Mathieu Ciulla est un jeune réalisateur aussi talentueux que prometteur dont les derniers courts-métrages ont été sélectionnés dans plusieurs festivals internationaux. Il a une manière bien à lui de voir l’existence et de faire des films. Ses travaux sont principalement motivés par une remise en question de notre rapport, en tant qu’individus « civilisés », au monde qui nous entoure, souvent au moyen de la science-fiction et de l’humour, et surtout grâce à l’utilisation du documentaire qu’il s’amuse à manipuler à sa guise pour poser des questions et rouvrir des portes qui ont été fermées par la « raison occidentale » dont il se méfie.
Dans ce tout premier entretien, Mathieu Ciulla aborde sa récente collaboration avec Werner Herzog, livre ses influences et ses sources d’inspiration, ainsi que sa vision du cinéma.
Raphaëlle Milone : Mathieu Ciulla, pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de La Règle du jeu ? Âge, profession, couleur des yeux, dessins animés préférés, origine et localité terrestres et célestes ?
Mathieu Ciulla : Mathieu Ciulla, réalisateur, vingt-neuf ans. J’écris mes films. Je suis surtout un « bidouilleur », un touche-à-tout. Yeux verts. Dessin animé préféré : Ghost in the Shell. Je pense que nous venons tous du ciel – donc des origines célestes, oui, évidemment –, nous venons tous d’ailleurs, mais je ne peux pas vous dire d’où, je ne sais pas ! Origine terrestre : Monaco. Mon père est sicilien, j’ai donc aussi des origines siciliennes. J’habite Paris mais je suis souvent à Monaco, et un peu partout. Je reviens de République tchèque et dans deux jours je pars en Argentine, puis au Mexique. Je vis surtout là où mes films et ma curiosité me conduisent.
R. M. : Qu’êtes-vous allé faire en République tchèque ?
M. C. : J’étais à un festival documentaire international qui s’appelle Ji.hlava. J’y ai présenté Do Rocks Deam of Flying? et ils ont reprogrammé mon film pour la compétition officielle.
R. M. : C’est le film que vous avez fait avec Werner Herzog ?
M. C. : Oui, sous le mentorat de Werner Herzog.
R. M. : Werner Herzog est-il votre maître ?
M. C. : Je ne dirais pas qu’il est pour moi un maître, parce que je ne le vois pas comme une figure qui surplombe tout ce que je fais ; mais c’est plutôt un guide. J’aime l’image d’une plage où la mer vient tout le temps rabattre le sable, qui donc efface les traces : Herzog est un peu cette silhouette que je suis sur la plage, dans la brume. Je dirais que c’est davantage un mentor qu’un maître. « Maître », c’est très dogmatique, alors que « mentor » relève plutôt du cœur que de la raison.
J’ai découvert Herzog assez jeune, vers l’âge de vingt ans. Le premier film que j’ai vu de lui, j’ai beaucoup ri ; et j’ai été fasciné par sa manière de retranscrire les choses. C’était un documentaire, et mon goût du documentaire vient de là.
R. M. : Je pense que de nombreux fans de Werner Herzog seraient curieux de savoir à quoi cela ressemble et ce que cela fait d’apprendre l’art du cinéma avec un si grand et si génial artiste. Alors pouvez-vous nous en dire plus ? Par exemple, est-ce qu’il fait peur ?
M. C. : Pour moi, pas du tout. Je sentais que certains des participants du workshop étaient impressionnés, mais moi je n’avais pas cette relation-là avec lui. Il a un humour acéré et disait des choses qui me faisaient rire. Je l’ai surtout trouvé d’une humanité transperçante dans sa manière de regarder les gens, de leur parler. Ce n’est pas quelqu’un qui s’abrite derrière une façade ou un personnage. Il nous appelait « mes petits guérilleros » et nous incitait à suivre notre instinct – à savoir, principalement, le travail de terrain. Je n’ai jamais beaucoup aimé, à l’exception de quelques films, le cinéma trop construit, trop découpé, etc. Mais Herzog a une tout autre manière de faire. Pour lui, le monde, c’est le cinéma ; on vit déjà dans une caméra, dans un capteur. Tout est matière à rêver. Il y a beaucoup de grandeur et de mystère dans les choses simples, si l’on sait les trouver. Werner Herzog en parle en termes de surf, en disant qu’il y a un certain charme à être jeté dans une situation et à devoir se dépatouiller pour y trouver quelque chose. Moi aussi, j’apparente le cinéma à du surf : on est dos à la vague, et puis elle arrive, on la sent venir, et il faut se débrouiller pour la prendre.
R. M. : Alors pas de plan, pas de scénario prédéterminés ?
M. C. : Il y a un plan visuel – j’ai des espèces de visions… Cela, c’est très personnel, et je pense qu’Herzog et les personnes qui sont sensibles à son travail ont ce même type de rapport au rêve. Mais ensuite, il n’y a pas de découpage technique. Cette manière industrialisée de faire du cinéma ne m’intéresse pas. Ce que j’ai en amont, c’est une idée de base, quelques visions, et puis, surtout, la graine que je veux planter dans le cerveau des gens, à travers l’espace que je désire créer avec mon film… Herzog donne énormément de courage à ses élèves pour se lancer et pour essayer de voler – car à un moment donné, il faut le faire. Il pousse à agir sans trop réfléchir et à se débrouiller sur le moment.
R. M. : Vous aviez un rapport d’égalité, d’équité avec lui ?
M. C. : Il a ce rapport-là avec tout le monde. Certes, cela reste Werner Herzog… Il y a donc forcément un rapport de respect – et j’ai énormément de respect pour cet homme –, mais aucune espèce de rapport de force, ni d’autorité excessive.
R. M. : En quoi consistait ce workshop, au juste ?
M. C. : C’est une maison de production et une association barcelonaises qui ont organisé ce workshop qui s’appelle La Selva. Cela a été créé avec Abbas Kiarostami, le grand réalisateur iranien, et poursuivi avec Herzog et la réalisatrice Lucrecia Martel. Je crois que cela change tous les deux ans et que c’est le réalisateur qui choisit le lieu où cela se passe – nous, en l’occurrence, c’était à La Palma, dans les îles Canaries. C’est un workshop pour lequel il faut présenter sa candidature, envoyer une lettre de motivation et son travail. Si l’on est sélectionné, il faut payer un certain montant, et cet argent va intégralement à des fonds destinés à permettre à des immigrés de travailler dans le cinéma, d’apprendre à utiliser une caméra, etc. – ce qui est assez remarquable.
R. M. : Quelles sont les meilleures leçons ou les meilleurs conseils, techniques, philosophiques ou spirituels qu’Herzog vous a transmis ? Que retenez-vous de fondamental ?
M. C. : La question technique est intéressante, parce qu’il y a en général dans le cinéma une complaisance technique, un culte du matériel : « Si je n’ai pas ma Arri, c’est mort ! » « J’ai absolument besoin d’une RED pour faire mon film ! » Personnellement, je n’ai jamais senti cela. Et c’est justement ce qu’Herzog s’amusait à nous expliquer : en matière de technique, il prônait une sorte de déconstruction, en insistant sur le fait qu’aujourd’hui, on peut faire un film avec un iPhone ou une GoPro. D’ailleurs, dans mon film sur les rochers, dont nous allons parler, il y a des plans que j’ai pris à l’iPhone. L’important, ce n’est pas tant la technique utilisée que ce qu’il y a à l’intérieur du cœur.
R. M. : On peut faire un excellent film avec un iPhone 10, ou même un iPhone 8, voire 6 ?
M. C. : Bien sûr. Ce qui compte, c’est que cela vienne de soi, et du bon endroit ; c’est l’honnêteté de la personne qui fait par rapport à ce qu’elle veut faire. C’est donc principalement cela qu’Herzog tenait à déconstruire. Il mettait aussi en garde contre le fait de découper des plans à n’en plus finir et de se placer ainsi dans un rapport industriel au cinéma, comme je l’ai dit. Il faut au contraire essayer de se maintenir du côté plus sauvage de la technique – et à tous les niveaux également. C’est comme si l’on comparait par exemple un tableau de la Renaissance, ou une autre œuvre très académique, à une peinture rupestre faite il y a 40 000 ans sur les parois d’une grotte. Cette dernière est le produit d’un geste spontané, intuitif et instinctif. C’est un rapport de ce type que j’affectionne dans le cinéma, et même ailleurs – avant, je faisais de la musique [Mathieu Ciula faisait partie du collectif Risky Business qui, entre 2015 et 2021, a collaboré avec des artistes comme Lala &ce, Laylow, Zuukou Mayzie – ndlr], et c’était déjà ainsi que je travaillais ; je n’ai jamais pris un cours de musique. La technique, c’est juste de suivre son instinct et d’agir dans l’instant.
R. M. : Cela n’a l’air de rien, alors que c’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à faire.
M. C. : Exactement. Car il est très facile de se trouver des excuses et de ne pas faire les choses.
R. M. : Ou bien de se contenter d’imiter les autres, de faire de pâles ou de mauvaises copies.
Donc la grande leçon d’Herzog, c’est qu’il faut que cela ne ressemble qu’à vous, avec vos moyens à vous ; vous le saviez déjà un peu, non ?
M. C. : Oui. À l’époque où je faisais des instrumentations pour des artistes plus ou moins connus en France, c’était en effet déjà mon rapport à la chose, sans vraiment le savoir. J’ai pu mettre le doigt dessus en découvrant Herzog, sa manière de travailler, ainsi que d’autres réalisateurs que j’aime bien et qui, à mon sens, fonctionnent de cette manière-là, dans la spontanéité. Herzog emploie une image – que je trouve un peu délicate à utiliser de nos jours – : il aime parler des « soldats » du cinéma. Ce que moi j’en retiens, c’est l’idée d’une certaine discipline dans la façon d’observer ce qui se passe autour de soi et de décrire les choses, une discipline de la pensée. Et puis surtout, il est important de lire – et j’ai toujours beaucoup lu, depuis que je suis petit. On ne peut pas faire de films si l’on ne lit pas. « Read, read, read ! », disait Herzog.
[Il sort de sa poche un petit carnet Moleskine, très élimé.] Quelles phrases pourrais-je vous rapporter ?… En voici une que j’aime bien, qui me fait rire : « Everybody has to listen, and then you have the right flow. » Ou bien : « We call it surfing in chaos. When you can surf in chaos, then you’re allowed to do something much more greater. » Herzog, ce ne sont que des petites phrases comme celles-ci. Ce qui est intéressant aussi, chez lui, c’est ce côté un peu « sketchy », qui n’a pas l’air maîtrisé – alors qu’en fait il l’est. Parce que mine rien, on est quand même là pour travailler, ce n’est pas du tourisme…
R. M. : Dans votre film sur les sourciers – dont nous parlerons –, à un moment donné, vous suivez votre camarade qui trouve une grotte et y entre. Et lorsque vous commencez à y entrer à votre tour, vous vous baissez, vous vous enfoncez dans l’obscurité, et là vous vous écriez : « Ouh là là ! Attends, il faut que je change mon objectif. » Vous vous laissez aller jusqu’au point où vous savez qu’il faut changer l’objectif.
M. C. : En effet, au montage, nous avons décidé de garder ce moment presque accidentel, alors que dans un film normal, vous n’auriez pas ce moment-là – ni non plus mon ami qui me prend en photo pendant que je filme… C’est une manière de construire des films qui est profondément ancrée dans cette conception brute. Comme chez Herzog, il n’y a pas de fioritures, pas de coquetterie – même si, bien sûr, il y a une certaine stylisation de l’hyperréalisme. Nous sommes dans le naturel presque animal.
Ce qu’expliquait Herzog, c’est qu’il s’agit de donner le bon contexte aux spectateurs pour pouvoir ensuite les embarquer dans notre rêve – c’est moi qui ajoute le rêve ; lui, il parle beaucoup de contexte. Le rêve dépasse largement le cinéma. Pour moi, faire du cinéma – et je l’ai encore vécu il n’y a pas très longtemps en République tchèque –, c’est quelque chose qui dépasse de loin le simple fait de faire un film. C’est une aventure profondément humaine, qui nécessite une certaine force mais aussi d’avoir une certaine perméabilité au monde et aux personnes qui l’habitent. Pour moi, faire un film, c’est comme se serrer la main, se regarder dans les yeux, sentir. C’est une approche qui est transpercée par les événements. Et il faut se débrouiller pour en sortir quelque chose.
Je ne veux pas réduire la pensée de Herzog à cela seulement, parce qu’il a un énorme bagage de pensée, une immense exigence d’observation, et il remet le monde en question. C’est quelqu’un qui a fait des études d’anthropologie et porte un regard sur l’humain, avec une curiosité quasi scientifique pour l’humanité – et aussi une désillusion que je partage.
R. M. : Est-il pessimiste ?
M. C. : Je ne pense pas qu’il soit pessimiste. Je pense qu’’il est simplement, profondément et absolument lucide ; il voit. Et cela se ressent dans ses livres – parce que ce n’est pas seulement un réalisateur, mais aussi un écrivain, et j’aime beaucoup certains de ses livres. Par exemple, lorsque sa mentore et amie, Lotte Eisner, était sur son lit de mort, il lui écrit pour lui dire : « Je vous interdis de mourir, et pour cela, je viens vous rejoindre en marchant à pied jusqu’à Paris » – et il a marché, seul, de Munich à Paris, avec très peu d’affaires, et il a écrit un livre. De même, lorsqu’il fait des films, il n’a pas besoin de beaucoup de choses ; il a une paire de chaussures qu’il rafistole au fur et à mesure, etc. Et jour par jour, il écrit son regard sur le monde – et certains de ces écrits sont complètement hallucinés et hallucinants, d’une lucidité et d’une profondeur stupéfiantes.
En ce qui me concerne, je pars souvent dormir dehors, seul, sans tente, pour me remettre dans le monde et retourner à un rapport plus dur à la réalité – c’est essentiel pour moi. Nous évoluons dans une réalité sur laquelle on a bâti plein de choses, qui est la réalité de la terre, du sol, de la terre terreuse, du « soil », comme on dit en anglais. Sur cette terre, on a créé une réalité en béton ; et nous sommes complètement coupés de la base à partir de laquelle on a inventé le monde, la civilisation. Nous avons un rapport au confort qui engendre une espèce d’agueusie… Nous avons perdu en sensation, en intuition, nous sommes comme émoussés.
R. M. : Les fils intuitifs ou les câbles de l’intuition ont été coupés.
M. C. : Exactement. Le système éducatif y est pour quelque chose – c’est en tout cas ainsi que je l’ai vécu. Quand j’étais très jeune, mon rapport à l’école était destructeur. On me racontait des salades. Je me rappelle qu’un jour, j’ai dit à ma mère : « Je ne comprends pas pourquoi il faut passer le bac, acheter une voiture, se marier avec une femme et fonder une famille. Je ne comprends pas pourquoi il faut faire tout cela, pourquoi c’est une nécessité. »
R. M. : C’est un monde terriblement normatif, qui vous impose d’emblée un format pour votre existence ; et si vous vous en éloignez, vous êtes obligatoirement fou, marginal, bizarre.
M. C. : Disons que j’aime le bizarre – c’est aussi une question de sensibilité. Pour refaire encore un saut vers Herzog, être « bizarre » relève surtout d’une importante perméabilité au monde, et cela demande en effet une grande sensibilité. La sensibilité, dans le monde dit « civilisé » d’aujourd’hui, on a l’impression que c’est avant tout une faiblesse, alors que je vois cela plutôt comme une énorme force, un superpouvoir qui nous vient d’un temps très ancien, quand on était encore dans le monde, ce qui n’est presque plus le cas.
R. M. : C’est exactement ce que j’ai ressenti et compris en voyant vos films. Vous y proposez toujours, en filigrane, une sorte de définition de ce qu’est un homme libre : si j’en crois ce que vous me dites de votre expérience, de votre sensibilité et de celle de votre mentor, la liberté procéderait d’un rapport intense, intact, puissant, à ses intuitions, à sa pensée critique, à ses désirs, ses sensations et ses instincts. Être libre, c’est ne pas se laisser dicter ce que l’on pense, ce que l’on ressent, comment on vit sa vie ; c’est faire des choses qui ont l’air folles mais qui procèdent seulement d’un désir intègre et entier, c’est être capable d’identifier ce désir, et de le mettre en acte et en forme de manière complètement non référencée. Il est vrai que nous sommes, en grande majorité, tellement lobotomisés, formatés, normés, qu’être et désirer entièrement, et agir en conséquence, cela semble très difficile – la liberté, c’est difficile, c’est une lapalissade, et nombreux sont les écrivains et les penseurs qui l’ont dit. En règle générale, les gens préfèrent le confort d’une vie formatée, c’est-à-dire inventée de toutes pièces par le pouvoir politique au sens radical du terme, plutôt que de chercher, quitte à se perdre ou à échouer, et de devoir se débrouiller tout seul avec sa propre singularité – ce que préconise Werner Herzog.
M. C. : Je ne me permettrai pas de parler en son nom ; mais il y a une image que j’ai écrite, filmée, et que j’aime bien : c’est l’image des eaux. C’est comme si nos esprits étaient faits d’eau : dans la nature, dans le monde, lorsque l’eau coule, elle reste claire. Le mouvement lui apporte la clarté, la limpidité. C’est quand elle perd son mouvement, quand elle stagne, que cela commence à sentir mauvais, et aussi à être mauvais pour la santé ; puis, ultimement, après avoir stagné, l’eau s’évapore. Je pense que l’esprit se comporte exactement comme l’eau : sans mouvement naturel, sans une révolution perpétuelle, l’eau et l’esprit s’assèchent. J’aime vivre ma vie dans une perpétuelle révolution. Je pense que c’est cela la vie, la liberté : un constant mouvement des pensées tendues entre inertie et perpétuelle remise en question. Et ce mouvement est motivé par la curiosité – parce qu’on a l’impression qu’on maîtrise le monde, mais en fait on n’en connait pas grand-chose… Mes films ne parlent que de cela : nous croyons religieusement que nous maîtrisons tout, que tout est posé et acquis, mais en fait nous sommes très loin de cela, voire à l’opposé. Une autre phrase de Herzog que j’aime aussi beaucoup cristallise mon rapport à l’art : « Images of nature strikes us as beautiful because it is not an oasis, but it is the abyss itself. »
R. M. : Cela figure dans le texte de présentation de votre travail sur votre site internet (https://infraquark.cargo.site). Vous dites que vous essayez de rappeler cette vérité simple : que notre rapport au monde est avant tout énigmatique.
M. C. : Nous sommes tellement habitués à croire que nous savons tout. C’est encore un autre problème posé par l’éducation : elle nous apporte des réponses alors qu’il faudrait seulement apporter sans cesse des questions.
R. M. : Vous soulevez de grands sujets au moment peut-être le plus vertigineux de l’histoire, parce que les hommes n’ont jamais été aussi faibles – je parle de notre monde occidental, je ne me permettrai pas de juger les autres, je ne les connais pas. Nous sommes comme des zombies ou des spectres, nous manquons de souffle, d’énergie, nous sommes passifs, pas assez créatifs, pas assez forts, nous sommes vieux, épuisés par de trop nombreuses années de vase existentielle, et peut-être politique et historique… C’est en tout cas mon sentiment.
M. C. : Lorsque nous sommes arrivés à La Palma, nous nous sommes réunis pour prendre un verre et faire les présentations. Werner Herzog s’est alors planté devant moi, je me suis présenté, et là, de but en blanc, la première chose qu’il m’a dite, c’est : « You have to live elsewhere. » (Il avait lu ma lettre de motivation.) Vous voyez la sensibilité de cette personne qui, en lisant quelques lignes, a compris ? Je pense qu’il a raison, qu’il faut que j’aille dans l’ailleurs.
Vous avez parlé de vérité. Werner Herzog a rédigé un petit manifeste qui s’appelle la « Déclaration du Minnesota » (« Minnesota Declaration ») et dans lequel il explique qu’il faut aller au-delà des faits – il a une aversion pour le reportage. Il dit qu’il faut tendre vers une cristallisation, à la recherche d’une vérité qu’il appelle « ecstatic truth ». C’est une vérité qui se retrouve dans la poésie. Lorsqu’on lit Blake, ou des penseurs comme Bachelard, par exemple, on retrouve cette vérité-là, qui n’est pas une vérité factuelle mais qui est plutôt de l’ordre du sentiment, du ressenti. C’est ce principe de vérité du sentiment, ou de vérité poétique, qui me guide dans mes films.
Herzog parle beaucoup de « guérilla ». Moi j’aurais plus tendance à dire « piratage ». Il nous a donné des cours de crochetage, de « lock-picking », parce qu’il y a parfois des serrures qu’il faut forcer pour pouvoir passer. C’est une des choses étonnantes qu’il nous a transmises. Il insistait sur le fait qu’il est indispensable d’avoir cette âme de pirate quand on est un réalisateur – par exemple, de faire des fausses autorisations. « It requires a bit of criminal energy », disait-il. Il ne faut pas attendre sagement assis que les pommes tombent de l’arbre toutes seules. Cela fait partie du rapport à la technique, au matériel, dont j’ai parlé. Il faut être un pirate. Moi, j’ai toujours eu cela en moi, depuis tout petit : j’avais un vrai problème avec l’autorité et j’ai toujours cherché à contourner les règles. Cela aussi, c’est important, cela fait partie de la vérité extatique : on peut changer les chiffres, changer les faits… Il faut mettre un « input », sans quoi cela n’a pas d’intérêt ; il faut venir styliser le réel. Notre métier, ce n’est pas d’être une mouche sur le mur. Nous sommes là, nous travaillons, nous pétrissons la pâte. Par exemple, il m’est souvent arrivé, dans mes films, de demander à quelqu’un de dire quelque chose, ou de poser certaines questions pour essayer de l’amener autre part. C’est quelque chose que fait aussi Herzog et que d’autres ont fait avant lui : aller chercher chez quelqu’un son paysage intérieur, ne pas rester sur la façade mais essayer d’entrer en lui et de savoir ce qu’il y a à l’intérieur – parce que nous avons tous des paysages intérieurs. D’ailleurs, peut-être y a-t-il une analogie entre le crochetage et le fait de pouvoir accéder au paysage intérieur de quelqu’un.
R. M. : Je comprends mieux, à présent, le pourquoi de votre démarche, et cette manière si étrange, si belle et poétique, que vous avez d’entremêler documentaire et science-fiction.
M. C. : Il faut que vous sachiez que je ne me considère pas du tout comme un artiste. J’ai un rapport plutôt artisanal à mon travail. Certes, dans « artisanal », il y a le mot « art », mais c’est quelque chose de plus physique, et loin des concepts et des discours. J’aime m’amuser à manipuler certaines choses dans mes films qui sont présentés comme des documentaires mais que je fais dériver dans le monde de l’imaginaire.
Je crois que nous sommes devenus des espèces d’étrangers ou d’extraterrestres à notre propre planète ; nous sommes déracinés de la réalité primordiale. Mon travail est d’introduire des éléments qui relèvent de la science-fiction, parce que je pense que nous sommes déjà dans la science-fiction au quotidien, et de manipuler ces éléments-là pour qu’il en ressorte une réalité un peu plus poétique. La forme documentaire est elle aussi un choix conscient, car lorsqu’on regarde un documentaire, on s’attend à voir la réalité. Quand les gens me demandent ce que je fais, je réponds simplement que je fais des documentaires de science-fiction. En résumé : j’essaie de faire des documentaires qui permettent de rêver, qui ouvrent des espaces possibles aux rêves, en travaillant à partir du réel tout en rouvrant des portes qui ont été fermées. Par exemple, à La Palma, pour le film sur les rochers, j’avais un cadre dans ma tête mais j’ai laissé la réalité jouer son rôle, le hasard ou la sérendipité travailler avec le film et entrer dans le cadre que je m’étais fixé.
R. M. : Quels sont les films qui vous ont marqué à vie ?
M. C. : Pour commencer en restant fidèle à Herzog, il y a Encounters at the end of the world – un film qu’il a réalisé lorsqu’une fondation l’a invité à partir en Antarctique – et tous ses documentaires : Fitzcarraldo,Aguirre… et surtout L’énigme de Kaspar Hauser – je pense que c’est mon préféré en termes de fiction. Ce sont ses documentaires qui m’ont le plus inspiré, irrigué. Ensuite, depuis l’enfance, je suis très imprégné par la science-fiction ; et quand, tout jeune, j’ai vu Blade Runner de Ridley Scott, cela a été un vrai choc. Je pourrais vous citer tant de films qui m’ont marqué… Par exemple, un film qui n’est pas connu : My European Dream, de Sorgoi Prakov. C’est un film d’étudiant, sur quelqu’un qui vient faire un reportage sur l’Europe. Il voyage dans toute l’Europe, il arrive à Paris et y perd sa carte de crédit. Ensuite, c’est une espèce de descente aux enfers, une déshumanisation et une réanimalisation de ce pauvre homme. Il a tout perdu et se retrouve pris dans une espèce de tourbillon d’événements, et il s’abandonne progressivement à sa part d’ombre. C’est tourné comme un reportage, un peu comme dans C’est arrivé près de chez vous, caméra à la main. Lorsque j’ai vu ce film la première fois, je n’avais aucun contexte, et c’est la première fois que je terminais un film en ayant la nausée. C’était une expérience viscérale, je me demandais : « Mais à quel moment cela va-t-il s’arrêter ?! » C’est un film très dur mais un excellent film, et qui m’a énormément marqué.
Aujourd’hui, une espèce de boulimie s’est créée autour du cinéma : les gens se gavent de films. Moi, lorsque je vois un film qui me marque, ou que je lis un livre qui me marque, c’est un peu comme si j’étais amoureux d’une femme : j’ai besoin de temps avant de pouvoir m’abandonner à quelque chose de nouveau ; j’ai une certaine fidélité. Ce n’est pas un régime mais c’est de l’anti-boulimie, et j’ai ce rapport-là aux films, aux livres et à la musique.
Un livre qui m’a touché et inspiré pour Les sourciers, c’est L’eau et les rêves de Bachelard – Bachelard est quelqu’un par chez qui je passe en général avant de faire un film. Sinon, à l’âge de huit ans, ma mère m’a mis l’intégralité de Tolkien dans les mains, donc j’ai lu Le Seigneur des anneaux et c’est un livre qui m’a formé en tant que petit garçon – et je vis toujours pour le petit garçon que j’étais. Plus récemment, j’ai lu et adoré L’étrange histoire de Peter Schlemihl (ou l’homme qui a vendu son ombre) d’Adelbert von Chamisso – complètement fou ! Adelbert von Chamisso était un romantique, il a écrit – en une semaine, dit-on – une chanson pour les enfants d’un ami, et c’est devenu L’étrange histoire de Peter Schlemihl, qui est l’histoire d’un homme fauché qui, un jour, se retrouve dans une soirée mondaine où il rencontre quelqu’un qui porte un costume gris et qui a une bourse magique inépuisable. Celui-ci le flatte en lui disant : « Je suis frappé par la manière, la délicatesse et la dignité avec laquelle tu portes ton ombre, alors je te propose ma bourse de Fortunatus, ma bourse inépuisable, en échange de ton ombre. » L’homme accepte, parce qu’il a été toute sa vie sans le sou – et le livre parle donc de cet homme qui vit sans ombre dans le monde. C’est un petit livre, une centaine de pages, mais c’est excellent.
R. M. : Et vous, si le diable vous proposait un deal, l’accepteriez-vous ou est-ce que vous garderiez votre ombre ?
M. C. : Cela dépend : que me proposerait-il en échange ?
R. M. : La fortune, la gloire.
M. C. : Non, je garde mon ombre, quitte à être un peu moins exposé. Comme je vous l’ai dit, je suis un pirate, alors de toute façon je me débrouillerai toujours pour être exposé – ou bien je ferai un pacte, mais avec un petit lutin.
R. M. : Y a-t-il d’autres œuvres, peut-être plastiques ou musicales, qui nourrissent votre univers ?
M. C. : Pas forcément des œuvres, mais plutôt des visions, des formes venues de la vie quotidienne. Cela peut être par exemple le contour d’une tache d’urine sur le sol. Sinon, comme de nombreuses personnes, je suis très touché par le romantisme noir en peinture et en littérature – cela me parle –, ainsi que par certains peintres hyperréalistes, quand les peintures ressemblent à des images de synthèse.
La musique est pour moi un long voyage… Mon père a un immense mur rempli de CD et, depuis que je suis tout petit, c’est lui qui a forgé ma curiosité musicale, parce qu’il écoutait absolument de tout. C’est ce qui m’a poussé, adolescent, à faire de la musique : je me mettais devant le mur, je sortais une brique et, sans avoir une notion de solfège, j’allais « sampler » cela sur Ableton, un logiciel de mixage. Il s’agissait juste d’appuyer sur des boutons et de recréer des atmosphères, des sensations. La vraie musique du cœur, je dirais que c’est Linkin Park, Slipknot… Quand j’étais enfant, c’était ce que j’adorais. On ne dit pas assez à quel point le metal est riche et orchestral. Parmi les contemporains, j’aime beaucoup Oklou, Malibu, et aussi Yung Lean qui m’a marqué par sa curiosité, son ouverture au monde – il appartient à ce cercle des rêveurs.
Je ne veux pas oublier de mentionner l’art pariétal, très important pour moi, pour la spontanéité, la justesse et l’honnêteté du geste qui tente de reproduire inexactement, mais au plus juste, un peu comme les dessins d’enfants. D’ailleurs, il y a aussi dans les dessins d’enfants quelque chose qui me fascine profondément : un anti-académisme, au sens radical, et une spontanéité des lignes.

R. M. : Dans ce qui vous touche, on retrouve toujours ce rapport brut, intense et fasciné, presque enchanté, à l’expérience, dont je comprends qu’il est central à la fois dans vos films, votre esthétique et votre manière de vivre – comme lorsque vous partez sans rien ou presque dans la montagne.
M. C. : Oui. Lorsque je pars ainsi, mon intention est de quitter le bruit et d’essayer de me mettre dans une situation où je sais que, pour survivre, je dois redevenir un animal. Le but n’est pas d’être perpétuellement en danger de mort, mais de me maintenir dans une certaine intégrité physique et de m’obliger à être vraiment là, dans le moment présent, ne serait-ce que pour ne pas me tordre la cheville. Ne serait-ce que pour éviter de se perdre en montagne. Lorsqu’on est seul, on est obligé d’être concentré sur le moment. Cela me permet aussi de gérer les moments de doutes, les moments où je me bats avec moi-même, et de me retrouver, physiquement. En allant là-bas et en étant dans ce rapport dur au monde, j’évacue un peu les doutes, les bruits, les mauvais affects. C’est cela, pour moi, la réalité principale qui me tient tant à cœur. Là, on est très différent de l’homme que l’on est dans les villes, où l’on est prédateur, où l’on domine toute chose. Lorsque vous vous retrouvez au milieu de nulle part, ce n’est plus le même rapport de forces, vous vous rendez compte que vous n’êtes pas chez vous – comme je vous le disais, on se sent comme une espèce d’étranger ou d’extraterrestre à sa propre planète. En outre, il y a une expérience physique que j’aime beaucoup dans le simple fait de marcher très longtemps ; parfois, je ne dors pas dehors, mais je vais seulement marcher, longtemps et sans but. Cela me vient de Heidegger ; il parle de la nécessité pour l’homme de partir marcher dans la nature sans se fixer un but. Il y a aussi un rapport à la serendipité, parce que même si l’on n’a pas de but, on a toujours des pensées derrière soi, et l’on fait beaucoup de rencontres : une rencontre avec un rocher, une rencontre avec un arbre, une rencontre avec un renard ou des loups… Contrairement à Jeff Bezos et Bill Gates qui partent sans rien dans le désert du Nevada pour augmenter leur intuition, moi je fais cela pour m’endurcir, car la ville nous rend mous.
R. M. : Mais vous n’avez pas peur de dormir seul dans la montagne, sans même une tente ?!
M. C. : Bien sûr que c’est terrifiant ! Quand je dis que je dors – en fait, je suis en veille. Je dors vingt minutes, je me réveille, je regarde autour de moi, je me rendors un peu – ou non. Cela fait peur, et c’est précisément pour cela que je le fais. C’est également pour retrouver une vraie sérénité dans la façon d’appréhender les émotions et les personnes dans la vie de tous les jours – mais cela a tout à voir avec le cœur. J’ai retrouvé cela dans les écrits du soufisme : les mystiques soufis parlent du « cœur serein ». Les mystiques soufis, chrétiens aussi, partaient seuls en montagne, dans ce souci d’apaisement du cœur et d’être dans le monde. J’ai besoin de faire cela, je le sais quand j’en reviens.
Par exemple, la dernière fois que je suis parti en montagne, il y avait des panneaux qui avertissaient de ne pas traverser les troupeaux de moutons. Mais à un moment donné, j’ai vu quelque chose qui m’intéressait, je me suis mis à filmer, et tout à coup j’ai entendu des cloches : les moutons arrivaient. Je me suis dit que c’était parfait, sérendipien par excellence, méga-chic, que c’était le troupeau qui me traversait plutôt que l’inverse – et là, le patou est arrivé – les patous, ce sont ces gros chiens qui gardent les moutons, dorment avec eux et les protègent des loups – et il m’a foncé dessus. J’ai eu forcément un peu peur, mais très vite cela s’est apaisé et, instinctivement, je suis resté comme un rocher ; je ne me suis pas mis dos à lui, je n’ai pas cherché à fuir et je ne l’ai pas regardé dans les yeux mais juste au-dessus. Il s’est mis à aboyer, puis il a refait une charge et il s’est arrêté juste devant moi. Ensuite, il est parti, il a dû penser que je faisais partie du paysage, et il a laissé son troupeau couler autour de moi. C’est en partie pour cela, pour me terraformer, que je retourne systématiquement vers ce type d’expérience.
R. M. : Que veut dire « terraformer » ?
M. C. : « Terraformer » appartient au vocabulaire de science-fiction. C’est quand on va sur une autre planète et qu’on essaie de la transformer en la planète Terre, par exemple, en introduisant des plantes, du vivant, ou en essayant de recréer une autre atmosphère. Je trouve que c’est un concept intéressant de nos jours. Je pense que ce sont aux humains de se terraformer – c’est ce que j’aborde dans Protocol 3500. On a tenté de mettre la nature dans nos villes, on a tenté de l’apprivoiser, de mettre un peu de nature par-ci, par-là, mais je pense qu’il faut également faire l’inverse, et qu’une grande partie de l’humanité en a besoin. Prenez par exemple ces grandes mégapoles chinoises : on voit bien que la raison fait son œuvre de progrès, de civilisation, mais je pense que l’humanité a aussi et tout autant besoin de se terraformer, de renouer avec sa part sauvage.
R. M. : C’est ce que la voix off dit dans Protocol 3500, un court métrage qui date de 2022 et qui parle du « modern nomadic lifestyle » au sens ultraradical. Les protagonistes mêlent nomadisme et « corporate activities », c’est à dire qu’ils font du télétravail et du survivalisme en même temps. Dans ce court métrage, qui est sur votre site internet, la fille dit exactement ce que vous venez d’expliquer : « We have tried to install nature in agglomerations, but have we ever tried to reintegrate humanity back to the natural world ? » D’où vous vient ce genre de questionnement ?
M. C. : De l’enfance. Une partie de ma famille, du côté de ma mère, est très mondaine : Monaco, « bonne société ». Et du côté de mon père, c’est plutôt paysan dur, rapport à une terre dure, rapport à une vie dure. J’ai beaucoup séjourné chez mes grands-parents en Italie, chez mon grand-père paysan, devenu par la suite jardinier, et nous passions beaucoup de temps en montagne, il me faisait marcher. C’est de là que me vient cet attachement aux grands espaces naturels. Si je n’ai que la part urbaine, si je reste trop longtemps dans la part mondaine, il me manque quelque chose. Cela n’empêche pas qu’en revanche, j’adorerais aller dans des villes comme Shanghaï – je suppose que cela vient de la science-fiction. Donc hyper-ville et hyper-nature – les deux. Mais là où je me sens très mal à l’aise, c’est dans les mondanités : cela m’ennuie profondément. Je me sentais aussi très mal à l’école, cela a été une vraie frustration ; je ne comprenais pas cet environnement, et mon besoin d’évasion vient également de là – c’est pourquoi, très jeune, j’ai lu tellement de livres, et surtout de la fantasy…
J’ai toujours eu en moi ce réflexe de remettre en question le fonctionnement d’à peu près tout. Je me souviens que lorsque j’avais 13 ou 14 ans, on nous avait montré quelque chose, sur Arte, qui parlait de l’obsolescence programmée. Cela m’avait beaucoup choqué, et donné le sentiment que ce qu’on me présentait comme le monde normal et rationnel était juste un désir hallucinant. Plus tard, j’ai découvert Blake, qui remet en question le monde moderne, inverse les pôles du ciel et de l’enfer, de la science et de l’imagination, de la raison et de l’instinct.
R. M. : Je suis curieuse de connaître la genèse de Protocol 3500…
M. C. : Lucas Masini, qui est directeur artistique et graphiste, avait créé avec un ami à lui, à partir de formes qu’ils avaient trouvées sur Google Maps, de nombreux objets qui connectaient des objets de l’open space avec des objets de l’open air – par exemple celui-ci [il montre un objet indescriptible accroché à son porte-clés] : c’est un décapsuleur et un ouvre-boîte, mais qui a aussi une autre utilité au bureau, je ne me rappelle plus laquelle. Ils m’ont demandé de faire un film à partir de ces objets. Cela m’a inspiré, alors j’ai écrit une véritable histoire sur une sorte de fondation qui enverrait des personnes continuer leurs métiers de citadins en pleine nature.
R. M. : J’ai oublié de mentionner que cette histoire de survivalistes teleworkers se déroule en pleine pandémie.
M. C. : Oui, je me suis servi du contexte de la pandémie, puisque cela se passait à ce moment-là. J’ai depuis longtemps – et cela vient de Tolkien – l’idée d’écrire un livre où le monde serait revenu à l’état tribal, mais où les tribus qui composeraient ce monde auraient gardé certains éléments du progrès. Ce film vient de cette fantaisie-là, de l’idée d’une tribu à la fois primitive et technologique – et peut-être ai-je également été un peu influencé par Dune.
R. M. : Dans le film, il est énoncé : « Nous avons pris au sens radical la notion de “digital nomad”. » Je trouve que ce détournement du sens initial est brillant. Guy Debord aurait été très fier de vous !
M. C. : Ce que je tiens aussi à dire, c’est qu’il y a maintenant un phénomène de « Disneyisation » de la nature, à travers des documentaires, des films très accessibles, où la nature a l’air d’un monde édénique – alors que ce n’est pas du tout le cas. Comme le dit Herzog, la nature, c’est l’abysse, c’est un milieu profondément hostile et qui n’a absolument rien à faire de nos petites personnes, qui n’a aucun état d’âme pour les petites trivialités humaines. Replacer ce contexte et cette vérité à leur place est très important dans ma vision et dans mes films.
La voix off du film nous dit que nous avons tellement été déshabitués de la nature qu’un paysage de montagne, un désert, une plaine intacte, nous paraissent exotiques, bizarres, hallucinants, surréels. On comprend que l’on a tout inversé, on prend la mesure du délire dans lequel on vit constamment, et l’on voit à quel point le progrès et la civilisation nous ont déracinés de quelque chose qui a toujours été là (d’après ce que l’on sait, la planète s’est formée il y a 4.6 ou 4.8 milliards d’années) et qui est hostile. On l’a complètement oublié.
R. M. : Je me prends tout à coup à penser aux civilisations antédiluviennes, aux atlantes ou aux lémuriens… D’après mes lectures, ils avaient un tout autre rapport que le nôtre à la nature, beaucoup moins analytique et scientifique. Ils étaient beaucoup plus grands, beaucoup plus intelligents, et beaucoup plus intuitifs ; ils interagissaient avec les éléments, les plantes, les minéraux, l’espace… Je pense également aux druides, et aux chamans qui disent que les plantes et les animaux leur communiquent des connaissances… Peut-être êtes-vous un peu atlante, druide et chaman ?
M. C. : C’est peut-être mon côté sicilien… Je ne connais ni les atlantes ni les lémuriens, mais cela éveille ma curiosité… Ce n’est pas que je sois dubitatif – d’ailleurs je sais que j’aurai l’occasion de rencontrer des chamans dans mes futurs projets –, mais ce que j’essaie de faire dans mes films, c’est justement d’entretenir un dialogue avec la raison pure, voire scientifique, sans passer par un référentiel inaccessible. Je crois fortement qu’il y a une cloison hermétique entre les espèces, par exemple entre nous et un chat ou un chien ; on ne sait pas comment ils perçoivent, et c’est cette part incommunicable que je trouve intéressante dans notre rapport au monde. Mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas ce que pense une autre forme de vivant qu’il faut la considérer comme inerte ; c’est d’ailleurs tout le sujet de mon film sur les rochers. Il faut laisser les portes ouvertes. Mon travail ne fait que cela : rêver d’un monde – quand je dis monde, je parle aussi de l’univers, cela rentre dans ma conception du « monde » – à partir de l’immensité de ce qui nous entoure, et aussi avec la technologie. La question est donc d’être ouvert et d’apprendre.
R. M. : C’est ce qu’avec Jordan Reclus vous explorez dans Les sourciers. Ce film de 37 minutes, réalisé en 2019, est votre premier, je crois. C’est un film génial. Au début, le texte de présentation dit la chose suivante : « Deux réalisateurs parcourent le sud de la France à la recherche d’une veine d’eau introuvable, avec l’aide d’ingénieurs des eaux et de sourciers bien connus de la région. Les eaux ne semblent pas toujours couler dans le bon sens. » Ensuite, il y a une citation de Gaston Bachelard tirée de L’eau et les rêves. Il me semble qu’on retrouve dans ce film le souci de faire se rencontrer des savoirs ancestraux mais partiellement oubliés ; et comme il ne faut pas se bercer de l’illusion que l’on pourrait les reconstituer à l’identique, pour pallier ce manque, vous suggérez de mettre les nouvelles technologies à disposition. Est-ce que j’ai bien compris ? Pouvez-vous m’expliquer ce film ?
M. C. : Ce n’est pas pour pallier un manque, non. Il s’agit en effet de revenir à d’anciennes pratiques presque oubliées et que l’on peine à expliquer. Ce qui nous intéressait dans la sorcellerie, c’est que cela se situe à l’exacte frontière entre le mysticisme pur et la science, en équilibre là-dessus. Alors nous avons fait une espèce de casting de sourciers ; nous en avons rencontré plusieurs. C’est l’un d’eux, Bruno Capus, qui a immédiatement retenu mon attention. Il joue donc son propre rôle dans le film : celui d’un sourcier et d’un informaticien – il a également fait des études de géologie. Il a donc un background scientifique, raisonné, dur, et aussi ce rapport au monde purement instinctif – parce que la sorcellerie, c’est cela. Et pendant toute une partie du film, il essaie de nous initier, de nous entraîner pour que l’on puisse suivre notre veine d’eau dans laquelle les eaux coulent à l’envers – car c’était l’idée de départ du film. Et dans le film, il me dit que cela ne va pas marcher, parce que nous sommes deux gamins qui avons grandi à Monaco et que notre sensibilité est trop grossière pour que cela se passe…
R. M. : Non ! Il vous dit que vous pouvez tout à fait le faire, que vous avez toutes les clés, tous les secrets pour y arriver – et c’est vous qui dites : « Non, nous n’en sommes pas capables. »
M. C. : Exactement.
R. M. : Et vous ajoutez : « Il était trop gentil pour nous dire que nous n’en sommes pas capables, mais nous, nous savons que nous n’en sommes pas capables » – moi, lorsque j’ai vu cela, je me suis dit qu’il ne serait pas du tout d’accord…
M. C. : C’est là que la fiction prend le dessus. Je lui ai demandé de nous dire que nous ne pouvions pas le faire – mais je savais qu’il ne voudrait pas ! Parce que nous en sommes sûrement capables… Mais à ce moment-là, le documentaire bascule dans la science-fiction et j’avais besoin qu’on nous disqualifie.
R. M. : Ah, je vois. Dans Do Rocks Dream of Flying? aussi, on retrouve cette même confusion magnifique et géniale qui caractérise vos films : on se sait plus ce qui est vraiment du documentaire ou vraiment de la fiction, et c’est formidable d’être à ce point perdu.
M. C. : Dans ce film, nous sommes allés loin, nous avons construit des armures. Nous avons fait en sorte que ce soit crédible mais nous avons quand même des épaulettes de sourciers totalement loufoques – tout cela pour marcher quatre jours dans la nature ! C’est un basculement stylisé dans la science-fiction.
R. M. : À un certain moment du film, on voit bien cette conjonction entre coutumes ancestrales et technologie moderne : lorsque Bruno Capus, à l’aide de son pendule, arrive à vous indiquer les sources à partir d’un plan sur un écran d’iPad.
M. C. : Il trouve aussi de l’eau sur un iPad – nous lui avons demandé d’utiliser son pendule sur l’Ipad. On savait qu’il y avait une source d’eau douce qui sortait dans la mer. Cela se trouve vers Roquebrune-Cap-Martin. C’est ce qu’on cherche dès le début du film : cela s’appelle un griffon – ce qui n’a rien à voir avec la créature mythique. Un griffon, c’est une source d’eau douce qui jaillit dans l’eau de mer.
R. M. : C’est l’espèce d’œil que l’on voit à un moment donné ? C’est tellement beau, et tellement symétrique, que j’ai cru que c’était un montage !…
M. C. : Non, c’est vrai. C’est un œil d’eau douce qui sort dans l’eau de mer. Il n’y a quasiment pas d’effets spéciaux dans mes films.
R. M. : Je tiens à souligner qu’à côté des séquences très « gonzo », dans vos films, il y a aussi des plans très léchés, très beaux, et qui durent, des grands moments de contemplation, d’une grande netteté, une grande qualité d’image, au milieu d’autres moments où vous vous cassez la figure dans des ruisseaux boueux…
Ce qui est le plus marquant, et également le plus troublant, c’est cette fusion entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, qui est aussi tellement présente dans Do Rocks Dream of Flying?. Je le dis aux gens qui vont voir vos films : à la fin, vous ne saurez pas ce que vous avez vu de réel, ce que vous avez vu d’imaginaire, vous vous poserez plein de questions.
M. C. : C’est le plus beau compliment que vous puissiez me faire ! C’est exactement le but, là où je veux amener le spectateurs – de même qu’après avoir vu des films comme ceux de Werner Herzog, de Peter Mettler, d’d’Ursula Biemann, dans un autre genre, ou d’autres, je me retrouvais avec des questions, seulement des questions. Et alors que je croyais avoir affaire à un mur, je voyais des portes s’ouvrir.
Dans Les sourciers, il y a ce barrage, qui s’appelle le barrage de Malpasset, et qui sert de frontière entre le monde civilisé et le monde naturel – il a rompu sous une crue en 1959.
R. M. : C’est ce barrage artificiel que l’on voit dans le film, qui ressemble à une falaise naturelle ?
M. C. : C’est drôle que vous ayez pensé cela. Il y a d’énormes blocs de béton qui ont été propulsés par les eaux, c’est spectaculaire. C’est le portail vers l’autre part, et on le traverse. Et il y a ce plan en drone – j’ai horreur des drones mais j’en ai un que j’utilise comme un trépied céleste pour prendre des points de vue fixes. Dans le film, on a cette caméra en mode reportage, qui est très ancrée au niveau du sol, de la surface terrestre, et puis soudain on a ce plan qui se détache et s’envole, et où l’on me voit, moi, en train de filmer – et ce point de vue, c’est celui de la montagne. Elle ne nous regarde pas forcément mais nous voyons de son point de vue à elle à quel point nous sommes minuscules, et nous avançons vers cet énorme barrage en ruines.
R. M. : Ce que j’ai trouvé génial dans ce film, c’est que tout du long c’est un documentaire, et soudain, à la fin, cela se transforme en un film de Jean Cocteau.
M. C. : J’ai oublié, lorsque vous m’avez questionné, de vous dire que Le Testament d’Orphée est un film très important dans ma construction.
R. M. : J’ai aussi retrouvé l’esprit de Cocteau dans le film sur les rochers, pas du tout de façon parodique, ni imitative, mais comme une parenté, une imprégnation en esprit – j’ai cru que c’était accidentel.
Je ne divulguerai pas la fin des Sourciers, qui est vraiment belle. Mais il y a cette dernière minute, où l’on passe d’un documentaire certes un peu surréaliste, mais tout ce qu’il y a de plus crédible, à du Cocteau pur.
M. C. : Une maxime dit que pour trouver la civilisation, il faut suivre un cours d’eau. Et donc j’ai eu l’idée de faire complètement l’inverse : s’éloigner de la civilisation et de ses lumières, et suivre un cours d’eau qui remonte à l’envers, vers la source. De la plage à la plage, on suit cette rivière qui coule à l’envers.
Le début du film commence à l’arrivée, et la fin se situe dans la grotte qui est cette espèce d’inframonde, dans l’une des parties les plus anciennes du monde, un lieu complètement alien pour nous, ne serait-ce que par ses formes. Il y a quelque chose de presque dégoûtant dans ces formations dégoulinantes, tout suinte ; on dirait les boyaux d’une créature, de par les textures et les formes, mais aussi par les odeurs, humides, rances – de par le silence également… Nous entrons à l’intérieur de cette grotte d’outre-monde et elle nous recrache, là où tout a commencé.
Je referai un film sur les grottes, car il y a là quelque chose de fascinant. J’aimerais faire un film sur un spéléologue d’un genre assez particulier qui habite dans le Sud, et un autre film sur un homme qui disparaît à l’intérieur d’une grotte dans laquelle se trouve un petit hôtel avec un crâne calcifié – je n’en dis pas plus.
R. M. : Les parties souterraines de la Terre sont les plus intéressantes. C’est bien pour cela que personne n’en parle jamais.
Pouvez-vous me parler de cette étrange machine que vous utilisez dans le film pour trouver les sources ?
M. C. : C’est une machine purement fictionnelle !
R. M. : Non ?! J’ai cru qu’elle était vraie…
M. C. : La machine a été conçue avec une imprimante 3D par un ami, à l’École des Beaux-Arts de Monaco. Il a fait le design de la machine et je me suis chargé de la conception « technique ». Nous avons aussi produit un manuel. L’idée était de faire un sourcier électronique. J’ai inventé un système avec des petites fioles d’eau que l’on peut traquer ; les fioles s’illuminent plus ou moins fort selon que vous vous rapprochez ou que vous vous éloignez de la source.
R. M. : Revenons, nous aussi, à la source de cet entretien-fleuve pour parler de votre dernier film : Do rocks dream of flying?, réalisé en 2024 sous le mentorat d’Herzog. Il a été sélectionné dans plusieurs festivals en compétition officielle, n’est-ce pas ?
M. C. : Oui, il a été sélectionné au Festival international du film documentaire de Ji.hlava, ainsi qu’au festival de cinéma de Mar del Plata, qui est un gros festival de catégorie A d’Amérique latine – grosso modo l’équivalent du festival de Cannes en Amérique latine. C’est aussi surprenant que rassurant qu’un film de ce genre, un peu pirate, soit sélectionné dans un festival de grande ampleur. Il a également été sélectionné au festival Atlantidoc, un petit festival en Uruguay, et encore dans un autre festival au Pays-Bas : un festival de films de science qui s’appelle InScience – et j’en suis très content, car comme je vous l’ai dit, j’essaie de réconcilier le poétique et le scientifique.
R. M. : En effet, et je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur ce point : dans vos films, le documentaire fusionne avec l’imaginaire, le poétique, mais aussi, et c’est vraiment central, le scientifique.
M. C. : Oui, l’aspect scientifique est très important et c’est en grande partie ce qui me motive. Les explications scientifiques sont vraies, mais comme je dérive par moments dans le poétique, on ne sait plus quoi est quoi – et c’est là qu’on atteint cette vérité extatique dont je parlais. Mais les bases scientifiques sont éminemment réelles – jusqu’à ce que je les extrapole. Pour moi, la figure du scientifique est extrêmement importante, et cela vaut pour les films que je m’apprête à faire. Je crois que le vrai scientifique a toujours une âme de poète. On le voit bien dans l’amitié entre Goethe et Luke Howard, l’homme qui a donné leurs noms aux nuages. Tant que la science ne devient pas un dogme, elle évolue encore en territoire poétique.
R. M. : Quelqu’un m’a dit un jour que c’était grâce à je ne sais plus quel poète romantique anglais que la théorie cellulaire avait été découverte. De la même manière, Nikola Tesla, dans Mes inventions, raconte qu’il a eu l’idée du moteur à double rotation pendant qu’il était en train de marcher face au soleil couchant et qu’il se récitait un vers de Goethe. La découverte scientifique déclenchée par un fort affect esthétique ou poétique est un sujet important et passionnant qui n’a pas été beaucoup exploré, me semble-t-il.
M. C. : Effectivement. On imagine toujours le scientifique comme un être froid, dur, cartésien. Mais en réalité, la plupart des scientifiques que j’ai rencontrés étaient plutôt sur le versant sensible, poétique et contemplatif du réel. Les scientifiques sont des rêveurs qui cumulent un ensemble de fascinations pour les choses qui aboutit à des découvertes. C’est d’ailleurs la fascination qui motive à se poser des questions.
R. M. : Do Rocks Dream of flying? est lui aussi un film merveilleux, parsemé de détails très créatifs et ingénieux, comme le logo de cet observatoire fictif, ou ces longitudes et latitudes énigmatiques qui indiquent les lieux tout en les dissimulant. Là encore, il y a une machine extraordinaire – mais je crois que celle-ci existe vraiment car je l’avais déjà vue : elle a des espèces de pinces reliées à des câbles, eux-mêmes reliés à un moniteur, et elle permet d’enregistrer les fréquences émises par des champignons, des plantes ou, ici, des rochers, c’est bien ça ?
M. C. : Oui, mais là encore, la machine a été stylisée, augmentée par le rêve. La géologue explique qu’elle est géo-acousticienne – c’est un champ d’étude que Simon et moi avons inventé. Mais le monitoring acoustique existe ; cela permet d’identifier les séismes ou les éruptions volcaniques, par exemple. Quant à la géo-acousticienne… elle est bluffante. Elle n’est pas du tout géologue dans la vraie vie mais elle arrive à nous convaincre que les rochers rêvent de voler ! En réalité, elle a un doctorat en astrophysique et c’est aussi une artiste. Quand nous l’avons vue en photo, nous nous sommes dit : « C’est elle ! » Mais quand nous l’avons appelée, elle nous a dit qu’elle ne voulait faire que de la fiction, pas de documentaire. Nous avons dû insister pour lui expliquer de quoi parlerait le documentaire, et alors elle a immédiatement et radicalement changé d’avis. Au moment du tournage, nous avions seulement une après-midi. Je lui donné les instructions : « À partir de maintenant, tu es une vraie scientifique, et l’on fait cette interview où tu nous expliques ton travail en tant que géo-acousticienne » – et elle a été magnifique ; beaucoup d’improvisations viennent d’elle. La seule direction que je lui ai donnée, c’est que les rochers rêvent de voler, puisqu’ils viennent d’ailleurs.
R. M. : Les murmures des rochers sont tout à fait crédibles…
M. C. : Ce sont des sons de baleines, que j’ai triturés, ralentis… Mais je vous rassure : beaucoup de gens y ont cru et m’ont demandé si les rochers faisaient vraiment ces bruits. Je suis content parce que si les gens se sont autorisés à y croire, alors j’ai atteint mon but : décloisonner la raison. La raison humaine se limite elle-même, elle a besoin de certitudes, de repères fixes, d’une nomenclature, alors qu’en réalité on ne sait pas grand-chose. Moi, c’est cela qui me guide dans ma vie : on n’a aucune certitude. Quand j’étais petit, mon père me disait que la seule certitude qu’on a, c’est qu’à un moment donné, on meurt, on part, en tout cas on s’éteint physiquement. J’en ajouterais une autre : c’est la certitude que l’on n’a aucune certitude – à part, peut-être, que l’on dérive dans le néant le plus opaque. Le film ouvre cette porte-là et pose cette question-là : toute votre vie, vous avez considéré un caillou comme quelque chose d’inerte, mais en fait vous n’en savez rien ; la vérité, c’est que vous n’en savez rien.
R. M. : Et la troisième certitude, c’est peut-être que l’on est fondamentalement amoureux de ces mystères.
M. C. : Faire corps avec cette incertitude, ces brumes sur les montagnes, et se construire là-dessus, est ce qu’il y a de plus beau. C’est une forme d’humilité qui nous manque – et je crois que c’est à l’origine de nombreux problèmes dans nos vies, et aussi de notre immense intolérance à la différence.
R. M. : Quelle est la prochaine étape ?
M. C. : La prochaine étape, c’est d’aller tourner un film qui s’appelle Mud Baby, consacré aux chasseurs de tornades américains qui font du « rodéo à tornade » dans un couloir qui s’appelle « tornade ally », principalement en Oklahoma. C’est aussi une plongée dans l’Amérique profonde, un documentaire, et l’histoire d’une jeune fille qui existe vraiment, qui s’appelle Aleah Crago. C’est une ode à la création et à la destruction par le souffle, par les vents, par le tourbillon, la tornade, la spirale – qui détruisent le siège de la civilisation occidentale… C’est un questionnement sur ce qu’est le souffle. Je crois que l’on fait tous partie d’un souffle – parfois, je me demande à qui appartiennent les idées.
C’est comme la création du monde : cela commence toujours par une immense destruction. Je ne sais pas si vous avez lu L’Edda poétique. J’ai découvert cela à l’âge de 16 ans, quand j’étais en Islande, avec mes parents. Ce sont des odes à la création de la Terre, par les anciens peuples vikings, écrites vers 1200. Cela m’avait fasciné, aussi par rapport à Tolkien. Plus tard, j’ai vu qu’Herzog en parlait également. C’est ce rapport mythique au monde et à la vérité qui m’a forgé.
