que l’on est tenté de tuer c’est, aussi, le visage d’autrui. Je vois, dit Hegel, le scintillement de son regard, la luisance de ses yeux – et c’est ce qui fait que je veux le tuer. Amphibologie du visage. Equivocité de son message. Il est cette inviolabilité et il est cette invitation au viol. Ce sanctuaire et ce sauf-conduit, d’une part – et cette antichambre du pire, de l’autre. Les deux.
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Alors ?
Alors, il faut s’entendre sur les mots – ce qu’Emmanuel Levinas lui-même, dans tous ses textes sur la question, et à mesure qu’avance son œuvre, ne s’est évidemment pas privé de faire… Le visage est interdiction de tuer, d’accord. Mais il n’est cette interdiction de tuer qu’il dit et à laquelle, je suppose, vous pensiez en programmant votre colloque et en lui donnant ce titre, que sous un certain nombre de conditions.
D’abord, Levinas y insiste sans arrêt, le visage n’est pas une affaire de physiologie. Un visage, ce n’est pas des traits. Un visage, ce n’est pas une addition de chairs. Ce que lui, Levinas, appelle « visage », ce à quoi il attache, donc, la plus haute importance, c’est ce qui transcende les traits, c’est la part d’immatérialité qu’il appelle, justement, transcendance du visage, c’est la part d’infini qui se manifeste à travers la surface, ou les fentes, ou les failles, de ce que nous appelons communément visage – ou c’est, plus abstraitement mais plus exactement encore, l’une des modalités privilégiées de la manifestation, en ce monde, de l’Infini. C’est entendu ainsi qu’un visage est un visage, c’est-à-dire un point de résistance à la violence et au meurtre.
Ensuite… Ensuite, essayons d’être un peu plus précis. Le visage n’est cette condition d’inviolabilité qu’à la condition d’être pensé comme voix et comme regard. Voix… Regard… Levinas ne le dit pas, en propres termes, ainsi. Mais ce qu’il dit revient à cela. Il appelle visage le croisement de ces deux immatérialités, la surface où se rencontrent et se nouent les deux traits les plus immatériels, les moins physiologiques et, en même temps, les plus essentiels d’un humain (les plus essentiels puisque, comme vous savez, ils signent son identité et même sa singularité) : le grain de sa voix et l’éclat de son regard. Visage, la forme que prend ce croisement. Visage, si l’on y tient, le petit précipité de matière que font, en émettant « ensemble », une voix et un regard. On est très loin du racisme. On est aux antipodes de la physiognomie. Zéro récupération possible par quelque Lavater que ce soit. Tous ne s’accordent pas là-dessus, naturellement. Et il restera toujours des crétins pour croire que mon visage est un bloc de matière qu’ils vont traiter, arraisonner, comme tel. Mais Levinas fait ce qu’il peut. Je fais, après lui, ce que je peux. Définir le visage comme ce composé de voix et de regard, c’est prendre une assurance contre la physiologie, donc contre le lavatérisme en même temps que contre l’hégélianisme, donc contre toutes les agressions et violences faites au visage.
Il y a une troisième condition pour que le visage soit le visage. Il y a une troisième condition pour qu’il soit ce visage dont je vous parlais en commençant et sur lequel je veux, à tout prix, terminer. Ou, pour le dire à l’envers, il faut une troisième condition, une troisième précaution, pour que s’enclenche, à son contact, le théorème, non de Hegel, mais de Levinas. Et il faut cette condition pour qu’il fonctionne, non comme invitation, mais comme interdiction du meurtre. Ce garde-fou, ce garde-meurtre, vous le trouvez dans la langue même – la langue du « parler juif », la langue de l’hébreu, la langue originaire des inventeurs du visage. Car le coup de génie de l’hébreu, ce qui permet, dans la langue, d’échapper à cette réduction, à cette chosification et à cette transformation, ensuite, de la chose en cible, c’est ceci : ce visage, ce mixte de voix et regard, cet infini à peine incarné, est multiple. Car enfin, songez-y. Un visage « un » est vulnérable. Un visage « multiple » est hors d’atteinte. Il faut et il suffit, pour qu’il échappe à l’atteinte, qu’il apparaisse comme multiple et que, déjà, il soit dit tel. Il faut et il suffit, pour qu’il échappe au geste du meurtrier, qu’il ait tant de visages, que celui-ci perde la tête. Or c’est très exactement ce que dit l’hébreu dans la formule évoquée tout à l’heure. Panim est un mot pluriel qui, ni dans la littérature biblique, ni dans les commentaires rabbiniques, n’aura, sauf très tard, de version singulière. Le visage c’est toujours les visages. Le visage ce sont, toujours, les facettes du visage. Les textes vont même plus loin encore puisqu’ils disent qu’il y a autant de facettes d’un visage qu’il y a de commentaires possibles d’un texte – il y a, dit la tradition, 70 manières de déplier le secret d’une lettre et il y a, de la même manière, 70 manières pour un visage de s’offrir au visage de l’autre. Le visage n’est visage que parce qu’il est plusieurs, spontanément et naturellement plusieurs. Et alors, n’est-ce pas, le tour est joué. Car comment fait-on quand c’est le visage qui est légion ? comment fait la Méduse quand c’est lui, le visage humain, qui, par ce trait de génie qu’atteste et révèle l’hébreu, l’emporte au finish sur son terrain à elle et devient cette hydre pour le Bien ? Elle a perdu. Elle est démunie. Et c’est l’homme, et son visage, qui l’ont emporté. Victoire du visage.
Et puis quatrième et dernière condition : que le visage ne soit pas nu. Dieu habille ceux qui sont nus, dit le Deutéronome. Et le Midrach : y compris le visage en tant qu’il est, lui aussi, comme le corps, ce « nu » : oui, le visage, pour n’être pas blessé, mortifié, martyrisé, ne doit, en aucun cas, s’abandonner à sa nudité – il doit, de toute urgence, se couvrir. Je crois, d’ailleurs, qu’en hébreu, c’est-à-dire en bonne éthique juive, le vêtement et le visage sont deux mots qui ont la même racine. En sorte que le visage ne peut être ce sanctuaire d’inviolabilité que s’il est habillé, c’est-à-dire composé. Pas un bloc de matérialité. Même pas un plan de transcendance, au sens où un deleuzien parlerait de plan d’immanence. Non. Une architecture. Une œuvre. Un masque. Une série de masques, plutôt. Une composition savante et un arrangement caché. Mon visage ne m’appartient et ne résiste à autrui, que si je l’ai habillé, oui, c’est-à-dire construit et masqué. Là encore, vous retrouverez aisément les leçons les plus concrètes et les plus simples. La phénoménologie du visage masqué participe de toute l’histoire des résistances aux dictatures. De Lorenzaccio aux héros de La Recherche du Temps perdu il est constant que l’innocence, la pureté, la nudité, sont les pièges qui guettent le visage et qu’il doit conjurer. Et Baudelaire… Comment le sartrien en moi, donc le baudelairien en moi, ne songerait-il pas, à cet instant, à l’éloge du maquillage prononcé par le plus pessimiste des poètes français ? Et comment ne penserais-je pas à ces femmes de Sarajevo et d’ailleurs dont un des modes de résistance était, jusque sous les bombes, de prendre soin de se maquiller ? Maquillage et habillage. Maquillage comme habillage. Réparation du visage. Tikoun du visage. C’est l’autre condition, l’autre force, la dernière, qui fait ce travail de visagéité et qui fait qu’un visage échappe à la condition d’objet purement charnel qui l’offre à la convoitise et à la violence d’autrui. Il faut cela, tout cela, pour consolider le sanctuaire. Il faut cela, tout cela, pour que soient conjurés les tentations naturalistes et les pièges qui vont avec. Il faut que le visage ne soit pas donné. Il faut qu’il soit une sorte d’artefact et presque de machine. Et cela encore participe de cette politique du visage que j’essaie, ici, de rendre sensible.
Eh oui. Une politique. Ou, comme d’habitude, une guerre. Face à la perversité de l’oppresseur, face au regard du raciste ou de l’antisémite, face – ce qu’à Dieu ne plaise – au geste du bourreau qui va en vouloir à mon visage, tout tient à la façon qu’à un visage de se composer, de ruser, de s’organiser sur le front intérieur et extérieur, de créer un bon rapport de forces dans son rapport aux autres visages, dans le rapport à sa voix et de son regard à la voix et au regard d’autrui. Et cette façon de faire de son propre visage une affaire politique, cette façon d’en faire le lieu d’une guerre intérieure et extérieure, l’enjeu d’une guerre civile et d’une guerre de résistance, cette façon de traiter ainsi son visage, c’est la meilleure manière d’être fidèle à la leçon de Levinas et la seule façon – plus important – de donner un visage au commandement de ne pas tuer et de n’être pas tué. C’est ainsi.