Rafael Cidoncha présentait récemment à Berlin, galerie Albrecht, une exposition intitulée Fragments. Des vues sur des sculptures espagnoles, médiévales ou baroques, des sculptures qui ne sont pas que des sculptures, puisqu’elles sont également peintes. Cidoncha en restitue des détails, comme pourrait le faire un photographe, sauf que ce n’est pas de la photographie, mais toujours de la peinture, c’est-à-dire une image qui n’implique pas que le travail de l’œil, une image qui implique encore le travail de la main.
Cidoncha rappelle que, pour voir, les yeux ne suffisent pas. Pour voir, les yeux ont besoin des mains. Les yeux, à eux seuls, sont aveugles. « Peindre ni ce qu’on voit puisqu’on ne voit rien, ni ce qu’on ne voit pas puisqu’on ne doit peindre que ce qu’on voit, suggérait Proust, mais peindre qu’on ne voit pas. » Toute l’histoire de la peinture se comprend dans ce paradoxe. Un peintre ne peut peindre un tableau qu’à condition de caresser les choses. Il restreindra le faisceau de son regard afin se concentrer et de suivre le profil de la chose pour reproduire le même mouvement sur sa toile, de la même manière qu’un aveugle.
La cécité ne contredit pas la vision. En touchant, en palpant les choses, un aveugle ne cesse de peindre une vue. Ce qu’un aveugle fait par nécessité, un peintre le fait volontairement. Il effectue un parcours. Il absorbe des sensations. Il les laisse retentir en soi, dans le corps, musculairement, sensuellement, cérébralement.
Quand il touche un mur, un aveugle ne se dit pas qu’il touche un mur, il voit le mur. Un clairvoyant ne se dit pas, non plus, que ses yeux touchent la lumière, même quand elle l’éblouit trop. Il ne songe jamais que l’œil fonctionne comme la main et qu’il collecte des données insignifiantes tant que son cerveau ne les lui aura pas renvoyées sous la forme d’une vue qui, si immédiate qu’elle semble, ne réclame pas moins une succession d’opérations comme dans un laboratoire.
Même quand elle se présente à soi toute faite, la vue se fabrique. Mais comment et par qui est-elle faite ? La vue ne le dit pas. Ce qui constitue la vision, seule la peinture peut le suggérer, à condition encore de remonter loin dans le temps, à l’époque où la vue, en tant que telle, n’existait pas.
Les détails des sculptures auxquelles s’intéresse Cidoncha ne situent pas seulement à l’âge médiéval ou à l’âge baroque. Elles rappellent les souvenirs musculaires et tactiles que la vue occulte quand elle ne s’impose plus que par réflexe.
Imaginez une caméra vidéo dépourvue de toutes commandes. Voilà l’œil d’un nouveau-né. Ses capteurs enregistrent des variations de lumière et de couleurs si floues et si émiettées qu’il les distingue à peine. Pour les distinguer, il faudrait qu’il y prête attention. Pourquoi les remarquerait-il ?
Son œil ne détecte que des points, une sorte de neige comme sur un téléviseur déréglé. Les nourrissons s’en soucient si peu qu’ils dorment les yeux à demi-ouverts.
A la naissance, et pour longtemps, la bouche constitue le principal organe de reconnaissance. C’est la bouche qui permet de mordre, de sucer, d’enrober les choses, et d’apprécier leur consistance. C’est la bouche qui permet de voir.
À force de sucer son pouce, le fœtus en obtient une image musculaire. Cette image, sa main la reconnaîtra en saisissant le pouce. Dans le grouillement de points qui constitue leur vision primaire, les yeux de l’enfant reconnaîtront, à leur tour, l’image tactile du pouce. Les yeux s’habitueront à faire le point sur une image qui deviendra visuelle, sans cesser pour autant de conserver son paramétrage antérieur. Bientôt, les muscles oculaires modifieront la courbure de l’œil pour obtenir une image nette du pouce aussitôt que l’attention le réclamera. Il entraînera le réflexe de la vue.
Mais, son pouce, l’enfant n’aurait jamais pu le voir s’il ne l’avait pas sucé, puis manipulé. Il n’aurait jamais pu le voir s’il ne l’avait pas d’abord appréhendé en aveugle. Seulement, une fois que la vue s’est mise en place, une fois qu’elle n’opère plus que par réflexe, la vision devient la chose la plus banale qui soit. Cette image, je la vois. Et alors ? Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ?
Cidoncha ne peint pas que des détails. Il exhume l’histoire ce qui s’est passé entre l’œil et la main. Ce passé, ce passage, renvoie à ce qu’il y a de plus lointain dans l’enfance. Il renvoie forcément aussi à l’histoire sainte, et au-delà d’elle, tout aussi nécessairement, à l’histoire de la peinture.
Cidoncha s’intéresse, en particulier, à une grappe de raisins. Elle représentait Israël dans la tradition juive. Elle représentait l’Eglise au sens propre, l’assemblée des fidèles, dans la tradition chrétienne. Elle évoquait la vigne d’où émanait le sang du Christ, le vin de l’eucharistie, un vin qui n’était plus réservé qu’aux prêtres dans la liturgie catholique, au XVIe siècle, à la différence du pain partagé entre tous les fidèles.
Le pain, autrement dit le corps de Dieu, allégorisait le deuxième degré de connaissance, celui qui s’élève au-dessus du savoir vulgaire, proprement païen. Offert comme une grâce au pécheur, le pain permettait de se détacher de l’idolâtrie. Mais le vin, autrement dit ce qui s’écoule dans le corps jusqu’au cœur de Dieu, laissait entrevoir le troisième degré de connaissance, celui que procurent l’ivresse mystique, son transport et sa joie. Toutes choses qu’on retrouvera chez Spinoza. Cependant, pour boire le vin, faut-il encore le faire. Le vin, comme la vision, réclame la main.
Les cabalistes donnaient à l’arbre de vie la forme d’une grappe d’où émergeaient dix fruits, en quelque sorte, les dix lumières, les dix séphiroth, les dix lettres primordiales, comme les dix doigts des mains.
La Qabala, la Cabale, signifie littéralement en hébreu le don, la transmission, la tradition. Elle offre son nom à une école apparue en France au XIIe siècle. L’un de ses premiers maîtres, Isaac de Posquières, était né aveugle, ce qui ne l’empêcha pas de poser les bases d’un ouvrage qui, après la Bible et le Talmud, inaugurait un nouveau cycle de la littérature juive.
Passée en Espagne au XIIIe siècle, elle y développa une culture qui imprègne l’art des sculpteurs auxquels s’intéresse Cidoncha. Parvenue à Florence à la fin du XVe siècle, dans le sillage des Juifs chassés d’Espagne, traduite en latin par Pic de la Mirandole, la Cabale se diffusa dans les universités chrétiennes, sans être tout à fait admise par l’Eglise, sans être condamnée non plus (sauf lors de crises qui restèrent brèves), tolérée à condition que son enseignement demeure confidentiel.
Passer d’un degré de connaissance à un autre exigeait d’enjamber une espèce de précipice, pour les cabalistes : d’abord le seuil ; puis le gouffre ; enfin l’abîme. Degrés de connaissance, mais également comme les degrés d’acuité d’une vision qui dépend toujours de la main.
Cidoncha n’a probablement jamais songé à la Cabale. Il n’est pas sûr, non plus, que les sculpteurs auxquels il s’intéresse y aient eux-mêmes songé. Les développements de la Cabale chrétienne en Espagne sont toujours sujets à caution. Des cabalistes catholiques, au sens propre, l’Espagne n’en a pas produit. Ou, si elle a en produit, aucun d’entre eux ne s’est jamais fait connaître en tant que tel.
L’Espagne n’offre pas moins son lieu de prédilection à la culture de la Cabale. L’école, en tant que telle, a disparu. La culture persiste. Les cabalistes formulaient une objection à la doctrine néoaristotélicienne conçue en Orient dans les écoles musulmanes et juives, une doctrine confondue, alors, avec la science pure et simple. Les cabalistes ne remettaient pas en cause les bases théoriques de cette science. Ils lui contestaient seulement le pouvoir de rendre compte de la réalité. La science se comparait à la vue objective. Elle permettait de franchir un cap. Elle ne suffisait pas. Elle défaillait par nature, quoi qu’elle fasse pour se corriger. Il lui manquait un peintre.
Le réel visible et explicite forme comme un voile qu’il faut soulever pour pénétrer dans le champ du seul réel qui soit, pour les cabalistes, le réel invisible et implicite auquel seuls les peintres peuvent accéder, les peintres à la lettre et en image, les visionnaires, ceux qu’on appelait encore les mystiques au XVIe siècle, ceux qu’on appellera les artistes au XIXe, sans solution de continuité pour autant. Les peintres, s’ils sont vraiment peintres, restent des cabalistes.
Invisible et implicite, le réel est tout de même là, passé clandestinement comme d’une main à l’autre entre le peintre et soi. Objet de rêverie, objet sensuel, objet cérébral, la peinture de Cidoncha détient le ressort d’une joie qui demeure tout aussi clandestine que ce qu’elle transmet. Elle n’est pas moins savante, mais son savoir ne se mesure qu’à la joie qu’elle procure.
L’œil, à soi seul, est à jamais aveugle : il ne voit que le visible, c’est-à-dire rien, au sens où Proust l’entendait. Reste l’invisible, tout ce qu’on voudrait voir, et qu’on ne pourra jamais voir, sauf si l’on devient peintre, mais pas moins aveugle. L’image, alors, si elle advient, se confond avec le sentiment. C’est ce qui rend le peintre si nécessaire.
Rafael Cidoncha, galerie Albrecht, Berlin, juillet-septembre 2014
Rafael Cidoncha, Oeuvres