Peut-on se lasser de son ouvrage, comme l’artisan peinerait à mettre une touche finale à l’objet si patiemment et si consciencieusement imaginé puis façonné ? Peut-on se déprendre de sa propre création, en avoir usé les contours jusqu’à la corde ? Je me suis posée cette question pendant des années, le cinéma restant encore plus mystérieux de ce point de vue.
Après le scénario, le tournage, le montage puis le bruitage, le mixage et l’étalonnage, y a-t-il d’autre choix pour un réalisateur que de passer par une phase de rejet de cet objet qui a dévoré ses attentions, envahi son esprit, dont il connaît chaque image, dont il a trituré tous les sons, dont il anticipe le moindre dialogue ?
Mars, avril et mai cette année furent, pour mon film, entièrement dévolus à ce travail de dentellière. Avec Alexis Durand, au montage son, avec Elie Akoka et Lionel Kopp à l’étalonnage, avec Vincent Arnardi au mixage, je me suis néanmoins découverte une passion intacte pour Doutes et un appétit insoupçonné pour ces étapes techniques qui jettent une lumière inédite sur notre travail, tout en lui permettant d’accéder à une plénitude que je m’interdisais de le voir atteindre.
Je suis pour ainsi dire rentrée dans le film, ses anfractuosités, les nuances de couleurs et de voix, au point de ne plus pouvoir développer une quelconque pensée réflexive à son sujet, de ne plus parvenir à en parler autrement que par l’évocation de ses détails les plus infimes avec Alexis, Elie, Lionel et Vincent. La seule distanciation possible était celle qui mettait en perspective les ondulations sonores, le chromatisme et la matière avec le projet dans son ensemble. Un va-et-vient entre le micro et le macro, le vertige quasi-mathématique et métaphysique que m’ont procuré les logiciels, leurs diagrammes, leurs courbes et la découverte de tout un monde enfoui dans l’univers de mon propre film.
L’impossibilité de nourrir le blog n’était pas due à une overdose de Doutes, mais à cette nouvelle expérience consistant à plonger dans ses tréfonds.
Le Carnet de Doutes avait ainsi laissé Chris et Albertine un après-midi à la Rotonde. Une année a désormais passé depuis le tournage de ces scènes. Nous nous retrouvons, Suliane, Antigone et moi, autour d’un verre au début de la semaine dernière. Nous ne nous sommes jamais quittées. Entretemps, des projets pour chacune puis ce plaisir que mes amis soient les amis de mes amis. Entre Suliane et Antigone, l’histoire se prolonge. Une photo de la comédienne paraîtra dans la revue que dirige l’inépuisable journaliste : Faux Q.
La pensionnaire de la Comédie Française essaye tant bien que mal de boire une gorgée du café froid que j’ai préparé en noyant le verre de sept ou huit petits Yellow Submarines, petits glaçons en plastique placés au congélateur pour rafraîchir les boissons. Plutôt que de me signaler l’ineptie de ma préparation et l’impossibilité d’absorber le breuvage sans subir l’attaque des submersibles pop, elle préfère se lever et mimer la scène de prise de vue. Suliane est aussi à l’aise dans la comédie que la tragédie.
Le samedi 13 juillet 2012, vers 14 heures, après une nouvelle nuit de tournage, nous avions rendez-vous au théâtre Rive Gauche pour filmer le monologue d’Albertine dans une loge de quatre mètre carrés. Equipe réduite au minimum. Lazare à la caméra, Alan au point et Mathieu, le perchman. Je suis assise par terre dans un recoin, me fais encore plus petite que je ne suis. Pas de place pour un moniteur. Nous osons à peine respirer.
Suliane fait connaissance avec les accessoires posés sur la coiffeuse. Tasse, sachets de thé, pinceaux, palettes de maquillage. Elle teste les coloris et les consistances. Très peu de questions sur le texte. Une, peut-être, sur l’évocation d’un voyage à Washington et sur l’hôtel W. Aborder ce passage comme une répétition générale, de la même manière que dans cette scène, Albertine répète devant le miroir un extrait de La Douleur de Marguerite Duras.
Nous avions calé les mouvements de caméra avec Lazare quelques jours plus tôt. Mais le temps est compté dans ce théâtre entre deux vraies répétitions d’Anne Frank. Ironie de cette coïncidence : dans le scénario (je n’ai pas retenu cette digression au montage), Judith déplore cette époque où l’on envisage avec le plus grand sérieux de monter une comédie musicale sur la petite fille de « l’annexe » d’Amsterdam et où il ne semblerait pas incongru de construire un parc à thème autour de son histoire.
La concentration de Suliane est extrême. Je me mets en tête que le moindre bruissement, comme un grain dans un rouage, est susceptible de lui faire perdre le fil d’un texte dont la seule lecture à voix haute dure une dizaine de minutes et où s’enchevêtrent pensées, sensations, suppositions, interrogations, récitation de Duras, préméditation et affliction.
Silence demandé. Moteur. Action. Tout le début de la scène coule absolument de source. Suliane est impressionnante de simplicité dans sa petite robe noire, les cheveux relevés en chignon. Elle est juste et bouleversante jusque dans la plus infime respiration. Je repense à Jean-Hugues Anglade dans le Nocturne Indien de Corneau et à ce moment inouï qui voit son visage dans le miroir changer de traits littéralement en l’espace de quelques secondes. Le personnage de Tabucchi est double comme l’acteur à cet instant, y compris dans son apparence.
C’est alors, vers 15 heures, que plusieurs estomacs dans le réduit où nous nous trouvons, se mettent à crier famine au cours de la prise suivante. Je me décompose intérieurement. Je redoute que le charme ne soit rompu. Suliane poursuit puis soudain part dans l’un de ses éclats de rire enfantins qui m’enchantent. Elle est tout ensemble un elfe, un pitre, une jeune première, une Phèdre.
Pliés en quatre les uns et les autres, il nous faut un peu de temps pour nous recomposer. Il lui suffit d’un clignement d’yeux.
Trois quarts d’heure au total pour filmer cette scène. Je sais, au moment de dire « Coupez ! », ce que c’est qu’une très grande comédienne.
Cet hiver, Suliane jouera La Maladie de la Mort. Marguerite Duras, encore.