Lire les 1600 noms de ceux qui, réalisateurs, acteurs, producteurs, techniciens, ont signé il y a peu la pétition lancée par le SPI (Syndicat des Producteurs Indépendants) pour s’opposer à la nouvelle convention collective du cinéma que tente d’imposer le syndicat CGT des techniciens est très révélateur.
En effet, malgré les haines diverses et variées qui hantent le milieu, malgré les rivalités entre les uns et les autres, malgré les différences – pour ne pas dire plus – sur le plan artistique, cette liste montre quel est le véritable clivage qui existe aujourd’hui au sein du cinéma français. Un clivage entre deux types de cinéma.
D’un côté, un certain nombre de cinéastes à succès, des décideurs financiers, des grands groupes – ceux, en particulier, qui ont signé avec le syndicat CGT, à savoir Gaumont, Pathé, MK2, UGC… –, tous réunis autour d’une recette majeure du cinéma français actuel, la comédie.
De l’autre, tous les autres : de Denis Freyd à Arnaud Desplechin, de Leos Carax à Vincent Maraval, tout ce qui fait le tissu profond de ce même cinéma et qui le représente dans les Festivals et les salles à travers le monde.
Il ne s’agit pas, comme l’ont dit certains, des « producteurs » contre les « techniciens », non, mais d’un clivage beaucoup plus fondamental et qui traverse ces catégories : celui entre le cinéma « commercial » et le cinéma « artistique ».
Certes, le cinéma balance, depuis ses origines, entre ces deux caractères mais jamais, sans doute, cette ligne de fracture n’aura été plus lisible que dans cette pétition : entre ceux qui l’ont signée et ceux qui ne l’ont pas fait.
La question n’est pas, comme le pensent beaucoup de gens et la plupart des journalistes, une question « technique » – sans grand intérêt –, une sorte de grille de salaires complexe sur laquelle il faudrait prendre parti, sans que l’on en connaisse les tenants et les aboutissants. Non, il s’agit d’un véritable choix pour l’avenir : celui de savoir comment le cinéma sera fait – avec quelles équipes, en combien de semaines de tournage –, qui le fera et pour faire quel type de film.
Or, à ne parler que de questions de pourcentage – après tout, supprimer 20% de la production, pourquoi pas ? – on ne comprend pas que ce sont ces 20% qui représentent le cinéma français à l’étranger depuis des lustres.
Que ce sont ces films « difficiles », « compliqués », « fragiles », – à chacun de choisir le mot – qui font l’originalité et la vigueur du cinéma français. Et cela, depuis longtemps. Que ce sont des films fabriqués en dehors des normes qui ont renouvelé ce cinéma, de la Nouvelle Vague à Robert Guédiguian, de Eric Rohmer à Abdelattif Kechiche. Et que ce ne sont ni « Camping », ni « Le Marsupilami » qui l’ont fait.
Il existe, depuis plusieurs années, une véritable volonté politique de la part de certains de détruire une partie du cinéma français. Pour ceux-ci, il y a trop de films produits en France – près de 280 –, trop de films chaque semaine qui sortent – pas loin d’une vingtaine –, et ils veulent stopper l’emballement de la machine. C’est le propos, par exemple, de quelqu’un de très brillant : Alain Sussfeld, le patron d’UGC.
De l’autre côté, il y a un syndicat de techniciens qui représente ce qu’on appelait, à l’époque marxiste, l’ « aristocratie ouvrière ». Ce syndicat est siglé CGT mais n’a pas grand chose à voir avec celui de Fleurange ou de Metaleurop. Il faut savoir en effet que la majorité des techniciens de cinéma gagnent, lorsqu’ils travaillent, bien sûr, plus de 5.000 euros par mois, ce qui, en période de crise, est considérable.
Et puis, il y a un pouvoir politique particulièrement faible actuellement – c’est peu de le dire – et qui cherche à ne s’aliéner sous aucun prétexte les syndicats ouvriers, surtout quand ils sont siglés « CGT ». C’est le cas du ministre du Travail, Michel Sapin, et bien sûr, de sa collègue de la Culture, Aurélie Filippetti.
De ce contexte improbable résulte l’acceptation par ces diverses parties d’une convention qui devait être signée le 11 Avril – et appliquée dès le 1er Juillet prochain –mais qui a été repoussée, sous la pression, entre autres, des 1600 pétitionnistes, en attendant qu’un rapporteur, Raphaël Hadas-Lebel, remette à plat les choses, écoute les uns et les autres et donne son avis sur le sujet.
L’offensive contre le cinéma « indépendant » ne date pas d’hier.
Les chaînes de télévision, avec lesquelles le cinéma s’est marié – pour le meilleur et pour le pire – il y a près de trente ans, ne le finance plus, depuis quelques années, qu’au compte-goutte, à l’exception notable de Canal Plus et d’ARTE, bien sûr, dont les moyens sont limités.
Ces chaînes n’y croient guère, savent que leur public n’est plus, comme il y a trente ans, le même que celui du cinéma, et, quand elles participent au financement d’un film, elles attendent surtout les recettes publicitaires de son passage « à la télé », deux ans et demi plus tard, plutôt que ses recettes en salle.
La plupart des distributeurs importants non plus n’y croient guère, eux qui sont prêts à miser des sommes fantastiques sur l’addition de noms connus au box-office –des noms capables d’aller squatter les plateaux des émissions de télé de prime time – mais s’intéressent peu à la qualité des scénarios.
Enfin, les systèmes de contrôle des coûts de production, organisés par les grands groupes, le CNC ou les organismes sociaux se sont accentués de façon très importante ces dernières années. Or, tout le monde sait que ce sont les films « difficiles » – qui manquent de budget – qui sont ceux qui se trouvent obligés de ne pas respecter toutes les règles car, pour eux, le dilemme est simple : soit faire en sorte que le film existe mais être souvent « en dehors des clous », soit ne pas le faire.
Cela n’est pas nouveau mais, jusqu’à une période récente, la tolérance était grande pour ces films qui étaient – et sont toujours – les porte-drapeaux du cinéma français.
Or, la période n’est plus guère à la tolérance.
L’état d’esprit de l’époque est de ne pas l’être plus avec celui qui produit un film à 20 millions d’euros qu’avec celui qui le produit avec 500.000.
C’est exactement ce qu’essaie de dire le syndicat CGT des techniciens : en gros, peu importe la qualité des films, ce qui compte c’est de savoir si le travail est suffisamment rémunéré et si l’équipe technique sera suffisamment importante par rapport à des normes édictées on ne sait quand et on ne sait par qui, mais pour un cinéma que l’on peut appeler de « grand-papa » ou, pour reprendre l’expression de François Truffaut quand il écrivait son texte fondateur de la Nouvelle Vague : la « Nouvelle Qualité Française ».
Ce qui est étonnant, c’est que des gens, plutôt intelligents et qui ont, pour la plupart, participé, à un moment de leur vie, à l’existence de ce cinéma « différent », s’associent – pour de basses raisons matérielles ? – à cette démarche absurde, et que des ministres les soutiennent.
Que la courte-vue soit érigée en principe politique, que le cinéma soit perçu comme un « produit » comme les autres et que les « producteurs » soient vus comme des escrocs circulant en voiture de luxe et s’en mettant plein les poches. Or, beaucoup d’entre eux gagnent moins que les techniciens – comme les chefs machinos ou les monteurs – qu’ils emploient sur les films qu’ils produisent. Et il y a beaucoup plus de points communs entre réalisateurs et producteurs de films « d’auteur » qu’entre producteurs de films d’auteur et producteurs de films « commerciaux ».
Par ailleurs, les uns et les autres ne comprennent pas que les effets pervers induits, si, par malheur, cette convention était signée « en l’état », seront autrement plus graves pour l’emploi : délocalisation des tournages dans d’autres pays européens, développement du travail au noir, annulation de beaucoup de films.
Les producteurs de films d’auteur préféreront ne pas, à la fois ne rien gagner et risquer des ennuis judiciaires, si les nouvelles règles de l’emploi n’étaient pas scrupuleusement respectées.
La vraie pénalité qui sera en effet infligée aux producteurs déclarés, par les nouvelles règles, « peu scrupuleux », c’est que leurs films n’auront plus ce que l’on appelle l’ « Agrément » du CNC, un agrément officiel qui permet l’accès aux différents mécanismes d’aide qui ont fait, depuis 50 ans, la force du cinéma français.
En particulier, deux d’entre eux, le « soutien distributeur » qui permet à un distributeur de sortir un film en amenuisant ses risques et l’autre, le pré-achat de Canal Plus sans lequel un film, en particulier indépendant, a bien du mal à exister.
Qu’il est loin le temps où un producteur – Georges de Beauregard, pour ne pas le citer – faisait un chèque à Jean-Luc Godard qui commençait un film, sans ingénieur du son et sans véritable scénario, et cela donnait « A Bout de Souffle ».
Qu’il est loin le temps où Raoul Ruiz avait inventé, avec quelques techniciens de l’INA, une société sans réelle existence, si ce n’est qu’elle était sensée produire des films – « Les Films du Dimanche » – avec laquelle les uns et les autres – réalisateur, techniciens qui embarquaient « en douce » le matériel de l’INA le dimanche –fabriquaient des films magnifiques, tournés en quelques semaines. Pour seul salaire, chacun se contentait de l’excellent repas concocté le dimanche midi par le cuisinier de génie qu’était Raoul Ruiz, et cela suffisait à tout le monde.
C’était sans doute une autre époque, mais une époque où le cinéma français était certainement meilleur que celui qui se fait aujourd’hui.
On n’aura pas l’outrecuidance de demander pourquoi.
« Les métiers artistiques ont en partage la précarité. Derrière les vedettes que l’on peut trouver dans chaque discipline, de nombreux travailleurs peinent à joindre les deux bouts. On est donc bien loin de certains lieux communs décrivant les professionnels des métiers artistiques comme des profiteurs usant et abusant d’un système d’assistanat qui leur serait particulièrement favorable. La réalité est toute autre : ces professionnels sont placés dans une situation de risque permanent et leurs conditions matérielles d’emploi se caractérisent par une incertitude extrême, inhérente aux projets créatifs. Passer ce point sous silence, c’est adopter délibérément une approche biaisée. »
De qui cette prose gauchisante ? La Coordination des intermittents et précaires? La CGT du Spectacle ? Ni l’un, ni l’autre, elle est extraite d’un imposant rapport parlementaire titré Métiers artistiques : être ou ne pas être des travailleurs comme les autres ?, adopté en avril 2013 à l’unanimité par les députés, gauche et droite confondues. Alors sauf à penser que les parlementaires aient tous fumé la moquette, la réalité est loin de celle que vous décrivez.