C’était il y a bientôt dix ans, dans la Cour carrée du Louvre. Au centre de ce majestueux espace Renaissance, un imposant parallélépipède bâché de noir réfléchissait les cariatides enluminées du monument. A l’intérieur de ce polyèdre délicatement léché par la lumière des projecteurs, une forêt pétrifiée, faite entièrement de cartons effilés en milliers de fins branchages serrés les uns contre les autres, en masses impénétrables ni vivantes ni mortes et privées de tout tronc, accueillait le visiteur. L’ensemble baignait dans une pénombre utérine.

Chacun sait depuis Freud, Jung et Bettelheim, que la forêt, dans nos rêves comme dans nos songes éveillés, est la métaphore de l’inconscient.

Domaine exclusif des fées, des elfes, des nains et du diable, peuplé de loups-garous, de sorcières, d’hommes des bois et de brigands, la forêt est un lieu de terreur, d’abandon et de perdition. Selva oscura, elle est l’antichambre de l’enfer dans La Divine Comédie de Dante. Forêt enchantée chez Perrault, elle devient, chez Goethe, le royaume du Roi des aulnes enleveur d’enfants. Elle est encore la nuit noire où Cosette est abordée par Jean Valjean, le bois sacré des Nabis, et les chemins de la forêt noire du penseur d’Être et Temps qui ne mènent nulle part. Toutes ces présences invisibles qui bercèrent notre enfance, ces textes, ces images et ces pensées canoniques qui façonnèrent notre imaginaire, sourdaient en creux dans l’âme des spectateurs de cette exposition innocemment freudienne, signée Eva Jospin et intitulée Panorama.

Ce fut un triomphe. L’inconscient formalisé de visu par des milliers de rhizomes en carton-pâte, devant vous, comme si vous et lui étiez là.

Depuis, Eva Jospin n’a cessé de peupler en France, en Italie et ailleurs les meilleures galeries, les expositions publiques, les lieux chargés d’histoire, de ses forêts magiciennes, maléfiques enchanteresses.

Mais le thème de la forêt risquait de l’enfermer dans une répétition lassante, aussi s’est-elle depuis quelques années aventurée chaque fois un peu dans une monumentalité fascinante, qui culmine en ce moment au Grand Palais, temple lui-même de l’art monumental, où elle succède, derrière la grande nef, à Kiefer, Richard Serra, Boltanski, Anish Kapoor, Buren et quelques autres démiurges modernes.

Mais, à la différence des stars de Monumenta, Eva Jospin a choisi le passé. Finies les forêts pétrifiées, place à l’historial, à l’architecture imaginaire du Baroque italien, aux campaniles anciens, aux temples palladiens à coupole et oculus, aux grottes antiques pour nymphes dénudées, aux pastiches des fabriques de jadis, ces décors éphémères que Vinci puis Vasari multiplièrent à Florence et ailleurs pour fêter les triomphes absolutistes des Princes chers à Machiavel.

L’exposition s’intitule Grottesco, de grotte. L’illusion est parfaite.

Le passage du végétal au monumental fut progressif. Eva Jospin commença par une Folie à la façon du dix-huitième siècle dans les jardins de Chaumont-sur-Loire en 2015, puis bâtit un cénotaphe à l’abbaye de Montmajour en 2020, suivi d’un énorme Duomo en 2022, qui trône aujourd’hui au Grand Palais, avant de passer à des architectures et des ruines à la Hubert Robert, autant de trompe-l’œil de belles dimensions, à la galerie Continua, dans le Marais.

Plus que jamais ces constructions de plusieurs mètres de haut ou de long ont pour seul marbre, son marbre à elle : le carton, ce Carrare du pauvre dont elle use à volonté. Travaillé, sculpté, hier végétalisé, aujourd’hui appareillé en strates comme des pierres de taille, cela donne un arte povera magnifié, éternisé dans sa gangue dérisoire.

La monumentalité, de nos jours, n’a pas bonne presse. Les empaquetages de Christo ont soulevé au début des tempêtes de protestations. De même Jeff Koons en bas des Champs-Élysées. Mégalomanie, démesure ! On se plaît à dénoncer Le Corbusier, l’architecture totalitaire, bon pour les régimes autoritaires et leur goût maniaque pour les palais officiels écrasants, les colonnes à foison, les statues mémorielles héroïques.

Ici, sous les volutes de pierre et les ferronneries 1900 du Grand Palais, Eva Jospin réinvente une monumentalité dont l’historicisme est la source, du baroque flamboyant à la citation néo-classique détournée. Tout ce qu’on aime !  

Elle a dit récemment dans un entretien : « Il faut que je me calme, parce que sinon, je vais finir par m’attaquer à Saint-Pierre de Rome ».

Mais non, chère Eva Jospin, ne vous calmez surtout pas ! A vous Dante, à vous Le Bernin, à vous Borromini, à vous les jardins de Bomarzo et tout le reste !

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