Quand, au lendemain du 7 Octobre, des manifestants se rassemblent, à Sydney, devant l’Opéra, aux cris de « Fuck the Jews » et « Gaz the Jews » ;

quand d’autres, ou les mêmes, barbouillent les murs des villes d’Australie – cette terre-refuge où tant de rescapés de la Shoah avaient cru trouver, au bout du monde, une demeure hors de portée de la meute – avec des graffitis proclamant « Glory to Hamas » ou « October 7, do it again » ;

quand, à New York, des centaines de manifestants prétendument propalestiniens se rassemblent sur Times Square et scandent à pleins poumons : « Resistance is justified » ou « Globalize Intifada » ;

quand, sur les campus les plus prestigieux, des professeurs respectés enregistrent des vidéos pour expliquer que le 7 Octobre fut « le plus beau jour de leur vie » ;

quand, à New York encore, celui qui s’apprête à devenir maire de la ville ne voit pas d’inconvénient à ce que ses futurs administrés appellent à « globaliser l’Intifada » ;

quand cet appel à « globaliser l’Intifada » – c’est-à-dire, si les mots ont un sens, à répéter le pogrom du 7 Octobre partout dans le monde et partout où il y a des Juifs – devient un slogan mondial et que la rue occidentale dispute à la rue arabe la palme de la radicalité ;

quand La France insoumise, qui, le 7 Octobre, refusa de qualifier le Hamas de groupe terroriste et ne voulut voir, dans le massacre des kibboutz et du festival de musique Supernova, qu’« une offensive armée des forces palestiniennes dans le contexte d’une intensification de la politique d’occupation israélienne », ne perd aucune occasion d’apporter le soutien de ses députés à tel influenceur exhortant à « mener l’Intifada » à Paris et à Marseille ; à tel rassemblement où la question posée aux manifestants était : « êtes-vous d’accord pour continuer d’être ce “déluge d’Al-Aqsa” qui, partout à travers le monde, inonde les rues, inonde les âmes, inonde les consciences ? » ; ou à tels incendiaires de théâtre terrorisant le public venu écouter l’Orchestre philharmonique d’Israël ;

et quand, comme si cela ne suffisait pas, ces semeurs de feu qualifient de « génocidaires » celles et ceux qui dénoncent leurs agissements factieux ou ont, simplement, une idée différente de la manière de faire la paix au Proche-Orient,

alors l’inconcevable advient ;

alors, entrer dans une synagogue devient un risque mortel ;

alors, on a la peur au ventre quand son enfant, le matin, part à l’école ;

alors, les rabbins tremblent ;

alors, les croyants dissimulent leur kippa sous une casquette ;

et, un jour, des hommes ordinaires vont au bout de ce que disent les mots ; ils les prennent en quelque sorte au mot ; ils mettent des corps, des visages, des vies, sur les mots de Rima Hassan, Manuel Bompard ou Jean-Luc Mélenchon ; ils se procurent des armes ; s’entraînent ; et, un soir de Hanoukka, au bord de la mer, dans un lieu de joie et d’innocence semblable à celui du festival Supernova, ils tirent comme des lapins des femmes, hommes et enfants dont le seul crime était de s’être rassemblés pour célébrer le triomphe de la lumière.

Je sais qu’il faut s’armer de prudence avant d’établir un lien de causalité entre les mots et les crimes.

Et je connais le danger de cette pente, de cet effet papillon moral et de la tentation de transformer la parole en culpabilité et de mettre un signe égal entre un appel au meurtre et un passage à l’acte.

Mais je me souviens aussi de la leçon de Primo Levi rappelant, dans Les Naufragés et les Rescapés, comment les massacres ne commencent jamais par des armes, mais par des mots ; ou de Victor Klemperer, le philologue de la corruption de la langue allemande par le nazisme, établissant, dans LTI. La langue du IIIe Reich, que « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic » ; ou tout simplement de Jean-Paul Sartre, dont m’a rarement semblé si juste la célèbre formule, empruntée à Brice Parain, sur les mots qui sont « des pistolets chargés ».

Et c’est pourquoi, dans le chagrin, la colère, mais sans esprit polémique, j’invite à un examen de conscience tous ceux qui, deux ans après, continuent de penser que l’on peut impunément jouer avec les mots de la haine des Juifs et du pogrom.

Car ce qui est arrivé à Sydney n’est pas un accident, mais un signe.

Les mêmes causes risquant de produire les mêmes effets, cela peut arriver, demain, à New York, Londres, Rome, Madrid ou Paris.

Cela peut arriver, en vérité, dans n’importe quelle ville du monde où l’on aurait encore la frivolité de croire que les mots ne sont que des mots, que les slogans n’engagent que ceux qui les martèlent et que la haine, lorsqu’elle se drape dans l’amour supposé d’un peuple souffrant, peut s’exonérer de ses conséquences.

Il ne s’agit ni de céder à la panique ni de conclure à la montée d’une vague aussi irrésistible qu’aux heures les plus tragiques de l’histoire de l’Occident.

Mais, si garder son sang-froid est une vertu, détourner le regard peut être un crime – et la sagesse commande d’admettre qu’il y a des moments où l’Histoire avertit. Sydney est de ceux-là. Encore faut-il entendre et voir ce qui est dit.

Un commentaire

  1. Le 15 décembre, j’écoutais la chronique de Guillaume Erner sur France Culture et je décidais de la publier sur un réseau social en l’introduisant de la manière suivante : Cette chronique de Guillaume Erner vaut d’être méditée. Avant d’y ajouter quelques remarques, j’aimerais en discuter un point. Le chroniqueur évoque le philosophe Robert Misrahi et sa manière de considérer qu’il n’y a pas de question juive. Il me semble en effet qu’il n’y a qu’une question antisémite. Pourquoi ? C’est très simple, parce qu’il n’y a aucune raison de haïr un groupe humain ou un peuple. Or les Juifs sont objet de haine. Et cette haine est sans raison. Donc nous avons affaire à une énigme ; l’antisémitisme, quand bien même on s’ingénierait à le comprendre, nous opposerait son énigme. Qu’on me comprenne bien, il ne s’agit pas pour moi de dire que les antisémites et leur passion triste, qui se décline tout au long de l’histoire en variantes inlassables, sont une fatalité. Il faut bien entendu combattre les idéologies, qui sont des constructions dogmatiques et, souvent, meurtrières. Il faut combattre le totalitarisme, par exemple, et l’antisémitisme. L’antisémitisme n’est pas réductible au racisme ou à la xénophobie ; on bute, je le répète contre l’énigme qu’il constitue. Pour tenter de surmonter cette aporie, je pose que l’antisémitisme est une manière détestable et criminelle de supporter la condition humaine. L’antisémitisme est le moyen que trouvent une certaine couardise et une certaine démission intellectuelle, de ne pas assumer le métier de vivre et la tragédie qui lui est consubstantielle. C’est en tout cas la conclusion provisoire à laquelle je parviens en prenant le mesure de l’impossibilité où je suis de rendre raison d’un phénomène que je qualifie de métaphysique alors que j’ai multiplié les lectures qui, pour être éclairantes en première analyse, cessent bientôt de l’être quand l’antisémitisme tue encore et encore.

    « Depuis des années, nous avons appris à nommer des phénomènes que l’on refusait jusque-là de voir : culture du viol, culture du féminicide. Nommer, ce n’est pas exagérer : c’est rendre visible ce qui structure les comportements, les discours, les excuses.
    Sur le même principe, il faut désormais parler de culture de l’antisémitisme. Elle s’est encore manifestée hier, sur une plage de Sydney, où des familles juives réunies pour célébrer Hanoukka ont été agressées. Des femmes, des enfants, des hommes sans armes, sans pouvoir, sans rôle politique. Des familles. La spécificité de la culture de l’antisémitisme est qu’elle commence toujours par le déni de l’antisémitisme. Comme le disait Robert Misrahi, philosophe spinoziste : le propre de la question juive, c’est qu’il n’y a pas de question juive. Autrement dit : il n’y aurait pas d’antisémites, seulement des malentendus. De l’antisémitisme sans antisémite.
    À chaque fois que le mot surgit, une même objection revient : instrumentalisation. Parler d’antisémitisme serait une manière détournée de justifier la politique d’Israël, et en particulier ce qui se passe à Gaza. Je ne vois rien de plus faux — ni de plus monstrueux — que cette idée. Comme si parler de racisme anti-musulman revenait à excuser les crimes des islamistes. Aucun autre racisme n’est nié avec autant de constance que l’antisémitisme.
    Il ne viendrait à l’esprit de personne de dire qu’un blackface n’est pas raciste. Et pourtant, chaque jour, on explique que les essentialisations du Juif ne seraient pas antisémites. Comment en arrive-t-on là ? Comment devient-il possible de tuer des familles juives réunies pour Hanoukka ?
    Le mécanisme est connu. Il porte un nom en psychologie sociale : le « locus of control ». Il consiste à attribuer à la victime la responsabilité de ce qui lui arrive. Depuis des semaines, depuis des mois, un raisonnement s’impose : tout Juif serait un sioniste ; tout sioniste, un génocidaire. Il n’y a pas d’amalgame, il n’y a jamais d’amalgame, sauf pour les juifs que l’on a amalgamés, y compris ceux qui n’ont aucun lien avec Israël. Y compris ceux qui critiquent la politique de Netanyahou depuis des années. Y compris ceux qui ont redoublé de critiques depuis le 7 octobre 2023. Rien n’y fait. Ils sont sommés d’endosser une culpabilité globale, héréditaire, inconditionnelle. Pas un Juif – public ou non – qui n’ait pas reçu son lot d’insultes, de menaces, d’injonctions. J’en ai des centaines. Mais chaque Juif pourrait dire la même chose.
    Cette assimilation du Juif au génocidaire fait tout le travail à l’avance. Elle justifie le meurtre. Elle légitime la violence. Elle rend la stigmatisation moralement acceptable. Et nier cela n’est pas une simple erreur d’analyse. C’est une faute morale. C’est rendre le crime possible. C’est considérer que l’antisémitisme n’est pas un problème à combattre, mais une solution. » Guillaume Erner

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*