Il a vécu pour être prince.

Son snobisme, son arrogance, ses facultés jaillissantes de conteur, la vivacité de sa conversation, son dégagement permanent, sa liberté sans principes, son brillant sans complexe rappelaient Oscar Wilde. Avoir bonne réputation est l’une des nombreuses plaies dont ni mon frère ni Oscar n’ont jamais eu à souffrir. Et puis, il était beau. Ils le disaient tous, la famille, ses amis, ses ennemis. C’est peu dire que la bête les marqua.

La beauté a pour toute qualité sa qualité de beauté. La Bruyère pensait qu’un beau visage est le plus beau de tous les spectacles. Qu’il peut faire naître l’amour brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. Chacun, devant la beauté qui le fixe ou le détermine, fait son théâtre, son soliloque, cherche des accords, cherche sa nuit, cherche à garder espoir ou cherche à fuir, sinon entend une voix disant la vanité d’un Moi misérable, la misère d’un Soi grandiose.

Sa dernière femme parle encore de sa longue apparence, de sa présence presque impossible à ignorer, de sa peau mate, de ses traits réguliers, son épaisse chevelure noire, sa voix grave. Elle se rappelle encore la beauté de ses mains et de ses pieds, sa courtoisie, son élégance, son aristocratie, sa douceur, son intelligence, son esprit vif. Un ami dit de lui qu’il aurait pu être voleur de grand chemin ou pirate. D’autres l’ont comparé à un serpent en raison du mélange incroyable de séduction et de venimosité qui se dégageait de lui. Il était conscient de l’ascendance que lui donnait sa présence, sa richesse et son intelligence, et il ne se privait pas d’en jouer.

J’ai gardé quelques photos de lui. La plus ancienne est d’un tout jeune et déjà très beau garçon, une douzaine d’années peut-être, assis sur ce qui ressemble davantage à une table basse qu’à un fauteuil, installée devant un rosier grimpant sur les murs de l’imposante maison familiale de notre père, vêtu comme un grand, costume clair, tricot de laine imprimé au col en V sur chemise et cravate claires également, les mains sagement croisées, mais pas comme à l’église, sur un manteau plié sur ses genoux. Il n’est pas évident que les pieds touchent le sol. Un autre portrait nous le montre à vingt ans environ, toujours aussi beau. Il semble voir quelque chose que nous ne voyons pas, que personne ne voit, que peut-être il aura toute sa vie regardé, cherché, de ces yeux qui refusent de voir que le père est incertain, qu’il ne faut pas s’y fier, de ces yeux si confiants, si crédules, si raisonnablement hallucinés qu’on les croirait presque, de ces yeux d’avant que quelque chose ne se déchaîne, les yeux de qui, dans sa bénévolence, dans sa toute-puissance naïve est prêt à étreindre l’univers entier. Les portraits faits ensuite attestent de son apparition fracassante, où déjà il regarde ostensiblement ailleurs, refusant de se donner à ce que veut prendre le photographe.

On ne le lui pardonna pas.

Je ne lui ai jamais pardonné. Sa beauté surtout. David Hume suggère quelque part que la beauté d’une personne a beaucoup moins à voir avec ses traits qu’avec le sentiment qu’elle a d’être désirée, que la beauté est l’effet de ce sentiment. La beauté inquiète, toujours. C’est pourquoi nous la trouvons amère et nous l’injurions. C’est pourquoi tombant sur elle sans secours nous culbutons. Et c’est pourquoi un soir de novembre, alors que nous revenions de fêter l’anniversaire d’un ami et qu’il descendit de la voiture pour aller ouvrir le portail de l’entrée, le regardant marcher comme toujours il marchait, de cette allure altière, comme si une exaltation insensée le portait, des larmes me vinrent. Que faire de lui ? Comme tous ceux qui l’ont connu et qui l’avaient accueilli, qui parfois lui avaient accordé des privilèges qu’il n’avait pas demandés, j’ai soudain voulu tuer quelque chose là-dedans. Je me suis dit que ça ne pouvait plus durer, cette vie comme hors de toute loi qu’il s’était donnée, cette tête toujours comme levée vers les étoiles, cet homme superbe, bigger than life. Je tremblais. Moi aussi, me dis-je, je serai prince, je vivrai avec extravagance, j’aurai un nom. Je sentais déjà, dans l’ombre où je me tenais, la vibration d’un destin qui n’était pas encore le mien. Ce n’était qu’un murmure, une pulsation à peine audible, mais elle se faisait plus nette, comme si quelqu’un – ou quelque chose – m’appelait depuis l’autre côté du miroir. « Prince », murmurai-je, juste pour m’entendre. Le mot était trop grand pour ma bouche, trop vaste pour ma vie réduite à ses hésitations. Pourtant il tint bon, il résonna, il s’installa en moi. Je songeais à lui, avec son pas de funambule sur le fil des jours, son rire qui renversait les murs, ses décisions fulgurantes qu’aucune prudence ne précédait. On disait qu’il était fou, je savais qu’il était libre et que c’était cela, au fond, qui me donnait le vertige. Alors je compris : ce n’était pas lui que je voulais devenir, mais la version de moi-même qu’il réveillait par sa seule présence. Je me mis à pleurer à grands sanglots, c’était de la peine et de la colère, c’était cette vieille brûlure que je n’avais jamais su nommer : l’impression d’être resté en marge de ma propre vie. Chaque larme semblait déloger un caillou que j’avais longtemps porté dans la gorge, sans pouvoir ni l’avaler ni le cracher. Je ne savais plus si je pleurais pour lui, pour moi, ou pour ce monde trop étroit pour supporter des êtres comme lui – et ceux qui rêvaient de l’être. Mes épaules se secouaient, ridicules et solennelles tout à la fois, comme si une cérémonie secrète s’était mise en marche en moi. Quand enfin je relevai la tête, mes yeux brûlaient, mais j’y vis une lueur nouvelle, quelque chose de durci, de décanté. J’avais franchi une limite. Je respirai, profondément, et la respiration me parut autre, plus vaste. Je compris alors que ce n’était pas un simple chagrin : c’était une mue. Une déchirure nécessaire pour laisser passer celui que je voulais être. Quelque chose se levait, lentement, comme une silhouette qui prend consistance derrière un voile. Je sentis par la première fois que la peine n’était plus un poids, mais un tremplin. Alors je fermai les yeux et roulai sur lui.