Chers amis,

Avant de passer à l’ordre du jour – le sort des opposants au Darfour à notre politique de résistance -, un mot encore sur les « élections » au Soudan.

On a beaucoup voté ces derniers jours dans les camps de réfugiés d’Aboshog, Geneina et Kalma, au Darfour. Pas les centaines de milliers de réfugiés, non. Mais, amenés par camions entiers, des cohortes de militants du Parti du Président, El-Béchir. Présent au Soudan à quelques centaines de kilomètres d’Aboshog, Geneina et Kalma, un autre Président, l’ex-président Jimmy Carter a estimé qu’il n’y a pas de preuves de fraude.

Pauvre Darfour : si loin de Jimmy Carter, le démocrate américain ; si près d’El-Béchir, le bourreau du Soudan.

Mais venons-en à cette nouvelle diplomatie de la criminalisation dont je suis aujourd’hui le cobaye, à ces rumeurs dont je vous parlais hier, qui colportent, contre le résistant « jusqu’au-boutiste » que je serais, hostile à toute négociation avec Khartoum, l’image d’un chef sans merci pour ceux qui s’opposeraient lui.

A preuve, dit-on, des commandants du SLM se seraient récemment affrontés à l’arme lourde au Jebel Marra. D’autres auraient, sur mes ordres, été éliminés.
Des noms circulent : Abdalla Abakar ; Moussa Charif ; Mohammed Adam Shambak, Mohammed Ismael Abirla ; Adam Alhaj Omer ; Babakar Aboja.

Mais, au préalable, laissez-moi affirmer les principes qui guident mon action comme chef de la résistance au Darfour depuis l’origine.

Nul n’est parfait et je suis un résistant, pas un saint homme. Je suis avocat de formation, homme de Droit et de loi. Je suis d’accord depuis toujours qu’on ne soit pas d’accord toujours, par exemple vous et moi. J’ai toujours reconnu le droit à la séparation à ceux qui entendaient un jour ou l’autre suivre une ligne politique à eux. Je ne considère pas un différend politique comme une trahison ni les opposants qui se déclarent tels, comme des traîtres.

Par ailleurs, la nature humaine est ce qu’elle est, et je sais, le premier, combien la route est longue vers la liberté. Elle est trop longue pour certains. La force de résister s’en va. Votre Napoléon disait que le vrai combattant est celui qui veille dans le froid à deux heures du matin, et tient jusqu’à l’aube. Celui-là, disait-il, l’emportera. Et puis, comme ces centaines de femmes que les camions gouvernementaux sont venus avant-hier transporter des camps de réfugiés aux centres de vote contre une ration de sucre, la pauvreté au Darfour et au Jebel Marra est si grande, l’avenir si lointain et les 4 x 4 ou les postes à Khartoum pour les transfuges si tentants, que quelques-uns, mis en appétit par des appels à la radio à longueur de temps, finissent par passer du côté gouvernemental. Il suffit de franchir quelques kilomètres. Le miracle est qu’ils ne soient pas plus nombreux. Et je salue la force d’âme des 300 commandants du Jebel Marra. Sur ces 300, quatre ont fait défection. Quatre.
Au fil des années, des responsables du mouvement et des compagnons d’armes se sont séparés politiquement du SLM ou ont été retournés, comme vous dites : Minni Minawi (aujourd’hui conseiller d’El-Béchir) ; Abulgasim Imam (aujourd’hui gouverneur du West-Darfour) ; Abdallah Khalil ; Ahmed Abdelshafi ; Ali Haroun. Je n’ai jamais rien tenté contre eux. Ils se fourvoient ; je les réprouve (les deux premiers bien plus que les autres) ; je ne les répudie pas. (A l’instigation de Scott Gration, l’émissaire américain pour le Soudan, les trois derniers « négocient » aujourd’hui à Doha).

Mais j’en reviens aux six noms cités. (Outre cette « liste noire », on va jusqu’à m’imputer d’avoir livré à nos rivaux du JEM islamiste, en novembre dernier, Nimiry et Karjakola, interceptés dans le désert, de retour du Tchad au Jebel Marra. Passons…)

Je commence par Abdalla Abakar. L’été dernier, Gadura, le chef d’état-major du SLM/A (A pour Army) réunit tous les commandants de terrain et réaffirme notre ligne : pas de négociations à Doha sans arrêt préalable des attaques terrestres et aériennes soudanaises et le retrait des milices Janjawids. Il est approuvé à l’unanimité. Abdalla Abakar, l’adjoint de notre commandant en second Tarada, commandait la région de Liwiin, dans le sud du Jebel Marra. Quelque temps plus tard, parlant à la radio Miraya des Nations unies, il se déclare favorable aux négociations de Doha ! Gadura le convoque immédiatement : « Tu es démis de tes fonctions, pour raisons politiques évidentes. Pour raisons militaires tout aussi évidentes, interdiction de quitter le Jebel Marra. » Début janvier, Abakar enfreint les ordres, gagne avec une poignée d’hommes Boldong, dans l’ouest du Jebel Marra, espérant prendre le commandement local de nos hommes. Ils refusent car entre-temps ils ont été avertis du tournant politique d’Abakar. Mais il parvient à s’emparer du commandant local Dougouch, et s’enfuit avec son otage pour gagner la zone gouvernementale. Les soldats de Dougouch partent à sa poursuite, le rejoignent. S’ensuit un affrontement armé dans lequel Abakar est tué, ainsi qu’un lieutenant de Dougouch, Aboja. Nous avons dû enquêter pendant deux mois pour tirer cette affaire au clair, mais le résultat de cette enquête est sûr.

J’en viens maintenant à Moussa Charif et Chambak. On est fin janvier dernier. Il règne depuis quelque temps des dissensions personnelles entre commandants dans la zone de l’ouest du Jebel Marra. Notre pénurie militaire, est-il besoin de le dire, est très grande. Du coup, c’est à qui, parfois, tentera de se voir confier plus de terrain, et donc, en principe, plus d’hommes, plus de moyens et plus de pouvoir, qu’à ses voisins. Frustrés de ne pas avoir reçu satisfaction en ce sens, Moussa Charif et Chambak, deux commandants locaux ambitieux, désertent, gagnent la zone gouvernementale avec quelques hommes à eux. « On est venu chez vous, disent-ils à leur arrivée, parce qu’on veut la paix. » On leur rit au nez : « Faire la paix avec vous, qui ne représentez que vous-mêmes ? » En revanche, on leur propose, pour faire leurs preuves, et comme, par ailleurs, ils veulent se venger et récupérer leurs biens dans leur ancienne zone, environ deux cents hommes et des véhicules. Menée par eux qui connaissent le terrain et notre dispositif par coeur, la colonne, composée de janjawids et de militaires, s’enfonce jusqu’aux villages voisins de Koilla (où ces criminels tuent l’imam de la mosquée Mohammed Adam Abakar) et Kadigo où le pillage commence, puis la colonne rebrousse chemin en passant par Bouga, puis Reri, puis déboule sur le grand marché de Kutrum où les pillards s’emparent de centaines de têtes de bétail. C’est là que nos hommes parviennent à les rattraper. Une fusillade éclate, le renégat Moussa Charif est tué, ainsi que plusieurs janjawids. Les survivants de la colonne se dispersent en plusieurs groupes dont l’un oblique sur Koro où trois jeunes filles qui n’avaient pas fui à temps sont violées puis égorgées – Fatma Abakar Adam, 19 ans ; Khadija Haroun Issa, 21 ans ; Maryam Moussa, 23 ans. Un groupe, mené par Chambak, passe par Widio où nous les coinçons et parvenons à abattre Chambak. Une autre partie de la horde de tueurs va aller brûler le village de Boldong avant de regagner le point de départ de cette expédition meurtrière, la localité de Neirtity, dans l’ouest du Jebel Marra, contrôlée par les forces gouvernementales. Certains se replient finalement sur Tour, dans le sud du Jebel Marra, d’où ils se préparent de nouveau, nous le savons, à lancer, sous le commandement de Wad Kaïllek, un autre transfuge, et avec avec une troupe renforcée, une offensive contre notre bastion.

Faisant silence sur cette attaque (qui fit tout de même des dizaines de morts dans la population et des milliers de déplacés), les gouvernementaux ont soutenu que, suite à leur dissidence, j’aurais ordonné l’exécution au Jebel Marra de Chambak et Charif. Leur tuteurs ont fait courir la rumeur, qui semble bien être parvenue jusqu’en Europe.

Faute de pouvoir infléchir El-Béchir par son inculpation devant la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, qui l’a laissé froid, on tente, par un biais parallèle, pour forcer notre résistance au Darfour, de criminaliser cette fois le « jusqu’au-boutiste » que je serais.
Une dernière note. Je me suis rendu quatre fois à la Cour pénale internationale à la Haye porter témoignage. Y serais-je persona grata si j’avais du sang sur les mains ?

La diplomatie de criminalisation est mal partie. A-t-elle dit, pour autant, son dernier mot ?

(Traduction La Règle du jeu)