De toutes les guerres que j’ai couvertes depuis cinquante ans, c’est l’une des plus féroces et, à coup sûr, la plus oubliée. « Savez-vous, me dit Suliman, ancien attaché à l’ambassade du Soudan en France qui a rejoint l’armée dès le déclenchement de la guerre, en avril 2023, et m’accompagnera pendant l’essentiel de ce reportage, que cette guerre a fait 12 millions de déplacés et 150 000 victimes civiles ? »
Nous sommes dans la salle des arrivées de l’aéroport de Port-Soudan, qui n’a d’international que trois lignes incertaines le reliant à Istanbul, Doha ou Addis-Abeba et qui, pour le reste, est totalement coupé du monde.
Y errent, dans une chaleur étouffante, un peuple d’hommes en jalabiyas blanches, de jeunes garçons faméliques en tee-shirts troués comme des filets de pêche et de chats qui sortent de dessous les tapis à bagages et dont on ne sait jamais, dit la légende, si ce ne sont pas des fantômes.

Et encore ! Que tout cela fonctionne tient du miracle si j’en juge par les dégâts faits, à l’extérieur, par la dernière pluie de drones tirés, depuis la mer, par l’armée de Mohamed Daglo, dit « Hemetti », l’ancien chamelier devenu général et entré en rébellion contre le président Al-Burhan.
Des éclats de bombe sur les murs lézardés de la salle des départs… La tour de contrôle semblable à un haut-fourneau décapité mais que les gouvernementaux ont aussitôt réparée… Et, entre les cuves de carburants, des cratères encore noirs du feu qui a brûlé dix jours durant…
« 150 000 morts », répète Suliman, impassible, très british, tandis que nous filons chez le président.
Au moins trois fois les morts de Gaza, me dis-je – et personne, sur les campus américains, chez les Greta Thunberg et autres Insoumis, pour s’en soucier.
Je songe à ces guerres « de logique bien imprévue » annoncées par Rimbaud qui est passé, après Aden, par Port-Soudan.

Le président Al-Burhan me recevra, à la nuit tombée, dans une résidence modeste et, risque de drones oblige, plongée dans la pénombre. Il est grand. En treillis. La poitrine chamarrée de médailles. Et un profil de condottiere nilotique. Il me parle du président Macron, l’un des rares Occidentaux qu’il ait rencontrés depuis quatre ans et dont il est sans nouvelles. De la difficulté de mener la lutte, seul ou presque, contre un ennemi qui s’autorise tous les crimes de guerre et crimes contre les civils. Et puis le mystère des Émirats arabes unis, cet État jadis ami, si souvent du bon côté de l’Histoire, et qui fournit aujourd’hui, via le Tchad, l’essentiel de leurs armes aux assassins.
Je lui objecte les liens qu’on lui prête avec l’Iran et qu’il nie catégoriquement : « L’Iran a ouvert une ambassade, rien de plus – pas d’experts militaires, pas de livraisons d’armes, comme le prétend la désinformation des assaillants. » Les accords d’Abraham, qu’il a signés mais pas ratifiés : « Seule la guerre civile a retardé le processus, et je suis prêt, contre l’ennemi commun qu’est le terrorisme et qui, au-delà du Soudan, menace le Tchad, la Libye et l’ensemble de la région, à toute coopération sécuritaire avec l’État hébreu. » Et, quand je m’étonne que le retour à la « transition démocratique » promis depuis son arrivée au pouvoir, en 2019, se fasse toujours attendre, il plonge dans un long silence, se lève, me fait signe de l’accompagner au bout du jardin aride et sans lumière et, escorté d’une poignée de jeunes militaires à peine armés, sort sur la corniche où les habitants de Port-Soudan viennent chercher un peu de fraîcheur.

Des jeunes le reconnaissent. Des dizaines. Bientôt des centaines. C’est un concert d’acclamations, de youyous, de « Vive le Soudan » – et des selfies sans fin. « La voilà, la démocratie ! », me crie-t-il, le poing levé. Puis, balayant d’un geste auguste et bienveillant le peuple de la corniche : « Rappelez aux propagandistes qui parlent sans savoir qu’un Premier ministre est nommé, M. Kamal Idris, professeur de droit renommé – et qu’il est en train de former un gouvernement 100 % civil ! »
Le Soudan est un grand pays. C’était même, avant la sécession du Sud, le plus grand d’Afrique. Et c’est par les airs, d’abord par un vol intérieur, puis dans un hélicoptère militaire volant en rase-mottes pour éviter les missiles d’Hemetti dont les zones sont parfois proches, que nous gagnerons Omdourman, capitale administrative du pays, puis, de l’autre côté du Nil, Khartoum.

Comment dire le spectacle de désolation qui s’offre alors à nos yeux ? C’est Bakhmout, en Ukraine, mais à l’échelle d’une mégalopole qui comptait avant la guerre 7 millions d’habitants et où l’on ne croise plus que des files de femmes, rendues squelettiques par la famine, qui attendent depuis l’aube une aide humanitaire qui ne vient pas. C’est, dans le quartier Nubawi, un autre Mogadiscio, où un torrent de feu a déferlé sur le labyrinthe des rues et tout emporté sur son passage, ne laissant derrière lui que des restes de façades et des toits de tôle incendiée grinçant dans le vent chaud et sec. C’est Phnom Penh à cause du côté ville fantôme et du silence de mort qui plane sur les quartiers dépeuplés où il ne reste que des chiens aux flancs maigres qui vous observent avec une avidité terrifiante. C’est une barbarie de type taliban qui, au musée national, a détruit, non des bouddhas, mais des momies, des fresques centenaires, des statues datant des royaumes de Koush, de Kerma et de Méroé. C’est, comme à Sarajevo, la Bibliothèque nationale où l’on a fait des feux de joie et de cuisine avec les archives cadastrales qui témoignaient du passé multiséculaire de la ville. Et c’est, comme à Mossoul, la Grande Mosquée Al-Shahid sur laquelle se sont déchaînées les bandes d’Hemetti.

Khartoum ou le résumé de tous les urbicides dont j’ai été le témoin – et, peut-être, leur sommet.
Dans le quartier d’Ombada, nous tombons sur un de ces monticules de terre, innombrables dans la ville, qui signalent une fosse commune, et, autour de la fosse, une trentaine d’hommes attroupés.
« Il y a là-dessous, raconte l’un d’eux, qui nous invite à rejoindre le cercle, 244 corps. » On est venu arrêter les gens chez eux, un matin, ou au pied de chez eux parce que, brisés par la famine, ils étaient sortis chercher de la nourriture. Et on les a rassemblés ici, sur cette avenue où la guerre n’a laissé que des gravats mitraillés et des entassements de torchis jaunes et noirs de sang séché.
« Vous ne devez pas vous inquiéter, leur a-t-on dit. Ce n’est pas une vie de vivre ici. Hemetti est là pour vous et pour vous affecter un nouveau logement. »
Sur quoi les pick-up de sa Force de soutien rapide sont arrivés. Les chebabs ont tiré dans le tas, comme des forcenés, sans doute drogués, en criant « Allah Akbar ». Et ils s’en sont allés, laissant les corps pourrir, puis se dessécher sous le soleil sans pitié de Khartoum. Jusqu’à la libération du quartier, des mois plus tard : alors, les voisins sont venus épandre de la terre et de la chaux sur les ossements devenus indistincts…

Ce sont eux, les voisins, qui sont là aujourd’hui. Ils sont habillés de jalabiyas blanches et d’écharpes colorées, les plus belles qu’ils aient pu trouver, pour rendre aux âmes des défunts un pauvre et tardif hommage.
Voyant des étrangers, ils ont le réflexe de leur tourner le dos, de retrousser leur jalabiya et d’exhiber les cicatrices qu’a laissées chez l’un le fouet, chez l’autre une bouteille de plastique brûlée qu’on a laissé goutter, chez le troisième des morsures de chien. Et puis ils se rajustent, font cercle autour du monticule, tournent les paumes vers le ciel et, sous la direction du plus ancien, murmurent la prière des morts.
Mais l’une des armes d’élection des hommes d’Hemetti est, apparemment, le viol.
Nana Tahir, la directrice du planning familial, sur Bader Street, a réuni à notre intention une assemblée de femmes suppliciées. Et elles vont, tour à tour – certaines à voix très basse, d’autres le regard vide et les lèvres sans expression, mais toutes très dignes –, raconter leur calvaire comme si c’était celui d’une autre.
Il y a eu les mères violées devant les filles. Les filles devant les mères. Les viols de groupe, une à une, à la chaîne. Il y a celles qu’on a violées chez elles. Celles qu’on a emmenées dans un centre de torture et qu’on a violées jusqu’à ce que folie s’ensuive. Il y a celles à qui on a laissé une chance de trouver l’argent qu’aurait caché la famille et qui, comme il n’y avait pas d’argent caché, ont été emmenées. Il y a celle qui criait trop et dont on a dû remplir la bouche de sable, puis de terre car elle mangeait le sable. Il y a celle qui ne se souvient de rien et celle qui, jusqu’à la fin de ses jours, se rappellera la main poisseuse de l’homme qui la tenait pendant que l’autre l’outrageait.
Et puis il y a les enfants des viols. Que désirez-vous, demande systématiquement la doctoresse Tahir ?Certaines désirent avorter car elles sont mariées et ne veulent pas que le mari sache – ou parce qu’elles ne le sont pas et pensent qu’elles ne trouveront plus jamais de mari. D’autres se disent que telle est la volonté de Dieu, mais en secret et en tablant sur le fait que la famille est réfugiée dans un autre quartier, sans portable, et qu’il sera toujours temps, ni vu ni connu, de trouver au nouveau-né une nouvelle maman.
Et puis il y a ce couple qui est venu avec un bébé de 15 jours et explique, d’une seule voix, qu’ils sont tous les trois des victimes de cette guerre et construiront, ensemble, un Soudan pacifié.

Mais le témoignage le plus glaçant est encore à venir. Nous sommes quelques dizaines de kilomètres à l’ouest de Khartoum, sur la route d’El-Obeid, dans la « maison d’hospitalité », au centre du village.
Un orage de fin du monde a éclaté et c’est comme une nuit en plein jour, trouée d’éclairs phosphorescents et rares. Les sages des environs, tout de blanc vêtus et réunis en un diwan improvisé, ont convoqué une dizaine d’hommes, victimes mais aussi bourreaux, qui ont accepté de témoigner et dont ils éclairent les visages, un à un, à la lueur des portables.
L’un est un marchand de métaux précieux qui a, sous la menace, rejoint la milice d’Hemetti. L’autre y est allé de bon cœur mais s’en est dissocié quand il a appris qu’une de ses cousines, après avoir été violée, avait été emmenée en esclavage au Darfour. Le troisième a été raflé, avec des copains, dans une boutique Starlink, puis enrôlé de force avant de s’enfuir, une nuit, en rampant, par le soupirail d’une maison-prison. Tous ont été jugés et, leur peine purgée, réintégrés dans la communauté.
Mais voici que surgit, habillé d’un tee-shirt graisseux, un homme aux yeux morts et au débit mécanique qui n’en a pas fini, lui, semble-t-il, avec la justice des hommes. Il a 17 ans. On l’a raflé, lui aussi. Mené dans une maison où l’on avait parqué 24 femmes. On l’a drogué au Captagon et à une autre drogue, rouge, dont il ne sait pas le nom mais qui doit être une sorte de Viagra. Et on l’a enfermé là, trois jours et trois nuits, seul avec les femmes et un garde-chiourme qui, deux fois par jour, apportait des assiettes de mil et de sorgho et, pour lui, la ration de substances qui déchaînait la bête en lui, encore et encore, jusqu’à la démence.
L’inverse du mot de Sartre dans sa préface aux « Damnés de la terre », de Frantz Fanon : d’une pierre deux coups – 24 femmes détruites et un homme damné pour l’éternité.
Il est minuit. Nous sommes revenus près de Khartoum, au premier étage d’une safe house sans électricité.
Il fait une chaleur d’étuve. Je cherche le sommeil. On frappe à ma porte. Et apparaît, dans le halo d’une torche de portable, un visage que je reconnais aussitôt malgré son imma blanc, noué haut sur le crâne : un général que j’avais vu en complet veston à Port-Soudan, dont le président Al-Burhan m’avait dit (lointaine allusion à Mao Zedong, dont le Soudan postcolonial fut proche ?) qu’il était l’un de ses « plus proches compagnons d’armes » et qui me souffle, non sans malice, qu’il « passait par là » et « reprend la conversation ».
Si je suis convaincu que ce conflit dont il est de bon ton de dire que l’on « n’y comprend rien » est, au fond, assez limpide…
Si je réalise qu’il ne s’agit pas d’une « guerre de généraux rivaux » comme disent les paresseux qui ne veulent pas s’engager…
Si je peux faire savoir qu’il est loin (trente-deux ans !) le temps où le Soudan accueillait Ben Laden, et qu’il mène, désormais, une chasse impitoyable à Daech et à Al-Qaïda que protège Hemetti…
Mais surtout il est venu me faire le cadeau d’une visite « exclusive », sur la route d’Al-Fasher, à une base des forces spéciales.
À l’aube, nous y sommes. Il y a là, dans le sable, au pied d’une colline entièrement dénudée, des troupes d’assaut formées au combat antiterroriste. Des commandos de douze hommes – précurseurs, attaquants, pointeurs, snipers, radio, médic, etc. – aux rôles impeccablement distribués. Des hommes couverts de faux feuillages de plastique et entraînés, en forêt comme dans le désert, aux opérations de libération d’otages. Et un élégant officier qui joue de son stick comme dans un roman de Kipling : le général Hafiz El-Tag.
« La guerre contre les hordes d’Hemetti, dit-il, l’armée va la gagner. Mais restent les terroristes que ces bâtards ont sortis de prison quand ils ont occupé Khartoum et qui, alliés aux islamistes du Sahel, feraient de la vaste étendue qui va de la mer Rouge à la Libye et au Tchad une zone de tempêtes. Ce sont eux que nous combattons. »
On signale une infiltration, à quelques kilomètres de là. Le général Hafiz El-Tag expédie illico l’un de ses commandos. Il y a là, nous accueillant, une unité locale de cette « force conjointe » dont j’entends le nom depuis mon arrivée sans bien voir de quoi il s’agit. Et, soudain, je comprends.
Ce sont des membres des tribus zaghawa, masalit et fur identifiables au turban qu’ils portent à la place du béret réglementaire. Des anciens des groupes sécessionnistes du Darfour. Le général Ali Mokhtar, avec le chapeau de brousse au bord droit retroussé qu’il a gardé de ses années de guérilla. Bref, ce sont les survivants, ou les fils, des groupes rebelles que j’avais suivis, en 2001, puis 2007, quand je couvrais pour « Le Monde » la guerre des monts Nouba, puis du Darfour, et qui, reconnaissant dans les colonnes d’Hemetti les héritiers des Cavaliers à cheval, des « janjawids », qui ne savaient déjà, à l’époque, que sabrer, brûler, piller, se sont ralliés à l’armée gouvernementale.
J’observe Ali Mokhtar et les trois commandos grimpant l’escalier du bâtiment où l’on soupçonnait la présence d’un tireur infiltré. Je regarde ces hommes qui, le soir venu, à l’extérieur de la ville, dans un oued asséché et semblable à un cirque de cailloux, de ronces et de sable durci, fraternisent autour d’un méchoui. Je les écoute évoquer les histoires du temps jadis, quand les uns étaient des guérilleros aux larges cartouchières passées autour de la taille et du cou et les autres des soldats réguliers.
Ce sont mes deux saisons soudanaises qui, à vingt ans de distance, se répondent et, elles aussi, se conjoignent. Mais ce sont surtout les deux Soudans qui se réconcilient face à un ennemi commun qui ne connaît d’autre politique que celle de la terre brûlée.
Ma journée est faite, je rentre en Europe. Cette terre recrue de sang et de souffrances, ce Soudan aux anciens parapets et à la civilisation plus haute encore que celle des pharaons, ce peuple allié et ami méritent mieux que l’assourdissant silence qui entoure leur tragédie. Refuser d’entendre est une honte. Ouvrir les yeux est un devoir.
Ce reportage est paru originellement dans Paris Match.

Quelle honte pour le monde et ceux qui essayent de tourner le monde contre l’Israël. Quelle honte.
Merci pour ce témoignage et cette tentative de briser le silence.