Le Bel Obscur. Il faudrait déjà s’arrêter sur ce titre emprunté à « L’avenir des paroles » de Ponge (« Le corps du bel obscur hors du drap des paroles… »), ce titre que l’on aimerait tant avoir trouvé, son évidence, sa beauté – qui écrira, un jour, sur la jalousie des titres ? Le Bel Obscur, c’est ainsi, d’abord, un garçon que l’on veut connaître, que l’on croit avoir déjà rencontré.
Il se trouve que j’ai moi-même été Vincent, l’homosexuel du couple, souhaitant préserver sans trahir – une question peu traitée en littérature. Il fallait un livre écrit par une femme, qui ne soit pas larmoyant mais lumineux, alerte, intelligent ; marqué, malgré la frustration et les peines, par la mansuétude et l’indulgence.
Le Bel Obscur, c’est la jonction de deux sécantes masculines. L’histoire d’un aïeul, Edmond, Liégeois né en 1834 et décédé prématurément à l’âge de trente ans, dont on ne sait rien sinon qu’il fut brutalement évincé de l’arbre familial, qu’il exerça comme ingénieur des mines après avoir été diplômé de la prestigieuse Bergakademie (détail qui a son importance), qu’il fut un héros car il sauva deux enfants de la noyade en 1862, ce qui lui valut les honneurs de la ville – et aussi, voyez le bandeau du livre, qu’il fut terriblement beau. Un brouillon de lettre exhumé par la narratrice évoque une peine maternelle dont on présume la teneur – mais puisqu’une lettre arrive toujours à destination… En 1865, le mot, ce mot, celui dont Edmond est « victime », n’existe pas. On souffre d’un mal qu’on ne peut nommer – puisqu’il s’agit encore d’un mal.
Et puis il y a Vincent, mari et père de deux enfants ; Vincent de loin en loin, délaissant le roman courtois cher à la narratrice pour embrasser une nouvelle vie de désir – on découvre les noms : Brian, Markus, Jérôme, João, Nikola… « tous et un, comme disait Vincent » –, faisant l’apprentissage d’une indépendance raisonnée, délicate et bienveillante. Un mari comme un Edmond du XXIe siècle. Vincent, lui, non évincé. Dès lors, comment aimer ? « Je ne me sens pas en deuil, sinon, encore une fois, d’un vivant du nom de Vincent. »
Caroline Lamarche, consultant graphologue et médium, élucide ici son propre destin, tentant de résoudre ces deux énigmes, convaincue qu’elles sont liées (« Une obsession se nourrit par attraction de signes. »). Lorsqu’elle découvre des photos de son aïeul mises à jour par son père, elle demande : « Est-ce le même ? » – c’est-à-dire : est-ce le même homme ? Dès lors, la question semble aussi s’appliquer à son couple. Peut-on préserver l’essence d’un amour tout en s’amenuisant ensemble ? Quel est ce fil précaire, cette invention à deux d’une vie nouvelle ? Non, bien sûr, l’existence n’est plus la même – et alors ?
« J’étais devenue la femme qui attend à la fenêtre, moi qui n’avais pas attendu qu’il se déclare pour le demander en mariage, moi qui n’avais jamais rien attendu, à vrai dire, sinon l’amour comme un rêve durable.»
Le Bel Obscur devient ainsi un récit d’apprentissage, celui d’une liberté, d’une tendre libération, en dépit de ce qui apparaît malgré tout comme une relégation – l’épouse, la mère sans cesse seule, seule plus que jamais, jusque dans cette boîte de nuit gay où elle accompagne mari et amant (« Observons, observons, observons. Quelle bêtise de se centrer sur sa propre mélancolie ! »). Car c’est aussi ce que dessine le livre : l’inégalité de la situation, l’empêchement de la mère sans cesse sur la touche, évincée. Étrange solitude : « Année après année, j’avais résisté, les yeux secs. » Mais c’est une tristesse sans colère ni violence, tournée vers la bonté, même si le livre s’ouvre sur un « arrachement ». Poursuivre grâce à la nage et la littérature, avant de s’autoriser, enfin, à désirer à son tour.
Finalement, Le Bel Obscur est une histoire de l’homosexualité – on m’excusera ma lorgnette, ma lecture sans doute trop étriquée –, un texte sur les maigres possibilités offertes à ceux qui, trop longtemps, n’ont pas été nommés, le reniement, l’effacement. Ou le mensonge. Et la mort. Mais je m’égare, Le Bel Obscur n’est pas ce livre-là. C’est avant tout le récit d’une beauté minérale, saisissante, d’une femme qui aime et qui parvient à s’effacer pour deux. Avant l’épiphanie, le livre, la littérature. Car après tout, pour elle, pour Vincent et pour Edmond, la seule chose dont on puisse être coupable, c’est bien d’avoir cédé sur son désir. Et ce, même si « le désir l’avait mené [Vincent] et le désir n’est jamais coupable ». Alors : « Je l’aimais sorti de ma vie. Je l’aimais autrement. » Un beau rêve durable.
