La citation est devenue fameuse : « La Russie est une monarchie absolue tempérée par l’assassinat. »
Vous pensez spontanément que cette sentence sans appel se rapporte à Vladimir Poutine, autocrate tout-puissant, et à ses victimes politiques, Anna Politkovskaïa, Boris Nemtsov, Evgueni Prigojine, Boris Berezovsky, Alexeï Navalny, plus tous ceux de moindre notoriété, opposants, pacifistes, oligarques trop avides, courtisans déchus. Vous avez raison. À ceci près que cette citation de Custine est extraite de La Russie en 1839, un chef-d’œuvre qui, presque deux siècles plus tard, n’a pas pris une ride et montre que rien n’a changé quant aux maux qu’endure la Russie depuis Ivan le Terrible, suivi de Pierre le Grand, Catherine II, Lénine, Staline et Beria, jusqu’à leur digne épigone, Vladimir Poutine aujourd’hui.
Deux autres citations de Custine s’appliquent parfaitement, l’une à l’Europe actuelle – « La Russie voit dans l’Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions » –, l’autre à l’invasion en Ukraine : « Une ambition désordonnée, immense, une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l’âme des opprimés et se nourrir du malheur d’une nation entière, fermente au cœur du peuple russe. Cette nation essentiellement conquérante, avide à force de privation, expie d’avance chez elle, par une soumission avilissante, l’espoir d’exercer la tyrannie chez les autres : la gloire, la richesse qu’elle attend la distraient de la honte qu’elle subit, et pour se laver du sacrifice impie de toute liberté publique et personnelle, l’esclave à genoux rêve de domination du monde. »
Illustrons ces considérations ravageuses de Custine par quelques réalités contemporaines : le PIB russe équivaut à peine celui de la Hollande ; l’économie russe, les revenus du pays reposent entièrement sur la rente gazière et pétrolière, les matières premières ; il n’y a toujours pas de TGV Moscou-Saint-Pétersbourg ; la Russie n’a remporté aucun prix Nobel en sciences ou en littérature depuis des lustres ; la démographie est en berne, l’espérance de vie recule chez les hommes. Conclusion : la Russie est un colosse aux pieds d’argile. Les Russes, dans leur majorité, n’ont pas de sanitaires à domicile ; ils supportent sans mot dire la pauvreté, l’absence de liberté et de droits – excepté celui d’obéir –, mais se disent d’autant plus fiers, par compensation, que leur pays se targue de pouvoir balancer des missiles hypervéloces sur Paris, Londres et New York, et y anéantir toute vie.
Comment, par l’effet de quelle inversion des réalités dans la psyché des Russes, nier l’humiliation intérieure d’un peuple vivant sous la botte de son chef en le haussant par la guerre au-dessus de lui-même ? Comment, vis-à-vis de l’Occident haï autant qu’envié, surmonter le complexe d’infériorité de ces Européens éternellement ratés que sont les Russes ? Comment transformer une guerre de conquête qui piétine depuis plus de trois ans en arrogance civilisationnelle ? Telles sont les questions auxquelles, dans la lignée de Custine, un petit livre édifiant apporte un éclairage : Vocabulaire du poutinisme, qui liste à en frémir les élucubrations géopolitiques et les délires apocalyptiques du maître du Kremlin et de ses idéologues. Un moteur pavlovien les anime : la haine obsessionnelle de l’Occident, de ses valeurs, et la résurrection fantasmatique d’une sainte Russie vengeresse appelée à sauver le monde par l’esprit et par le feu. À cette fin, la mainmise étatique sur les médias, la culture, l’éducation, la justice, le droit, les tribunaux, se fait chaque jour plus totale en Russie. Retour vers le passé, dûment réécrit, ripoliné. Le négationnisme triomphe. On gomme l’histoire du stalinisme, l’Holodomor, les massacres de Katyn. On ferme le mémorial et le musée d’État sur le Goulag. On abolit les réformes du temps de la perestroïka, dont la liberté de l’avortement, et les lois sur les violences conjugales et le féminicide. L’Église orthodoxe, avec à sa tête le patriarche Kirill, bénit le tout d’un flot d’encens ininterrompu.
Le délire millénariste et ses outrances préservant les tenants de la raison d’y souscrire, le danger est bel et bien que ses propagandistes, véritables illuminés autant qu’apprentis sorciers, à commencer par le premier d’entre eux, finissent un jour prochain par croire à leurs incantations contre le satanisme prêté à l’Occident qui, disent-ils, veut la perte de la Russie en la civilisant de l’extérieur, l’Occident qui est le royaume de l’Antéchrist, l’Occident qui promeut toutes les licences, toutes les transgressions, poison mortel pour cette exception rédemptrice qu’est la civilisation russe. Pour l’heure, l’hubris de la revanche et de la croisade pour libérer le monde du joug occidental, pour le désoccidentaliser, est là et bien là, inscrit au cœur vibrant du Kremlin, nouvelle Jérusalem. Textes enflammés, discours du maître des lieux et du poutinisme millénariste : l’effet de ce florilège du crime théorisé en politique est glaçant. Faut-il rappeler que personne ou presque n’avait, à sa publication, pris Mein Kampf au sérieux ?
Partout, sans cesse, la guerre contre l’Ukraine est présentée comme un combat inaugural du Bien contre le Mal, prélude à une confrontation directe, un embrasement général de « la majorité mondiale » contre l’hégémonie occidentale. On n’est plus dans une novlangue orwellienne à usage interne ; un seuil, là, est franchi dans la montée aux extrêmes. L’échec militaire face à la résistance héroïque de l’Ukraine a rendu fous les jusqu’auboutistes de la haine, partisans hic et nunc d’une frappe nucléaire sur l’Ukraine, qui serait le prélude, ainsi que le prédit Douguine, le doctrinaire de l’Eurasie, à « une prise eschatologique du pouvoir planétaire, une conquête rusée et cruelle ».
La Russie est malade, malade à sa tête d’impuissance guerrière, malade dans son peuple de dévoiement civique, en proie croissante à l’hystérie ; et la maison de Matriona est en passe de devenir une maison de fous – avec le feu atomique en prime. Ce petit livre, après quelques autres, sonne une nouvelle fois l’alerte.
