9

Ces lettres me laissent aujourd’hui sans voix. Je voudrais tant te répondre mais je ne peux pas, j’en suis incapable, incapable de répondre à ce qu’elles disent. Alors je m’adresse à toi par-dessus elles en quelque sorte, en les évitant ou les ignorant. Peut-être n’est-ce d’ailleurs même pas à toi-même que je m’adresse mais à ton souvenir, au souvenir de ce que nous avons cessé d’être. Comment cela a-t-il pu se faire ? Je ne comprends toujours pas vraiment ce qui a fait que tu t’es soudain retiré – tout en me reprochant de ne pas te « vouloir assez ». Ton retrait m’a éviscérée. Longtemps je suis restée vide. Même avec ma sœur. Tous les jours je lui écrivais, ainsi que je le fais depuis maintenant près de douze ans, mais je ne trouvais plus les mots. Mes lettres étaient vides, je ne lui disais plus rien (ou plutôt, je lui disais cela : rien). Tiens, à propos de « rien », justement, j’ai acheté hier un livre de Henry Green qui s’intitule, exactement, Nothing. J’ai découvert Green en lisant le dernier récit d’Edmund White, City Boy, dans lequel il dit de Nothing que c’est le seul livre qu’il ait, de sa vie, lu dix fois. W.H. Auden dit de Green qu’il fut l’un des plus grands écrivains du 20ème siècle. Il a écrit neuf romans : BlindnessLivingParty GoingCaughtLovingBackConcludingNothing, et Doting, ainsi qu’un livre de mémoires, Pack My Bag. C’est une étrange histoire que la sienne. Admiré de tous ceux qui l’ont lu, comparé aux plus grands romanciers anglo-saxons de son siècle (on a dit de lui que c’était Joyce revu par Noël Coward), on n’a pourtant cessé de l’oublier. Bref – rien. Voilà ce que j’avais à dire. Je n’étais (je ne me sentais) nulle part. Ce n’est pas que je ne ressentais rien, au contraire : c’est que je ressentais très exactement cela. Rien. J’aurais pu dire : « j’ai rien », comme on dit : « j’ai froid ». Ce n’est pas une absence de sentiment ou de ressenti : « rien » nomme ce que je ressentais. Ça, et puis le sentiment sourd, confus, d’être en danger – à ceci près que je ne savais pas de quel danger il s’agissait.

Ce sentiment s’est installé quand j’ai perdu confiance en toi. C’est comme si s’était formée sur ma vie une croûte poisseuse, qui ôtait à toutes choses évidence et réalité. Tu étais devenu à la fois incertain et excessif.

Je t’écris dans une lumière orageuse de fin d’hiver, parfaite. Je me sens inutile et tenace, tel un vieux navire désarmé, battu par les vagues immuables, sur lequel tomberait la neige. Neiges d’enfance et de terreur, neiges séculaires, neiges du souvenir. Les amours mortes vont vite, trop vite. Je n’étais plus qu’un pantin véhément que les sautes d’air désarticulaient, tordaient comme une oriflamme au combat. Je me dis soudain que tu cherchais peut-être un miroir. Ou une jumelle. C’est d’ailleurs peut-être parce que nous étions si semblables qu’il y avait entre nous cette stupéfiante entente sexuelle. Je ne m’étais, jusqu’à toi, dans l’érotisme jamais découverte que sans attaches, sans oikos. Qui a dit que tout désir érotique est en réalité un désir de littérature, que ce qui s’exprime à travers le désir érotique c’est quelque chose qui doit se dire, et se dit de façon la plus souvent confuse ? Qui affirme que l’érotisme est un désir profond de langage, un langage qui n’a pas besoin d’être châtié ? Qui a parlé de la détresse infinie dans laquelle on s’abîme presque infailliblement quand on vient d’obtenir ce que l’on désirait ; de la plénitude qui apparaît toujours grosse d’un déchirement (tel un fruit mûr qui se fend ; les jeux d’enfance auxquels on se donne tellement que cela finit presque toujours par les larmes et des cris ; l’ivresse qui se termine dans le fracas de verres brisés) ? Je ne sais plus d’où j’avais tiré ça (ce sont des notes prises il y a longtemps, que je recopie d’un cahier retrouvé par hasard). Peu importe, je les reprends à mon compte. D’ailleurs, tu le sais, j’aime la citation, le collage, j’aime voler, introduire en secret des phrases, des passages que je prends à d’autres auteurs, et qu’on ne voit pas, ou difficilement. Parfois, j’associe deux phrases, de deux auteurs différents, et j’intercale, au milieu, quelque chose de moi. Le geste me plaît. Flaubert aurait aimé faire un livre entier de cette manière. Et Walter Benjamin, bien sûr. Construire un texte qui soit entièrement fabriqué de propos pris à d’autres – ce qui n’exclut pas la rigueur. Mais je m’égare.

Je pense encore à ce que dit Bataille de la fidélité déchirée que suppose le nu, lequel n’est qu’une réponse tremblée et bâillonnée au plus trouble des appels. J’ai connu cela avec toi, cette fidélité, cette nudité de la jouissance qui n’est pas un état des corps, comme dit Yannick Haenel, mais l’accomplissement d’une extase. Nous avons connu ça. Serait-ce la raison de ta fuite ? Est-ce de cela que tu as eu peur ?

***

Dernières heures de la nuit, je tombe de fatigue. Combien de temps il faut pour penser, pour laisser les choses en soi se déposer, les idées venir trouver hospitalité, doucement, dans la pénombre de la veille.

Je ne sais pourquoi j’y pense maintenant : tu te souviens de l’exposition Vishniac que nous avions vue à Prague ? J’avais été si émue par ce que ces photos montrent de ce monde perdu. Mémoires disparues, destins effacés. La conscience en est disjointe, les yeux éblouis. Beauté et terreur sont liées.

10

Tu n’as jamais tout de suite répondu à mes questions quand elles étaient trop directes, trop brutales. Toujours il te fallait attendre, imposer un délai, emprunter toutes sortes de détours. C’était sans doute là ta manière de t’assurer que ce serait à ton rythme, et en suivant le chemin dont tu avais décidé, que nous affronterions les problèmes. Il s’agissait pour toi de ne pas perdre la main. Comment ne voyais-tu pas que j’étais coupée en deux ? Une partie de moi qui voulait mourir, l’autre qui voulait vivre. Cette histoire m’a épuisée. Comme dit l’autre : l’amour est la seule raison de vivre – et c’est le piège dans lequel tout le monde tombe. Il fut ma raison, il s’est maintenant refermé comme un piège en effet. C’est à peine si j’ai le souvenir, si j’ai gardé trace de ce que j’étais quand je croyais à l’avenir que tu m’ouvrais.

Je n’ai plus voulu attendre. Je n’ai plus voulu t’attendre – mais encore eût-il fallu que je susse ce que j’attendais, ce que j’avais tout ce temps attendu. Toujours est-il que j’ai fini par ne plus savoir m’adresser à toi, je n’avais plus de mots, plus de langue qui fussent miens. Emprunter pour continuer, devenir emprunté ? C’est la chose la plus mystérieuse, cette perte, la moins ou la plus difficilement pensable. Ta disparition m’a mise dans une situation impossible, un état de faiblesse désespéré. Mais il a bien fallu que j’y arrive, que j’arrive à ne pas être que le résidu de ce que nous nous étions dit, de ce que nous avions fait l’un de l’autre comme dit l’autre (tu le reconnais ? Je ne te dirai pas qui c’est, il faudra que tu le trouves), que je m’arrache à ce à quoi nous nous étions destinés. Je ne voulais pas me résigner à n’être que l’héritière d’une promesse non tenue, ou trahie. Peut-être nous sommes-nous demandé l’impossible ? L’énigme, c’est le désarroi devant ce qui aujourd’hui encore me revient de toutes les jouissances refusées, promises, menaçantes, folles, cruelles, sublimes. Que vais-je faire de ce reste, de tout cela qui reste en dépit de ton absence ? On devrait pouvoir le rendre, ce reste, s’épargner cette insupportable garde, s’innocenter de sa foi désavouée, de sa crédulité, en finir avec la loi de cet éternel retour du même. Il faudrait pouvoir devenir étranger, ignorant, éloigné de ce qui s’est passé, de ce que l’on est devenu, de ce à quoi on avait cru. Ne pas succomber au désir mortel de s’emmurer dans les répercussions d’un nom, d’un corps, ne pas courir à cette catastrophe, ce désastre.

Mais je dois à l’honnêteté de reconnaître que tu m’avais prévenue, dès notre première nuit : tu disparaîtrais, tu disparais toujours, il n’y avait plus d’engagement possible pour toi, tu n’es pas fiable – mais tu es généreux. C’est très fort, ça, la générosité qui affranchit de la fiabilité. Je ne comprends toujours pas. L’amour… C’est peut-être comme l’alcool : au début, le vin soulève ; après, il vous abrutit.

Très vite, tu as commencé à devenir une absence. C’est peut-être ce que tu as toujours voulu, c’est peut-être pour toi l’idéal, l’absence. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer. Je devenais, à mes yeux, dérisoire. Voilà à quoi j’aboutissais. Alors j’ai peuplé comme j’ai pu ma vacuité. Vissée sur ma chaise, comme aujourd’hui encore, à t’écrire, ou le nez enfoui dans mes livres, toute fierté perdue, enfantant des désirs monstres, radieux, puérils, ça ne me lâchait plus.

Tu estimais, et tu estimes sans doute toujours, m’avoir donné ma chance, je n’ai pas su la saisir, pas été assez rapide. J’ai sémiotisé, déconstruit, scruté, alors que ce qu’il t’eût fallu, c’est la fête, jusqu’aux aurores, la foire d’empoigne, les mains qui agrippent, les doigts qui farfouillent, les vertèbres qui se désarticulent, on se déhanche, on s’emmanche, l’école paisible devient un bordel trépidant. Atout cœur, atout cul – pas atout tête. Ou alors les trois.

Je ne comprenais rien, et je ne comprends toujours pas. À quoi jouais-tu ? Je sais ce que tu penses : « Et comment peut-il se faire qu’une femme qui dit tant m’aimer n’ait pas trouvé le moyen de m’arracher à mes chaînes, n’ait pas su inventer pour nous les moyens de notre survie ? » Mais quand m’as-tu donné la possibilité de former le moindre projet d’avenir avec toi ? Tu ne t’en rendais même pas compte. Moi-même, je ne l’ai compris qu’assez tard. Je me suis aperçue que peu à peu je me minéralisais. Cela avait commencé dès notre retour de Naples la première année, en novembre. Transformation insensible, insidieuse, je m’en suis à peine aperçue. Une fin d’automne et un hiver presque normaux. Nos vies étaient inextricablement liées même si notre vie n’était pas commune. Tu avais tes obligations, j’avais les miennes, chacun respectait l’autre, nous étions parfaits. Je te cherchais depuis des années, depuis toujours peut-être, et j’avais fait tant d’erreurs au cours de cette quête, blessé tant d’hommes, amants ou amis. Je t’avais cherché comme on cherche une fenêtre dans une pièce emplie de fumée, me précipitant, bousculant tout sur mon passage, sans égards pour qui ou quoi que ce soit. Et puis tu es apparu, et j’ai su, et je te l’ai dit, et tu m’as laissé dire, tu m’as laissée me risquer, risquer le tout de ma vie dans cette aventure que tu savais sans avenir. Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu si peur du Paradis ?

11

Aujourd’hui, le 23 décembre, j’ai relu toutes les lettres que tu m’as renvoyées. Six années presque se sont écoulées depuis le dernier envoi. Pourquoi me les confier ? Qui, du coup, ici, écrit ? À qui ? Et pour envoyer, destiner, expédier quoi ? À quelle adresse ? Avec quoi espères-tu ainsi sans discrétion me mettre en rapport ? Quelles distances cherches-tu à prendre, ou à perdre, ou à régler ? Dois-je penser que ces lettres que tu me renvoies sont laissées pour compte : de ce que nous nous étions dit, de ce que nous avions fait l’un de l’autre ?

Je ne comprends pas ton geste, je ne comprends pas pourquoi tu me rappelles à notre histoire, à cette catastrophe, tout près du commencement, ce renversement que je n’arrive pas encore à penser et qui fut la condition de tout, n’est-ce pas, la nôtre, notre condition même, la condition de tout ce qui nous fut donné, ou que nous nous étions l’un à l’autre destiné, promis, prêté, je ne sais plus. Nous nous sommes perdus – l’un l’autre, sans comprendre ce qui nous arrivait, ce qui à chacun arrivait depuis l’autre, et dans une langue d’autant plus étrangère qu’elle nous était commune.

J’aurais voulu t’arriver, je n’ai jamais voulu que ça, arriver jusqu’à toi, mon unique destinée, et je courais, je courais et je tombais tout le temps, j’aurais voulu l’emporter sur l’éloignement, l’emporter sur l’absence, l’emporter même sur l’amour peut-être.

***

Je t’écris une dernière fois, je ne t’écrirai plus. Nous nous sommes tout dit, tout donné, tout ce que nous avons pu. Bien sûr j’aurais, moi aussi, aimé te donner tout ce que je ne t’ai pas donné. Tu ne me quitteras pas, c’est une évidence, mais l’idée de ton retour, à supposer que ton retour puisse faire partie des possibles auxquels tu voudrais me rendre attentive, me fait peur. Parce qu’il se trouve que sans toi je ne manque de rien, mais que dès que tu es là je te pleure (tiens, voilà que je t’écris au présent…), que tu me manques à mourir. Je ne te supporte qu’absent « pour de vrai », comme disent les enfants. Serait-ce cela, l’emporter sur l’amour ? N’être plus qu’une mémoire, n’aimer que la mémoire et me rappeler de toi ?

Je n’ai aucun droit sur l’histoire que nous nous sommes racontée et que tu viens de me renvoyer (ou retourner, ce n’est peut-être pas la même chose). Je ne fomente aucune résurrection. Notre temps n’est plus le même. Cette fois, c’est la fin.

12

Restent des questions, que j’affronte seule. Comme il se doit.

Tu connais le mot de Lacan : l’amour est ce que l’on n’a pas mais que l’on donne pourtant, et à quelqu’un qui n’en veut pas. L’amour serait donc ce qui ne se donne pas, il serait ce qui ne peut pas se donner, en ce sens il tiendrait à l’impossible, c’est-à-dire à ce qui ne peut être ni projeté, ni représenté. Consentir à l’amour serait ainsi consentir à cela, à cette tâche qui est aussi celle de la pensée, de la vie. Ne pas s’en tenir au seul possible, au seul réel projeté. Resterait à départager, dans l’amour, le donner et le recevoir, resterait à se demander, donc, en quoi consiste ce que reçoit l’autre à qui dans l’amour je donne, puisque ce que je lui donne, je ne l’ai pas. L’autre ne veut pas de ce que je n’ai pas et que pourtant je lui donne, et qu’il accueille tout de même. À moins qu’il ne faille penser que ce que je n’ai pas soit bien autre chose que ce que je donne et que l’autre reçoit. C’est peut-être pourquoi l’autre ne saurait pourtant renoncer à ce que je n’ai pas, dès lors qu’il me dit en retour m’aimer. Les amants s’offriraient, à suivre le vieil analyste, ce qu’ils n’ont pas et dont ils ne veulent pas – mais sans quoi pourtant leur amour ne serait pas. Les amants disent : ce qu’on ne peut pas donner, il convient de ne pas cesser de l’offrir. Pourquoi y a-t-il cela, cet impossible interminable, et non pas plutôt une hospitalité entière à un don sans reste ?

***

Autre question : que dit-on, qu’appelle-t-on, que demande-t-on, que promet-on, que donne-t-on en disant « je t’aime » ? Mais que refuse-t-on aussi, que reprend-on peut-être nécessairement en le disant ? Qu’accueille-t-on ? Que garde-t-on ? Et pourquoi ? L’amour se laisse-t-il jamais nommer, définir, connaître ? Se donne-t-il jamais sans espoir de se reprendre ? Et donc : l’amour se fait-il jamais ? Qu’est-ce, au demeurant, que « faire » l’amour ? Qu’appelle-t-on ainsi, si on appelle en effet quelque chose ? Quelle singulière expérience fait-on – quel danger traverse-t-on – en « faisant » l’amour ? Et : ce qui se fait et se dit au nom de l’amour, est-ce la même chose ? Y a-t-il un performatif de l’amour ? Serait-ce la jouissance ? Que se passe-t-il, surtout, quand il faut doubler le dire avec le faire, et réciproquement ? Le faire accomplit-il jamais le dire ? Et si l’amour ne se laissait jamais ni dire, ni faire ? Que dit-on, que fait-on alors en s’efforçant de le dire et le faire ? Que se passe-t-il dans la jouissance ? N’est-ce pas ainsi que les amants jouissent : sur le seuil de ce qui les jette hors d’eux-mêmes, qui les excède, qui les expose au silence qui inévitablement, nécessairement, répond à l’appel qui se fait entendre dans l’amour qu’ils se donnent ? Dans la jouissance, les amants tentent comme ils le peuvent de répondre de l’étrangeté à laquelle l’événement de l’amour les rend. Ils s’efforcent, autrement dit, de faire de cette étrangeté une langue pour tenter de parer au dé-saisissement qui résulte du désir. Le désir est intrusif, menaçant, inexplicable, incompréhensible, toujours trop violent, et ses enjeux restent toujours inconnus. N’est-ce pas ? Faire l’amour n’est rien faire que faire être un accès. Nous avons connu cet accès, que je ne connaîtrai plus.

***

Il y a un secret de l’amour. Il y a un secret du désir. Il y a entre les deux une zone de partage. Ils ne se distinguent pas l’un de l’autre sans reste. L’amour et le désir qu’il porte est mi-partie miracle, mi-partie effroi. Je me suis souvent sentie stupide devant cette grande chose que nous appelons amour. Je me suis parfois efforcée de rire, parfois de prendre la pose.

J’aurais avec toi fait droit à la démesure, à l’indécence de la vérité mise à nu, à la joie de la jouissance, à l’intelligence du désir. Je serais allée chercher le plus loin possible ta nudité, pas seulement sur ta peau, mais là où opère en secret la connaissance du rêve, là où se creuse l’espace d’un nom qui devient amour, là où naît le désir, là où la jouissance même se tait.