Cher Abdellatif Kechiche,

Je me suis fourvoyé. J’ai cru en l’indolence et l’épiphanie estivale. Votre premier chapitre, Mektoub, my love : Canto uno, s’ouvrait sur une épigraphe relative à la lumière divine ; lumière des corps, d’une jeunesse qui pouvait tout vivre, tout embraser. J’étais ébahi. La vitalité et la plénitude étaient vos boussoles. J’ai ainsi pu croire en la possibilité d’un éden. Filmer la vie, écrire la vie, la vraie. Mais Mektoub, my love est adapté de La Blessure, la vraie de François Bégaudeau, les huit années qui séparent la sortie du Canto uno et du Canto due nous l’ont fait oublier ; nous n’imaginions pas que le crépuscule puisse ainsi voiler l’azur. Canto due est un renversement. Le film, tourné en 2016 dans la lignée du premier volet et qui s’appuie sur plus de mille heures de rushes – faisant de celui-ci une possibilité, une proposition parmi d’autres –, reprend quelques jours après Canto uno. Amin, parisien expatrié et apprenti cinéaste retournait, durant l’été 1994, à Sète, où ses parents tiennent un restaurant familial. Il y retrouvait sa meilleure amie Ophélie sur le point de se marier – malgré une idylle avec Tony, le cousin d’un Amin que l’on est en droit d’appeler le narrateur. Le film débutait d’ailleurs avec votre alter ego, déjà voyeur et voyant, surprenant ces deux-là en pleine étreinte à travers les treillis d’une jalousie – ce qui n’a assurément rien d’un hasard. S’en suivaient trois heures d’ivresse estivale et de jeu des désirs. Ici, des corps étrangers contaminent l’insouciance et télescopent la fiction. Les vacances sétoises sont perturbées par l’irruption fantasque d’un producteur américain et de sa jeune épouse au sein du restaurant, bouleversant l’équilibre, réclamant alcool et agapes ; étonnant Théorème, charriant promesses et tentations forcément déçues. Amin est ainsi rapidement invité à dîner chez cet étrange couple où on lui promet sans ambages de financer son film. Évidemment trop simple. C’est ainsi un cinéma qui rencontre son envers, une classe sociale qui en percute une autre. Si l’on promet un film à Amin, c’est en vérité afin de promouvoir une actrice – Jessica, compagne du producteur. Si l’on voyage avec Ophélie, objet du désir, c’est pour qu’elle se fasse avorter, alors qu’elle est enceinte de Tony et s’apprête à se marier avec Clément – et l’on rêve de voir ce séjour à deux, avec Amin, film impossible et imaginé à Paris. Le groupe, cœur antique du premier film, n’existe plus sinon au cours d’une déchirante cérémonie des adieux. Nous avons tant rêvé, fantasmé ce Canto due, résignés à l’idée de ne jamais pouvoir le découvrir que nous ne pouvions imaginer sa teneur mortifère. Ce dernier chapitre est un miroir – particulièrement terrible parce que baigné, pour peu de temps encore, dans la lumière. On ne mange plus, on se goinfre. On avorte ou on reste chastes. On charrie les brebis mortes dans une brouette. Et lorsque l’on parvient enfin à danser, on le fait terriblement seul. Une danse qui succède aux adieux ; scène que l’on souhaiterait éternelle et ce dernier regard entre Ophélie et Amin qui demeure, sans doute, le plus déchirant que l’on puisse découvrir au cinéma cette année. Ruptures de ton, désillusions : la vie, la vraie. Canto due est un rappel : à l’érotisme succède le trop-plein, à la jouissance l’inquiétude, les promesses sont faites pour être trahies et les Arabes finissent un jour ou l’autre avec les menottes aux poignets. Avant que l’artiste ne se retrouve à courir seul, tentant toujours d’échapper à quelque chose. Principes essentiels de l’existence universelle pour reprendre le titre de l’étrange scénario d’Amin. Terrible rappel. Ce qui m’a frappé, dans votre film, c’est que ce dernier ne parle pas. Il se contente d’être témoin, d’observer, de photographier. C’est une innocence mise à mal, prise dans le destin après avoir cru pouvoir s’en libérer. Assigné. Canto uno contenait déjà cette idée à laquelle nous n’avons pas voulu croire : l’été est une utopie et cette utopie a une fin. « Passe, oiseau passe, et apprends-moi à passer » d’après l’épigraphe de votre nouveau, et sans doute dernier film. Bouleversant désenchantement. Reste qu’il nous faudrait désormais découvrir Intermezzo, la pulsion, l’élan avant la triste conclusion pour croire, encore un temps, à la possibilité d’une fiction. Comme toujours, vos films sont des rappels à la vie – autre nom pour dire la blessure. La vraie.

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