A l’heure où font figure d’espèce menacée les Parisiens qui ont l’audace de clamer haut et fort leur amour pour leur ville sans pareille, un piéton de Paris, mariant avec un talent égal la plume et le fusain, vient nous entretenir des rues et des boulevards, des lieux et des places qu’il arpente en dandy solitaire, de préférence quand la ville dort, carnet de notes et de croquis en main, portraiturant les personnalités parisiennes des endroits en question avant que le temps n’efface leurs noms et leur souvenir. Éternel apprenti parisien épris de ces alignements majestueux en pierres de taille que sont les beaux quartiers, épris tout autant des faubourgs populaires que Paris compte encore dans ses murs, il sait, à la suite de Baudelaire, que « la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Faisant la part belle aux rencontres improbables, aux mystères dans lesquels Paris se complait certaines nuits, passant en revue, dans ce patchwork de dessins et de mots, les célébrités petites et grandes qui composaient la scène parisienne durant les années glorieuses de la seconde moitié du vingtième siècle, sortant des limbes les artistes, écrivains, acteurs, chanteurs, vedettes, flics, voyous, perdants magnifiques, qui furent, avec ou sans couronne, les rois et les reines de ce Paris d’antan qui jetait ses derniers feux, l’auteur de ces pages inspirées atteste que Paris fut et sera toujours Paris.

Objets d’un dessin, d’une simple vignette ou d’une mise en scène en pleine page, cinquante acteurs en tous genres de la vie parisienne incarnent chacun une fraction de l’âme du Paris d’hier. Il y a, en tête, le Paris au passé trouble de Modiano, au détour de la rue Lauriston, où s’affairaient dans le sang les gens de la Carlingue, les truands collabos Laffont et Boni. Il y a le Paris de Pérec, l’enfant juif de Belleville qui y perdit sa mère, déportée sous l’Occupation. Il y a, bien sûr, le Paris de Proust rue de Courcelles puis boulevard Haussmann, il y a le Paris des poètes photographes de Paris, Prévert, Doisneau, Willy Ronis, il y a Nerval qui se pendit à un réverbère rue de la Vieille Lanterne, il y a Baudelaire et le Spleen de Paris, il y a André Breton (mais pas Aragon et son Paysan de Paris, ni les passages parisiens chantés par Walter Benjamin), il y a Sempé et son petit Nicolas perdu dans les embouteillages parisiens, il y a Giacometti et les dessins de son Paris sans fin (il n’y a pas Brassaï hantant de ses photosParis de nuit.) Il y a enfin Albert Cossery, auteur de Mendiants et Orgueilleux, qui vécut en dandy immobile et fauché de 1945 à sa mort en 2008 à l’Hôtel de la Louisiane, à Saint-Germain-des-Prés.

Il y a, côté Paris mondain, Cocteau et Maurice Sachs juchés sur un toit de Paris aux temps excentriques du Bœuf sur le toit, Dali traînant en laisse un tamanoir à la sortie du métro Bastille, Marcel Duchamp en 1912 croisant de nuit un grand nu rue des Degrés, un escalier du quartier Bonne Nouvelle, Sacha Guitry tout en ronds de jambe chez Maxim’s, ou encore les impeccables rayures de Le Tan et son génie de dessinateur désinvolte. Côté Septième art, on salue au fil des pages Jules Berry, François Truffaut, Adjani à ses débuts, onsieur Eddy au sortir de sa dernière dernière séance. Il y a le Montand d’Une étrange affaire (1981). Il y a au, 1 rue Lord Byron, un établissement à double issue où pénètre Delon en Burberry, tueur à gages dans Le Samouraï de Melville (1967). Côté Paris-chansons, c’est le Paris de Mireille, d’Aznavour, de Boris Vian, de Juliette Gréco, de Gainsbarre, Jane Birkin et le Dutronc de Paris s’éveille.Et puis, il y a le Paris de Mesrine, l’ennemi public n°1, abattu à bout portant porte de Clignancourt par l’Antigang un 2 novembre 1979.

Dans ce Paris-là, les restaurants pas chers couvraient les tables des clients de nappes en papier sur lesquelles, si l’on était artiste, écrivain ou poète, on pouvait exercer son art. Le bottin de téléphone pour Paris était de plus en plus énorme, on asseyait les enfants dessus à déjeuner. Les R16, la CX tombaient souvent en panne. On chauffait au charbon, Paris était tout noir.

Ce Paris d’hier est devenu nôtre. Il s’est depuis considérablement gentrifié. Les poètes de rue s’y font rares, les chansonniers aussi, les coiffeurs pour dames s’enrichissent, les loueurs d’Airbnb encore plus. Le livre de Stéphane Manel est une de ces digues de papier, de mots, de sons et de couleurs qui tentent de conjurer le cours des choses et l’air mauvais du temps. 

Il sonne comme un adieu.