Que peut-on dire d’un père qui vous aime autant qu’il vous écrase ? D’un homme dont on admire l’intelligence mais auprès duquel on peine à se sentir en sécurité ? Que fait-on d’un tel amour ? Est-ce qu’on l’apprivoise ? On fait avec ? On lutte contre ? On l’écrit ?
Écrire cette filiation complexe, cet amour aussi profond qu’éreintant, c’est ce qu’a entrepris Vanessa Schneider avec son dernier roman, La Peau Dure.
Il y est question de son père, Michel Schneider – de sa force et de sa violence, de l’incohérence de sa trajectoire, de ses engagements et de ses désengagements, de sa vitalité, de ses certitudes, de son statut de transfuge, et, parfois, comme un éclat de lumière dans le noir, d’un petit ours dessiné au crayon.
Et c’est peut-être là que le livre de Vanessa Schneider m’a saisie. Parce que si La Peau Dure raconte un homme et une époque, c’est avant tout l’histoire d’une fille et d’un père qui empruntent de longs détours pour, enfin, parvenir à se parler. Au fil des pages, on comprend que Michel Schneider n’a jamais appris à aimer, qu’il ne sait pas comment s’y prendre. Et Vanessa Schneider, en retraçant les contours de sa vie, ne signe pas un règlement de comptes mais un juste rééquilibrage des choses : une doléance d’amour. Derrière l’histoire d’une époque, derrière le récit politique, derrière le portrait de l’homme, il y a une fille qui essaie de parler à son père. Et je n’y vois pas de sentimentalisme, mais des sentiments. Des sentiments mêlés à la grande histoire, à la famille, à la carrière, qui résistent à la douleur, à la peine, à la mélancolie du deuil. Parfois amers, parfois tendres, ce sont des sentiments qui persistent, des sentiments qui, eux aussi, ont la peau dure.
Entretien avec Vanessa Schneider
Valentine Carrion : « Nous sommes la première génération à avoir tué à la fois le père et le fils », vous a un jour dit votre père. Mais avec ce roman, et plus largement dans de nombreuses publications de cette rentrée littéraire, vous paraissez être une génération qui les faire durer, ces pères. Comment l’expliquez-vous ?
Vanessa Schneider : Je pense qu’il y a toujours eu des livres sur les pères et les mères – prenez Proust, par exemple : son œuvre est un hommage à sa mère. Cette volonté de parler de ses origines, de ses parents, que ce soit pour leur rendre hommage ou pour régler des comptes, a toujours existé ; mais il est vrai qu’on assiste aujourd’hui à la publication d’un nombre particulièrement important de livres dans cette veine. Je l’explique par deux facteurs. D’abord, un facteur générationnel : tous les auteurs confirmés de 50 ans et plus – et je fais partie de cette génération – ont perdu leurs parents récemment. Emmanuel Carrère a écrit son livre parce qu’il vient de perdre sa mère ; Anne Berest a perdu son père en même temps que j’ai perdu le mien. Nous sommes confrontés au deuil. L’autre raison, d’après moi, tient à l’état du monde. Il est beaucoup plus difficile d’imaginer des dystopies à l’heure où le réel dépasse la fiction. Si quelqu’un a envie de créer une dystopie sur les États-Unis ou autre, le temps d’écrire le livre il serait déjà périmé. Et puis, comme nous charrions tant d’anxiété à tant de sujets concernant l’avenir, peut-être cela génère-t-il aussi un besoin d’aller explorer son passé.
Pour en revenir à votre père, écrire sur lui est aussi une manière de le rendre encore vivant, alors que lui-même n’a jamais écrit sur lui.
Ma démarche ne date pas de cette rentrée littéraire ; c’est un travail que je mène depuis longtemps. Mon premier livre, il y a dix-huit ans, portait déjà sur ma famille. J’ai écrit sur ma grand-mère maternelle, puis sur ma grand-mère paternelle, puis sur ma cousine. En tant que journaliste, j’ai également pu travailler sur les familles à travers les successions. C’est donc un tropisme chez moi.
Au départ, j’ai écrit sur mon père parce que j’ai eu conscience assez jeune que j’avais en face de moi un personnage atypique, du fait de son histoire très dure et du fait de son caractère. Cette phrase, « Nous sommes la première génération à avoir tué à la fois le père et le fils », est pour moi un beau résumé de ce qu’était mon père : quelqu’un d’à la fois extrêmement intelligent, brillant, hyperlucide, et très féroce, qui a assumé d’occuper le terrain sans trop se soucier de l’avenir ni de ses enfants.
Quand on écrit, on ne sait pas sur quoi l’on écrit, on écrit parce qu’on a besoin d’écrire. Moi, j’avais perdu mon père, je l’avais accompagné jusqu’à la fin de sa vie, et je savais depuis très longtemps que j’allais écrire sur lui. Alors j’ai très vite eu besoin de noter des choses et de me mettre à l’écriture. C’était donc une vieille idée qui attendait son déclenchement ; je n’aurais pas pu le faire de son vivant. Lorsque j’y repense maintenant, je me dis que mon père n’a presque jamais été aussi présent, même du temps de son vivant, que pendant ces deux ans et demi où je me suis retrouvée en tête-à-tête avec lui, à écrire sur lui – et même quand je n’écrivais pas, quand je n’étais pas derrière mon ordinateur, je pensais tout le temps à lui. Et maintenant encore, en parlant du livre, je parle de lui tous les jours, alors qu’avant je ne parlais pas de mon père tous les jours – heureusement pour moi, on ne parle pas de ses parents tous les jours ! Il était dans ma vie et il continue d’y être – c’est aussi cela que j’ai compris après-coup. C’est formidable qu’il continue à vivre quelque part, à travers ce livre. Cela peut aussi donner aux gens envie de lire ses livres à lui – je sais que beaucoup de mes lecteurs sont allés lire mon père ou réécouter des interviews de lui. L’écriture est une façon de prolonger la vie, ou de redonner vie…
Au début du livre, vous faites le récit des racines familiales de votre père et vous parlez notamment de ce nom de famille, qui n’est pas véritablement le vôtre. Pourtant, en vous lisant, on a l’impression qu’une immense force se dégage de ce patronyme. A-t-il lui aussi la peau dure ?
C’est très curieux mais je pense que cela doit exister dans d’autres familles où il y a des enfants illégitimes – ce qu’à l’époque on appelait des bâtards. En fait, mon père a appris très tardivement – il avait une vingtaine d’années – que son père n’était pas son père, qu’il n’était pas le fils de Schneider. Moi, c’est quelque chose que j’ai toujours su. Et nous avons pourtant un farouche attachement à ce nom de famille qui a une consonance alsacienne, alors que nous ne sommes pas du tout alsaciens. Ces origines que nous n’avons pas et auxquelles nous sommes pourtant très attachés, cela brouille un peu les pistes vis-à-vis de l’extérieur…
Je pense que le patronyme est une espèce de refuge. Je me suis fait la réflexion : il est tout de même curieux que mon père et moi ayons choisi des métiers où l’on écrit son nom – quand on est journaliste, on écrit plusieurs fois par semaine son nom en bas d’un article, et ce n’est pas le cas dans tous les métiers. Mon père aussi, à travers ses livres et ses articles, écrivait son nom. D’ailleurs, à un moment donné, nous nous sommes disputé ce patronyme – ou plutôt, mon père me l’a disputé. Au début, il a mal pris le fait que j’écrive. Il avait tenu à prendre sa place et il s’est senti menacé. Ce moment très douloureux pour nous deux s’est cristallisé autour du nom. Il m’a dit deux choses complètement folles, complètement irrationnelles : « On ne peut pas avoir deux Schneider sur les étals des librairies » – alors que nous n’étions vraiment pas si connus et qu’en plus, des Schneider, il y en a plein. Et il m’a dit aussi : « Pourquoi ne changes-tu pas de nom ? » Je lui ai répondu qu’il était hors de question que je change de nom alors que cela faisait quinze ans que j’écrivais dans la presse sous mon nom – pour moi, c’était impensable. Même si j’étais mariée, ce n’est pas quelque chose qui me passerait par la tête.
Vous évoquez également les contradictions politiques de votre père qui s’autoproclamait fervent défenseur de l’égalité des sexes mais qui ne cessait de réduire votre mère à un rôle d’épouse et de femme au foyer.
En effet. Mon père a été très engagé à l’extrême gauche, avant de changer et de se convertir totalement à la société de marché – et même de finir par voter à droite. Mais dans ses années d’extrême gauche, les mouvements dans lesquels il militait étaient proches du MLF, prônaient la libération des femmes, etc. Et il est vrai que ce qu’il proclamait était en totale contradiction avec ce qui se passait à la maison, et cette contradiction était très troublante pour moi quand j’étais enfant et adolescente, parce que chez nous, ce n’était pas du tout ambiance MLF ! Ma mère ne parlait pas. Dès qu’elle essayait d’émettre une opinion, mon père lui lançait : « Tu dis n’importe quoi ! » Quand mes parents recevaient à dîner, c’était mon père qui parlait ; ma mère allait à la cuisine chercher des plats, elle débarrassait. Elle n’avait pas le droit de travailler, mon père s’y opposait avec mauvaise foi, alléguant toutes sortes de raisons. Du coup, c’était une femme complètement dépendante. Dans mon livre, je raconte cette scène qui m’a beaucoup marquée et qui ensuite m’a construite en tant que jeune fille et en tant que femme : tous les dimanches, mon père donnait de l’argent liquide à ma mère pour les dépenses de la semaine. Même à l’époque, je voyais combien c’était humiliant pour ma mère, parce qu’elle devait noter toutes les dépenses dans un cahier et garder les tickets de caisse des supermarchés ; et quand il fallait qu’elle achète une paire de chaussures, ceci ou cela, elle était obligée de mentir pour essayer que mon père lui donne un peu plus d’argent. Oui, je percevais cette humiliation et cela a été pour moi un puissant moteur pour être indépendante, avoir un métier, ne jamais avoir à demander de l’argent à qui que ce soit, ne jamais dépendre de quelqu’un. C’était le message que me communiquait ma mère ; c’est-à-dire qu’elle acceptait cela de son mari parce qu’elle n’avait pas vraiment le choix, mais elle n’avait pas du tout envie que j’aie la même vie qu’elle de ce point de vue-là.
Dans La peau dure, vous dressez le portrait d’un homme dur, écrasant. Ce que révèle aussi ce livre, c’est votre ténacité et la douloureuse liberté que vous prenez vis-à-vis de l’autorité patriarcale. Est-ce que ce livre était la dernière étape pour vous en affranchir ?
Peut-être, mais je ne l’ai en tout cas pas conçu comme cela. J’ai eu avec mon père des rapports à la fois très aimants et très compliqués, parce qu’il était colérique, il pouvait être rabaissant, il pouvait être très dur, et puis surtout il était imprévisible, on ne savait jamais trop quand son humeur allait basculer. C’était quelqu’un de très mélancolique, il avait une certaine noirceur et, je pense, une profonde tristesse. Il est vrai, sans vouloir lui trouver des excuses, qu’en replongeant, pour ce livre, dans son enfance, dans son itinéraire, j’ai trouvé que cela expliquait énormément de choses, et cela m’a évidemment attendrie, parce qu’il a été élevé par une mère alcoolique, il n’a pas eu de père, il vivait tout seul à l’hôtel à 14 ans, et il a quand même réussi à faire un parcours académique hors norme, ce qui demandait une sacrée résilience ! C’était une famille chaotique, marquée par un déclassement social et la pauvreté. Alors, même si j’ai pu être en colère contre mon père, je le vois maintenant comme un petit enfant blessé.
Ce qui m’a vraiment marquée à la lecture de votre livre, c’est qu’on y sent votre force face à cet homme qui vous écrasait. D’une certaine manière, vous vous êtes aussi battue contre lui.
Je pense que face à des personnalités comme celles de mon père, extrêmement écrasantes, extrêmement dures, il est difficile de ne pas se laisser complètement ratatiner, de faire son chemin. Mon père, il n’y avait que lui qui existait, même professionnellement. Quelque part, j’étais un peu dans l’imitation, en tout cas au début, lorsque j’ai fait les mêmes études que lui, dans l’espoir un peu irréalisable qu’il soit fier de moi – et je pense qu’il l’était, mais il ne le montrait pas forcément. Donc ce titre, La peau dure, peut s’appliquer à moi aussi. Enfin, cela ne s’est pas fait d’un seul coup, mais lors d’une très longue construction, j’étais une jeune fille terriblement timide, et même une journaliste très timide, très inhibée. Il m’a fallu beaucoup de travail sur moi – et puis il y a eu l’expérience, le métier, c’était vraiment un épanouissement pour moi de travailler.
De gagner votre vie.
Oui, mais pas seulement. Quand on travaille, on fait l’objet d’une évaluation extérieure, des gens considèrent qu’on travaille bien. Même si mon père disait que c’était un métier minable, cela compensait. Et puis il y a la maternité, et les amours qu’on rencontre dans la vie. On se consolide peu à peu. Il m’arrive toujours d’avoir des moments d’abattement et de doute, parce que je pense qu’on ne se remet jamais complètement de ne pas avoir été assuré dans son enfance, une certaine fragilité demeure. Mais je me suis consolidée peu à peu ; je me suis endurcie et j’ai forgé ma petite carapace.
On le sent à vous lire. On perçoit cette force communicative, en même temps que cette grande fragilité.
Par exemple, lorsque mon père m’a dit qu’il ne voulait pas que j’écrive, quand il m’a dit d’arrêter d’écrire, j’aurais pu arrêter. Mais pour moi, il n’en était pas question. Je me suis dit : non, c’est absurde, j’ai envie d’écrire, j’ai besoin d’écrire, je vais continuer à écrire, quel que soit le prix à payer – et cela m’a coûté cinq ans de brouille avec mon père, c’était quand même difficile. Mais il est vrai que j’ai tenu bon sur ce que j’avais envie de faire de ma vie, la façon dont j’avais envie de vivre.
Au travers de vos livres, vous menez une enquête sur des figures sur lesquelles votre père a écrit, comme si vous cherchiez des explications : les avez-vous trouvées ?
Généralement, les gens qui écrivent sur leurs parents se servent tous des mêmes matériaux : des photos, des lettres, et puis évidemment les souvenirs, on remonte dans ses souvenirs personnels et parfois on peut interroger d’autres gens de la famille. Moi, j’avais cette chance que mon père a énormément publié et que même s’il écrivait essentiellement sur les autres, ses choix n’étaient pas du tout anodins. À chaque fois, il s’est penché sur des figures désespérées : Malraux, Glenn Gould, Schumann… Des gens mélancoliques, trèsborder line, et tristes. Ce qui l’intéressait, c’étaient les âmes tourmentées : Proust, Baudelaire… Il n’a pas choisi des figures solaires, rayonnantes. J’avais lu la plupart de ses livres au moment où ils étaient sortis, mais à l’époque je n’avais pas la même maturité qu’aujourd’hui. En m’y replongeant à cinquante ans, avec un autre regard, j’ai été frappée de réaliser à quel point, à de nombreux égards, c’est de lui qu’il parlait dans ses livres ; il avait besoin de se confronter à des figures qui lui ressemblaient – des figures qui étaient très mélancoliques…
Des figures en lesquelles il y avait également une part de folie, et aussi des familles un peu chaotiques.
Oui. Et en même temps, des gens brillants.
Et qui ne sont pas toujours reconnus de leur vivant… Marilyn Monroe me semble être la seule femme sur laquelle votre père ait écrit. Elle est une figure fragile issue d’une famille chaotique, qui a eu une carrière mais qui n’a pas été reconnue pour ce qu’elle était.
En plus, elle lisait Proust. Cela a touché mon père. Et il s’est vraiment intéressé à sa relation avec ses psychanalystes. Il est vrai que ce n’est pas du tout l’image qu’on a de Marilyn Monroe, qui est longtemps apparue comme une petite écervelée. Plusieurs livres, dont celui de mon père, ont contribué à montrer d’elle une autre face : c’était quelqu’un qui lisait énormément, qui essayait de se cultiver, qui s’intéressait à plein de choses – à la psychanalyse, à la littérature… Et puis c’était une autodidacte – et je pense que mon père était fasciné, ou en tout cas qu’il se sentait proche de gens qui avaient dû se construire tout seuls : construire leurs repères, leur carrière, tout. C’était donc précieux pour moi d’avoir tout cela sous les yeux : à la fois beaucoup d’écrits et des écrits dans lesquels on peut lire entre les lignes.
Tout le monde n’a pas cette chance. Cela m’amène à une question sur vous, parce que vous avez beaucoup écrit sur votre famille, sur votre grand-mère maternelle, puis sur votre grand-mère paternelle, sur votre cousine Maria et maintenant sur votre père. Qu’est-ce que ces figures disent de vous aujourd’hui ?
Aucune famille n’est banale, mais je pense que la mienne était assez gratinée. Des deux côtés, ce sont des lignées qui ont été brisées à plusieurs reprises. Par des exils, puisque du côté de ma mère, ma grand-mère était venue de Port-au-Prince en Haïti pour s’installer en France, à 10 000 kilomètres de chez elle ; et du côté de mon père, ma grand-mère était venue de Roumanie – donc des ruptures dues à l’exil géographique. Mais il y a aussi eu des divorces, et des drames. J’ai toujours entendu mon père dire : « Oh la la, c’est encore ma famille de fous !… ». Ma mère a quitté sa famille à 21 ans, elle n’a jamais revu son père et n’a revu sa mère que trente ans plus tard.
Ces familles ont produit beaucoup de malheur : de l’alcoolisme, des drogues, des morts prématurées, des suicides – un de mes oncles s’est suicidé, un de mes cousins s’est suicidé. Cela donne donc un matériau qui est à la fois effrayant et très romanesque.
Mes parents étaient coupés de leurs familles, on ne voyait personne. Qu’est-ce que cela dit de moi ? Lorsqu’on grandit dans une telle famille, une famille qui renferme tant de de fragilités et de ruptures de liens, on se construit évidemment par rapport à cela, avec une conscience que tout est très fragile. J’ai une inquiétude qui ne me quittera jamais.
Mon père se disputait avec tout le monde. J’étais habituée à voir des gens que nous fréquentions disparaître soudain de la circulation sans que nous sachions pourquoi, parce que mon père avait décrété que finalement ils ne valaient rien. Moi, en conséquence, j’ai justement un énorme problème à couper des liens. Il m’est très difficile de rompre, de me séparer d’amis, de me fâcher avec qui que ce soit.
J’avais une appréhension du monde assez angoissante : il n’y avait rien de très stable puisqu’on ne pouvait pas compter sur la famille – car du côté de mon père ils étaient fous et du côté de ma mère ils étaient méchants –, on ne pouvait pas non plus compter sur les amis, parce qu’ils changeaient tout le temps. Cela a forgé en moi le besoin, au contraire, de tisser du lien et de m’ancrer.
Avez-vous l’impression d’avoir compris quelque chose d’eux à travers votre écriture ? Que recherchiez-vous vraiment ?
Je ne me suis pas du tout lancée dans une recherche. Au début, j’ai écrit ce premier livre sur ma grand-mère maternelle parce que c’était une histoire folle et qu’il y avait beaucoup de mystères. Que s’était-il vraiment passé au sein de cette famille, avec cette femme qui venait d’Haïti, qui était arrivée en France et qui, une fois son mari mort, avait épousé un gangster ?
Lorsque j’ai terminé ce livre, je me suis dit que du côté de mon père aussi, c’était très intéressant, et j’ai eu envie de raconter ce qu’était cette famille de Roumains arrivée à Paris. Je savais que ma grand-mère avait été mariée à 15 ans, un mariage arrangé, et que son mari était homosexuel…
Cela s’est donc imposé à moi, j’avais sous les yeux des personnages puissants – et puis c’était peut-être un moyen de les domestiquer, un moyen de domestiquer quelque chose qu’on ne maîtrise pas bien. Et même si j’en ai une vision tronquée, puisque forcément c’est la mienne, écrire sur eux me permet de les appréhender, de les adoucir, et c’est rassurant.
Votre second roman, Tâche de ne pas devenir folle, est dédié à votre père. Ce titre lui était-il adressé, ou était-ce à vous-même que vous vous adressiez ?
C’était à moi. J’ai dédié ce livre à mon père parce que c’était essentiellement un livre sur sa mère. J’entendais sans cesse mon père dire : « Ils sont complètement zinzins, dans ma famille, ils sont fous ! » Et nous passions quand même beaucoup de temps à aller à Sainte-Anne chercher untel, ramener un autre. Ma grand-mère paternelle était alcoolique, dysfonctionnelle ; avec une histoire très dure. Alors quand on grandit dans une telle famille, on éprouve une certaine crainte, parce qu’on voit bien que quelque chose se transmet – pas génétiquement, mais de génération en génération –, on a l’impression que les traumas se répètent et l’on se demande si cela va s’arrêter. Et lorsque j’écris « Tâche de ne pas devenir folle », c’est une manière de dire : « Maintenant, cela va s’arrêter là, je vais essayer que mes enfants ne se traînent pas toutes ces névroses familiales. »
J’ai cru comprendre que c’est justement avec ce second roman, qui lui est dédié, que votre père a arrêté de vous parler ?
Cela ne tenait pas à ce livre en particulier. Mon père ne m’a jamais reproché ce que j’écrivais, il m’a reproché d’écrire. Il avait déjà mal pris le premier livre, mais je pense qu’il avait dû se dire : « C’est un one shot. Elle a écrit un livre et voilà. » Mais quand il a vu la parution de mon deuxième livre – que j’ai publié seulement un an et demi plus tard –, il s’est dit que je n’allais plus m’arrêter. Et là, cela a déclenché une réaction qui m’a beaucoup déboussolée parce que je ne m’y attendais pas. J’aurais pu m’attendre à ce qu’il me dise qu’il était contrarié que j’aie parlé de sa mère, de sa famille. Ce sont des débats, voire des conflits, qu’on peut concevoir et qui peuvent avoir lieu dans de nombreuses familles – mais je n’ai jamais eu de conflits de cet ordre dans ma famille. Lorsque j’ai compris que ce qu’il me reprochait, en fait, c’était d’écrire, comme lui, cela m’a terriblement peinée, parce que je me disais que lorsqu’on est parent, on est fier que ses enfants empruntent un chemin qu’on a tracé. Je voyais autour de moi des familles où les parents étaient contents de voir leurs enfants embrasser leur profession ou des passions qu’ils leur avaient transmises. La lecture et l’écriture étaient, pour le coup, liées à mes parents, et tout particulièrement à mon père. C’était un lien très fort entre nous parce que j’étais, dans la famille, celle qui lisait énormément, et mon père pouvait échanger avec moi sur mes lectures. Sa réaction a donc été à la fois incompréhensible et douloureuse ; et il est devenu si agressif que c’est moi qui, à un moment donné, ai mis des distances. Je le voyais pour les enfants, mais je ne le voyais plus seule.
Peut-être qu’à ce moment-là, il a aussi senti qu’il y avait une forme de dépassement, au sens où vous écrivez dans votre livre : « Je n’arrête pas d’écrire “je”. »
Ce sont des choses que j’ai comprises plus tard. Mon père avait une notoriété déjà installée, il avait obtenu des prix… Je me demandais pourquoi il se sentait menacé parce que j’écrivais des petits livres sur ma famille. Mais un jour, il m’a dit : « Mais toi, tu arrives à écrire “je”, à la première personne, alors que moi je n’y arrive pas. » En outre, ce qu’il admirait le plus, c’était le roman, c’était Proust, le grand romancier ; je crois qu’il aurait voulu être un grand romancier. Au fond, cela n’avait rien à voir avec moi ; cela le renvoyait lui-même à des fragilités et des doutes qui se sont réveillées à cette occasion.
La littérature était donc un pont entre vous, et en même temps c’est ce qui vous a fracturés…
Oui, mais on sait bien que ne plus se voir peut aussi être un moyen de rester ensemble. Cela me soulageait de ne plus le voir car j’avais peur de ses attaques, mais en même temps je pensais énormément à lui.
Ce n’est pas la littérature qui nous a séparés, je pense que c’est simplement, pour lui, le fait de me voir prendre une place d’adulte – avec le journalisme aussi –, et que j’aie un peu de reconnaissance publique. C’était compliqué pour lui. Il aurait voulu être le seul et il se sentait menacé, comme si je venais prendre sa place – alors que moi je trouvais qu’il y avait de la place pour tout le monde…
Je voulais aussi évoquer le moment où vous lisez cette lettre qui est bouleversante, dans laquelle votre père vous dit : « Tu me manques, ma fille », et le fait qu’il le pose sur le papier, comme s’il était incapable de vous le dire.
Tout passait par l’écrit. En plus, c’est une lettre que j’ai découverte très tard, parce qu’à un moment je ne lisais plus ses lettres, qui n’étaient que des déclarations de colère – cela me mettait dans de tels états que je ne les lisais plus. Celle-ci, je l’ai ouverte très tard, des années après, et c’est là que j’ai compris que j’étais aussi en colère et que, lorsqu’il était agressif et que je lui disais qu’il valait mieux qu’on ne se voie pas pendant un temps, c’était dur pour lui.
Votre livre oscille ainsi entre violence et admiration, de même vous lui parlez parfois à la deuxième personne et parfois vous dites « il »…
Cela s’est imposé. J’ai remarqué a posteriori que lorsque j’utilisais le « il », c’était souvent pour parler de périodes de la vie de mon père que je n’avais pas connues, comme des épisodes de son enfance, par exemple. Alors que pour ce qui concernait directement notre relation, là, j’étais davantage dans l’adresse.
Quand on a un parent qui tombe malade, tout le monde vous dit : « Il faut parler, c’est le moment de parler, c’est le moment de l’interroger sur tous les sujets, c’est le moment où il faut se dire des choses. » Mais pour moi, cela ne s’est pas du tout passé ainsi. Mon expérience, c’est que lorsqu’on est dans l’accompagnement, quand on sait que la personne va mourir, on est juste dans le soin, on essaie de lui changer les idées, de parler de la pluie et du beau temps. Mon père et moi, nous parlions de telle ou telle série, mais pas un quart de seconde je n’aurais imaginé lui poser des questions susceptibles de remuer des choses, comme par exemple lui demander comment il avait vécu le suicide de son père et de sa mère. Cette idée selon laquelle, avant qu’une personne ne meure, on peut savoir plein de choses, est fausse – en tout cas, pour moi, cela ne s’est pas passé comme ça. Et par conséquent, on reste un peu sur sa faim. Je pense que le « tu » est aussi un moyen de l’interpeler sur des sujets dont nous n’avons jamais parlé, de lui poser toutes les questions que je n’ai pas eu l’occasion de lui poser ou que je n’aurais pas osé lui poser, par pudeur aussi, et d’essayer de résoudre une part de mystère qui reste. Mais de toute façon, je crois qu’une part de mystère demeurera toujours. Et quand bien même on aurait d’interminables conversations avec ses parents, on ne serait pas forcément plus avancés sur qui ils sont au fond d’eux-mêmes, parce que toute parole déforme, invente… une histoire.
Auriez-vous aimé qu’il lise votre livre, ou êtes-vous soulagée de l’avoir écrit après sa mort ?
Je n’aurais pas pu écrire ce livre de son vivant, ce qui veut donc quand même dire qu’il y avait une crainte qu’il n’apprécie pas tout ce que j’écris… En tout cas, je suis sûre qu’il n’aurait pas du tout aimé que je ne le fasse pas, qu’il n’y ait pas de livre sur lui ; et il aurait très bien compris que si j’ai écrit sur lui, c’est parce qu’il a énormément compté pour moi, parce que je l’aime énormément – donc il l’aurait pris pour ce que c’est. Et puis encore une fois : il est mort il y a trois ans, on parle de lui, les gens relisent ses textes, et cela, il aurait aimé, oui.
Les mots ont permis à votre père d’avoir du pouvoir, de prendre du pouvoir. Comment, vous, vous êtes-vous accaparée ce pouvoir-là ?
Je me suis beaucoup interrogée sur la question de l’héritage, y compris dans mon travail journalistique. Je mesure la chance que j’ai eue de naître dans une famille où il y avait des livres, des discussions, où l’on écoutait la radio, des émissions d’actualité, on allait voir des expos, on allait au cinéma, on écoutait de la musique – mon père a d’ailleurs dit : « La musique m’a sauvé de mon enfance. » Et le fait que ce capital culturel demeure en dépit de la faillite familiale, c’est aussi un atout. Maîtriser le langage, arriver à poser des mots sur ses émotions, c’est un formidable atout ; car très souvent, les souffrances naissent du fait que les gens n’arrivent pas à dire ce qu’ils ressentent, à le formuler, à poser des mots sur leurs maux. Donc de ce point de vue-là, j’ai eu une énorme chance.
Votre père s’en est sorti par les études, par la lecture ; non seulement il s’est construit ainsi, mais il a transmis ce bagage culturel à ses enfants, de manière un peu bancale, certes, mais il l’a quand même transmis – c’est admirable. Ce qu’il a écrit sur la musique est sublime – je pense à un passage où il parle de l’écho de son cœur…
Oui, dans une lettre qu’il s’était écrite à lui-même et que j’ai retrouvée.
On ne l’imaginait pas écrire quelque chose de si délicat. Cela fait peut-être également partie de ce pouvoir que lui a donné l’écriture. La littérature peut être l’endroit où les pudiques peuvent enfin se parler et se dire qu’ils s’aiment. Êtes-vous d’accord avec cela ?
Bien sûr. Mon père et moi, nous avions deux principaux sujets de communication : la politique et les livres. Nous avions un socle d’études commun : l’histoire des sciences politiques. Donc sur la politique, sur ce qui se passait dans le pays, nous parlions le même langage – même si nous étions très souvent en désaccord. C’étaient des sujets de discussion sans fin. Et puis il y avait les livres, évidemment, et notamment ceux qu’il m’a fait découvrir. Lorsqu’on dit à sa fille : « J’adore cet auteur, il me passionne », cela raconte forcément quelque chose de soi, cela crée un lien. Je me souviens de tout ce qui se passait autour de Fitzgerald. Ensuite, il m’a dit : « Il faut que tu lises le livre de sa femme, les lettres de la fille. » Toute cette histoire familiale était comme notre famille, puisqu’on en parlait souvent. Il m’a fait découvrir plein d’auteurs de cette façon. À la fin de sa vie, cela s’est même renversé. C’est lui qui me demandait, parce qu’il lisait peu la littérature contemporaine : « Qu’est-ce que tu as lu de bien ? » Je lui ai fait lire Jean-Baptiste Andréa, des auteurs que j’apprécie, et nous en parlions aussi. Les dernières conversations que nous avons eues étaient autour des livres, autour de Cassavetes.
D’une certaine manière, la littérature et les mots vous ont permis à l’un et à l’autre de préserver un lien très fort ; c’était une manière de vous parler.
Pour mon père, c’était plus facile. Dans un de ses livres, il dit : « Chez moi, on ne parlait pas à demi-mot, mais à mots et demi. » Il était toujours dans l’outrance, il avait été élevé là-dedans et il nous parlait comme cela. Il disait toujours plus que ce qu’il voulait dire, de façon plus violente, plus franche.
Et les mots tendres ?
Cela, par contre, c’était plus difficile. Mon père n’a pas été élevé par des parents, il a poussé un peu tout seul, comme une herbe folle. Alors, même s’il avait des gestes de tendresse, il ne savait pas trop comment faire pour être parent.
