Comment écrivez-vous ?
Ecrire en archipel
Jeu d’enfant
Sauter d’une roche à l’autre
Roches noires vermoulues
Saillies qui sortent de l’eau
Rivière qui chante
Est-ce là que nait la langue
En laquelle se mêlent d’autres langues
D’où le créole
Que j’entends
Que je capte
Pas seulement en Caraïbe
Entre Inde Amérique Afrique
Que l’Europe rallie
Je l’entends aussi
Dans le désert de la steppe
Entre Sahara et Méditerranée
Où entrent dans les flux
L’arabe le français le berbère
Le sicilien l’andalou
Ecrire en archipel, donc
Aubrac, 21 août 2012
PS : l’écrivain est nageur
D’un seul élan
A contre-courant
Ou d’amont en aval
Texte publié dans le N°50 de La Règle du jeu, en 2012
Il fiore sbocciato
Ici commence la vision dans cette
blancheur qui éclaire autant qu’elle
voile éclat de la pierre qui me poursuit
tôt le matin lorsque j’ai avancé les
pas dans la vieille ville à la
rencontre du château en partie
souabe l’arche succède à l’arche
je trébuche sur la saillie de la
dalle une bouffée d’iode se
mêle à la réclame des
marchands sur la place
close les têtes que je croise
me rappellent les gens
d’un autre pays où je
suis né de là-bas les
maisons cinglent sur
l’eau et viennent à
moi à l’instant où
je vois le premier
pétale de la fleur
se détacher du
jour à l’heure qui approche du soir le
premier éléphant que j’ai croisé
pendant que mes yeux n’ont pas
quitté le rêve a la trompe fripée et
une heure avant midi le deuxième
éléphant s’est joint à la lisse
blancheur foyer de lumière qui a
descellé la pierre du très haut
mur lequel s’est élevé de son
propre effort tout le
monument s’est mis à
flotter temple en lévitation
le vide ne détache pas la
tour du fronton qui lui
colle c’est le vide qui
relie les deux corps
d’une maison qui
flotte sur l’eau
de Dieu dans les
nuées vision qui
se dissipe pendant que je quitte le
deuxième pétale d’une fleur qui ne
s’invente pas chaque pétale est une
station une halte dans l’un des cieux
ici je rencontre le prophète Joseph ils
constituent un couple qui veille
sur le troisième ciel où palpite à
l’abri du tabernacle le secret
des arts qui sollicitent
l’harmonie musique qui se
prête à la poésie dans
l’accord comme dans le
discord le privilège de
l’impair ne bannit pas
le pair précis et
indécis le compte
est à refaire le
nombre ne cesse
de convier l’infini
que retrace
l’horizon de la chasse pas seulement celle
qui masque l’œil du faucon mais aussi
celle qui apprivoise le lynx ou le
guépard à qui on apprend à monter
la croupe du cheval avant de courir
la gazelle et de l’attaquer et d’en
boire le sang sans toucher à la
chair surtout si elle s’avère
femelle courser la bête par la
bête pour fabuler la bête et
inventer des lions qui volent
avec de ailes d’aigles
emplissant le champ du
regard qu’ouvre la baie
vers la ville fidèle en
bord de mer pour
l’heure je ne la vois
pas elle est
couverte par un
voile diaphane
encore moins
visible est la mer dont les vagues frôlent
les soubassements de la promenade
ressac remuant l’amas de galets qui
prolongent la blancheur des murs et
des façades au souvenir des trois
pyramides qui se succèdent les
plus hautes ont une base qui
engage le chiffre six et la plus
basse joue carré c’est dans la
prosternation du soir que je
pense au cadran solaire qui
fixe le zénith à l’ombre des
pyramides couvrant des
coupoles sur conques
ou sur pendentifs dont
les oculi offrent à la
pierre un rayon de
lumière effleurant
le masque et le
lys alambic où
fermentent les
secondes et les minutes qui égrènent les
degrés d’un jour allant sans dévier du
levant au couchant dont je reçois les
rongeurs de la baie donnant en
ouest où se déclinent la partition des
ceps se décline est-ce sur ces
lignes que mûrit le raisin dont la
presse donne le vin du falcone
à la gloire du prince chasseur
que je croise après la halte de
l’olivier et celle du pin le
samedi où il a gratifié
l’artiste qui vient de finir
la restauration de la
mosaïque pavant le
temple qui vole et
qui se sépare de ses
deux cryptes bâties
à raz de rue au
souvenir d’une
pénombre de
mosquée à qui va-t-il s’identifier en
rejoignant la sixième salle haute que
réchauffe la coiffe conique d’une
cheminée à Alexandre pour être en
force d’asservir l’Infidèle ou à Adam
à qui plantureuse Eve chuchote
dans l’oreille n’avoir pas
succombé au discours du
serpent l’amant ithyphallique
hume la rose de sa dame qui
compatissante l’appelle à
goûter au merveilleux
œillet que ses fesses
protègent et le
frottement de la chair
dans la chair déroute
le dit loin de la
courtoisie à l’aube
la voix dictera au
prince le poème
qu’il transcrira
avant de recevoir dans le septième salon
du deuxième étage où l’infinie canal qui
double le rebord des murs recueille la
sueur du marbre pour préserver les
bancs de l’humidité ainsi pourront
siéger les savants convives l’un de
sa barbe projette l’idiome des
Hébreux l’autre lui répond en
arabe le troisième en grec et le
prince enchaîne les proverbes
dans ces langues en leur
ajoutant le latin et au
moins deux vulgaires je
pense à son ombre qui
a migré vers Jérusalem
et aux rebelles
d’islam qu’il déporta
de Sicile au nord
des Pouilles pour
en choisir les
têtes brûlées et
les adjoindre à sa garde certains ont dû
monter ces marches et aiguiser la pointe
de leur lance en attendant leur tour de
ronde à l’abri du huitième pétale
accompagnant celui à qui les anges
ont ouvert les portes de l’empyrée
pour être ébloui à deux portées
d’arc par l’intense lumière celle
qui voile autant qu’elle éclaire
lumière qu’emprunte cette
masse de pierre blanche qui
s’élève sur le tertre ka’ba
nova dans la métamor-
phose du cube deux
fois quatre qui font
neuf pour réorienter
le culte vers la
science vers l’amour
vers la chasse
vers l’écoute de
la musique que
provoque la
rotation des sphères
bouton d’or une fleur en
expansion où butinent les
pèlerins d’un nouveau genre
qui circumambulent
autour (du vide).
Texte publié dans le N°28 de La Règle du jeu, en 2005
Il faut rendre grâce à la revue Esprit, fort intelligemment dirigée par Olivier Mongin, de publier dans son numéro de juillet 2003 en pages 6-8, le si splendide poème d’Abdelwahab Meddeb que nous reproduisons in extenso. Il est précisé que ce poème a été écrit sur les lieux de l’horreur. Par ailleurs, un ensemble de textes a été lu à Birkenau lors de la cérémonie qui a conclu le voyage à Auschwitz (27-28 mai 2003), fait à l’initiative du Père Emile Shoufani, arabe chrétien, palestinien de Nazareth, de nationalité israélienne.
http://www.crif.org/fr/alireavoiraecouter/Poemes-d-Auschwitz-d-Abdelwahab-Meddeb1555
1.
La litanie des coucous
rien ne transpire ni de l’herbe
ni de la terre ni des fleurs
lignes de briques murs effondrés
seules les fondations répartissent les carrés
hermétiques les images
où bourdonnent les insectes
la blancheur des arbres fusent
vers un ciel voilé
qui filtre la chaleur
césure du chant
2.
non, les merles n’ont pas déserté
où l’infâme
ni le soleil
et la nature indifférente
au malheur
ne porte le deuil
3.
à l’interstice des pavés la mousse
sèche
là courent les fourmis
actives
dans le lieu qui a connu
la mort absolue usine
de la mort
vestiges de notre temps les lieux ont-ils une mémoire ?
par le corps qui balance
au rythme de la voix
par le souffle qui ouvre
l’œil du cœur
donner au lieu
sa mémoire
par le silence l’entretenir
4.
ici fin mai
où l’infâme
retrouver un signe de l’enfance
touffes blanches qui voltigent
poils arrachés à la barbe de Satan, dit-on
accrochés aux cils voilà douze ans
à Florence
en chemin vers l’ultime Cène
du sacrifice au plus barbare
où commence où finit le siècle
5.
ferme les yeux juif ferme les yeux
sous le regard qui bondit de la dalle
béton arraché fendu brisé
par le séisme de mains d’homme
à vif le rêve noir de l’enfant
traverse le doute où le dieu se retire
dans le poids du jour
lévite à l’ombre du miroir
qui reflète un doigt
haut levé d’où la fumée
disparaît dans les cieux.
Abdelwahab Meddeb
Auschwitz
27 mai 2003