Deuxième jour de l’accrochage de l’exposition « Les aventures de la liberté » raconté par Tancrède Hertzog.
La grande exposition d’été de la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, qui compte avec le commissariat de Bernard-Henri Lévy, aura lieu du 28 juin au 11 novembre 2013.
Ce ne sont, ces deux tableaux, assurément pas les plus beaux de l’exposition. Un fond blanc grossièrement brossé, des lettres noires rapidement jetées sur la toile. Deux phrases nominales, des slogans, des proclamations sans appel : «Dépassement de l’art», «Réalisation de la philosophie». C’est tout. Dans leur laconique brutalité, ces deux petits tableaux, ces anti tableaux en fait, illustrent et résument tout l’intérêt de l’exposition résolument inhabituelle qui s’apprête à ouvrir ses portes dans quelques jours à Saint-Paul de Vence. Son caractère iconoclaste se ressent dès son titre, un peu étrange pour une exposition, Les aventures de la vérité. L’art, ce refuge de l’âme où tout n’est que calme et volupté, une aventure ? La peinture serait source de vérité ? Pour vous comme pour moi, l’art parle avant tout d’esthétique, du «beau» : on dit d’un tableau qu’il est beau ou qu’il est laid, qu’il nous touche ou qu’il nous laisse indifférent ; éventuellement, si l’on s’y connaît, on en décrypte l’iconographie, on l’interprète. Les sens et le sens. Mais si l’on veut prendre part à cette «Aventure de la vérité» de la Fondation Maeght, il faudra accepter un instant, le temps d’une visite, de sortir du sentier battu de nos repères habituels en matière d’art. Il faudra se laisser prendre par la main pour élargir le champ de notre perception au-delà de l’esthétique en se faisant inoculer une autre grille de lecture, celle du philosophe, qui voit dans l’art un discours qui, tout autant que la philosophie, cherche à approcher et à embrasser la vérité, cette «meilleure connaissance possible» des choses selon un mot de Descartes. Ce parti-pris n’enlève rien, heureusement, à la beauté des œuvres.
Si le rapport à la vérité d’une nature morte de Morandi ou d’un écorché de Rubens n’est pas immédiatement perceptible, les deux «Directives» de Guy Debord, elles, sont littéralement philosophiques, ou, en tout cas, anesthétiques.
Ces deux œuvres ne sont pas encore accrochées. Elles viennent d’être sorties de leurs caisses, et, posées sur leurs mousses, alignées le long du mur (on aperçoit un Yan Pei Ming sur la gauche), elles attendent de partir pour la salle Giacometti, la dernière, la plus grande de la Fondation.
Avant leur dernier (court) voyage, Bernard-Henri Lévy scrute le plan d’accrochage qu’il tient à la main. Les cent soixante œuvres de l’exposition y sont reportées à l’échelle, sous la forme de petites vignettes virtuellement accrochées aux élévations des murs de chaque salle. Chaque tableau est déjà à sa place. Rien n’est laissé au hasard car dans cette exposition thématique chaque tableau s’articule avec le suivant et finit par composer une phrase, un moment de l’aventure.
Le plan d’accrochage prévoit également que la salle Giacometti soit divisée en deux espaces de taille inégale par une cimaise centrale qui durera le temps de l’exposition. La première partie de la salle accueillera la section n°6, intitulée «La revanche de Platon». Cette section correspond à une époque précise de l’histoire de l’art, celle de l’art moderne (c’est d’ailleurs l’une des seules salles de l’exposition à ne comporter aucune œuvre antérieure au XXe siècle), et, en particulier, à ces mouvements artistiques qui émergent et entendent s’émanciper du critère esthétique : ce sont les artistes conceptuels, les tenants de la peinture abstraite et du monochrome et, bien entendu, Marcel Duchamp, évoqué par plusieurs œuvres, comme un portrait de lui par son amante Elsa von Freytag-Loringhoven ou un portrait par Jasper Johns. Bientôt, les ready-made. Avec ces détournements, on le sait, ce n’est plus le savoir-faire qui compte mais l’intention, c’est elle qui fait l’œuvre d’art. Il n’y a, dès lors plus de «règles de l’art», plus de limites à l’artistique. Une roue de vélo peut devenir une sculpture et prétendre à un piédestal dans une salle de musée.
Dans la foulée de cette révolution quasi copernicienne de l’art, des peintres se substituent aux philosophes, et, comme eux, expriment, exposent dans leurs œuvres une pensée, une idée : c’est Platon avec un pinceau. Dans le cas de Debord, le chef de fil de l’Internationale Situationniste, c’est même mieux : c’est le philosophe, l’essayiste qui s’improvise peintre. Debord n’a peint que cinq tableaux dans sa vie, au cours des années soixante, qu’il a baptisés «Directives». Tous dépeignent des phrases qui sonnent comme des coups de tonnerre contre l’ordre établi. Dans Dépassement de l’art, il proclame que l’esthétique a été vaincue, que l’art a été dépassé dans sa formule traditionnelle et multi millénaire, et, qu’après ce tableau qu’il vient de réaliser, en réalité, l’art n’a même plus lieu d’être. Comme Hegel cent cinquante ans plus tôt, pour lui, la philosophie s’est réalisée. Tout a été pensé, tout a été peint. Il faut passer à autre chose. Du passé faisons table rase. Preuve s’il en est, la troisième de ces «Directives», également présente à l’exposition, mais pour l’instant en cours de restauration dans les ateliers de la Fondation : intitulée Abolition du travail aliéné, Debord y a écrit sa phrase déclamatoire en grosses lettres blanches par-dessus une toile du peintre Giuseppe Pinot-Gallizio. Cette œuvre n’est pas vraiment un palimpseste car Debord n’a même pas effacé la peinture de son ami. Il est passé par dessus, il l’a barré, il l’a phagocytée. Au fond, il la méprise.
La restauration et l’histoire de ce tableau (comme les deux autres «Directives», il a survécu à un attentat à la bombe incendiaire dans les années 1960) sera l’objet d’une prochaine entrée du journal de l’accrochage des Aventures de la vérité.
Photos : Yann Revol