Revenons à Fanon. Il critique Arendt et Ostow, non parce qu’il estime qu’ils ont tort, mais parce qu’ils demeurent, chacun à sa manière, prisonniers des épistémologies ethnocentrées (en l’occurrence européennes occidentales) de la raison, de la folie, et du sujet. Il faut ici avancer lentement, prudemment.

La prémisse de départ de Fanon – lui-même psychiatre – est que la psychiatrie est elle-même compromise en ceci qu’elle n’a jamais été une science neutre. Cela parce que, d’une part, la distinction entre folie et raison est de tout temps racialisée ; et, d’autre part, parce que la diagnose a toujours été un outil de domination. C’est pourquoi lorsque Ostow dit que l’antisémitisme est « pathologique », Fanon y entend le langage même qui autrefois déclarait « dégénérés » les peuples colonisés. Et lorsque Arendt refuse l’hypothèse de la pathologie pour ne retenir que celle du jugement, il y voit une acceptation du cadre juridique élaboré par les pouvoirs colonisateurs qui refusaient de reconnaître aux sujets colonisés leur pleine humanité. Il faudra nous en souvenir lorsque nous aborderons le conflit israélo-palestinien.

À l’affirmation de Ostow, selon laquelle l’antisémitisme est un système de croyance déformé qui s’apparente à la paranoïa et qui satisfait aux besoins inconscients de ses agents, Fanon répond que cela est mal localiser la « maladie ». Car, pour lui, le raciste n’est pas un malade qui n’aurait, du fait de sa maladie, aucun pouvoir, et le racisme n’est pas un fantasme qui expliquerait l’appétit de domination : il pense plutôt que la domination – donc la violence – vient en premier, pour être dans un second temps fantasmatiquement rationalisée. C’est pourquoi, dans Peau noire, masques blancs, il insiste sur ceci que le sujet noir est rendu névrosé par un monde raciste. Autrement dit : la pathologie est pour lui un effet, non une cause. Fanon pense donc que Ostow décrit avec justesse le fantasme, mais sous-estime la violence matérielle et institutionnelle qui le rend nécessaire. Quant à la « faillite de la pensée » dont parle Arendt, Fanon dit qu’elle présume tout à la fois, premièrement d’une possibilité pour tout individu de penser autrement ; deuxièmement de l’existence d’une sphère publique dans laquelle le jugement serait possible ; et troisièmement de l’existence d’une société dans laquelle tous les individus se partageraient l’espace équitablement. Il pense au contraire que les sujets colonisés n’ont pas accès à un tel monde ; que leur parole est pré-jugée ; que leur rationalité est d’avance pathologisée. De telle sorte que lorsque Arendt affirme que le mal surgit lorsqu’il y a faillite de la pensée, Fanon voit une description qui s’applique seulement à ceux-là des individus qui sont déjà reconnus comme sujets politiques autonomes. Le racisme colonial ne correspond pas à une faillite de la pensée : c’est une technologie de domination. Chez lui, en effet, le racisme se mesure à l’aune de ce qu’il fait aux corps, au langage, au désir, et au sens de l’identité des individus. C’est ainsi qu’il parle, lui aussi, de folie, mais tout autrement. Dans Les Damnés de la Terre, il affirme que la violence coloniale produit de la psychose, que la folie est une réponse paradoxalement raisonnable à un monde devenu fou.

Donc, en résumé : pour Ostow, le racisme ressemble à la folie ; pour Arendt, le mal ne suppose pas de folie ; pour Fanon, le monde est fou et les individus y sont brisés. C’est un changement de perspective radical, car là où Arendt et Ostow croient en une structure psychique universelle, en une capacité universelle de jugement, et en une distinction nette entre raison et folie, Fanon pense plutôt que ces « universaux » sont des constructions ethnocentrées qui vont de pair avec les exclusions coloniales et une racialisation de l’« ennemi ». De telle sorte que parler du racisme comme d’une folie, c’est réaffirmer l’eurocentrisme ; et que refuser tout à fait l’hypothèse de la pathologie revient à préserver les normes européennes de la responsabilité. Fanon se méfie donc de ces deux positions. Il s’en méfie mais ne les disqualifie pas pour autant complètement. À Ostow, il répond : oui, le racisme suppose le fantasme ; oui, les mécanismes de projection importent ; oui, les affects l’emportent sur la rationalité. Mais – le fantasme est secondaire à l’exercice sadique du pouvoir. Et à Arendt, il répond : oui, le mal est normalisé ; oui, la bureaucratisation joue un rôle majeur ; oui, les « gens ordinaires » participent au mal. Mais – la « banalité » prend un autre aspect lorsque la violence est radicale et permanente.

Fanon recadre donc le problème en proposant de comprendre le racisme non comme une erreur de jugement mais comme un processus de structuration du monde, organisant l’espace, le travail, le langage, les corps et leur usage. Et il ajoute que ces processus entraînent des distorsions psychiques. La folie n’est ainsi pas comprise comme une explication mais bien comme un symptôme dont les dominés font les frais. Ostow pensait que la haine persiste parce qu’elle satisfait des besoins inconscients. Arendt pensait que la haine triomphe lorsque le jugement fait place à l’idéologie. Fanon, lui, pensait que la haine triomphe parce que la violence structure la réalité. Chacune de ces positions est juste – mais à des niveaux différents. Fanon affirme que, avant de se demander si le racisme est une folie ou une faillite de la pensée il conviendrait de se demander qui a le privilège de définir la santé mentale, la raison, et le jugement.

À suivre.

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