Une loi votée à Kyiv, et l’Occident s’affole. Des tribunes indignées pleuvent, l’UE menace de limiter les financements, les mots « recul démocratique » s’invitent dans le débat, comme s’il s’agissait d’un effondrement en cours. Le Parlement ukrainien a adopté une loi révisant l’autonomie de deux organes anticorruption – le NABU (Bureau national de lutte contre la corruption) et le SAP (Parquet anti-corruption spécialisé) –, et déjà, certains y voient le début d’un autoritarisme rampant. Pourtant, les faits qui ont conduit à cette loi sont plus sobres, la logique plus robuste, et l’enjeu autrement plus grave : il s’agit de guerre, de survie d’un État qui cherche à préserver sa souveraineté jusque dans ses institutions.
Il faut donc, calmement, sortir du réflexe pavlovien consistant à plaquer nos catégories politiques sur un pays qui ne vit pas seulement une tension sociétale, mais une guerre d’anéantissement.
La loi votée le 24 juillet par la Verkhovna Rada n’a ni supprimé, ni neutralisé les agences anticorruption ukrainiennes. Elle élargit temporairement les prérogatives du Bureau du Procureur général, notamment en matière de supervision des enquêtes menées par le NABU et le SAP. Et ce n’est pas un geste politique : c’est une réaction à une crise de sécurité nationale. Une opération conjointe du Service de sécurité ukrainien (SBU) et du Parquet général a révélé la présence d’agents du FSB russe au sein du NABU. Des taupes liées à l’ex-député ukrainien pro-russe Fedor Khrystenko, en fuite, ont été identifiées comme directement connectées aux services russes.
Il ne s’agit donc pas d’un démantèlement arbitraire, mais d’un acte de salubrité étatique. Ce que l’Ukraine tente de faire, sous le feu russe, c’est de préserver l’intégrité de son appareil d’État tout en renforçant sa crédibilité démocratique.
Créé en 2015 sous la pression du FMI et de la Commission européenne, le NABU s’est construit comme le symbole d’une Ukraine en marche vers l’État de droit. Mais dix ans plus tard, le bilan réel tranche avec le récit initial. Selon les estimations relayées par plusieurs analystes ukrainiens, près de 9 milliards de hryvnias (environ 200 millions d’euros) auraient été injectés dans cette structure, sans qu’aucun chiffre consolidé ne soit officiellement publié. Ce flou budgétaire en dit déjà long sur la transparence d’un organe censé incarner l’exemplarité.
Sur le terrain, l’efficacité promise n’a pas été au rendez-vous. Les affaires ouvertes se comptent par centaines (plus de 650 enquêtes lancées rien qu’en 2024), mais peu aboutissent à des condamnations fermes, encore moins contre des figures de premier plan. Les rares chiffres disponibles sont trompeurs : on évoque 823 millions de hryvnias restitués à l’État, ou encore 1,6 milliard récupérés en 2023, dont une partie versée à l’armée. Mais ces résultats cumulatifs, bien qu’utiles, sont loin de compenser le décalage abyssal entre les ambitions initiales, les ressources allouées, et les effets concrets sur la corruption systémique.
L’Ukraine a donc dépensé, documenté, communiqué, mais elle n’a pas purgé. Pire : le cœur même du NABU a été infiltré par des agents russes, comme l’ont révélé les services de sécurité cette année. Comment croire encore à l’efficacité d’un appareil qui n’a su ni livrer des têtes, ni se protéger de l’ennemi ?
Le politologue Vitaliy Kulyk l’a résumé crûment : « Le dispositif anticorruption s’est révélé inefficace. Ce n’est pas une tragédie. Il faut autre chose. Peut-être même mieux. »
La loi votée a suscité des protestations dans plusieurs villes, principalement à Kyiv, mais aussi à Lviv et Dnipro. Des groupes de jeunes, souvent très jeunes, sont descendus dans la rue. Cela, alors même que la loi martiale interdit strictement tout rassemblement non autorisé. Et pourtant, fait remarquable : aucune répression, aucun heurt, aucune dispersion.
Les forces de l’ordre ont observé, sans intervenir. Pas d’arrestations. Pas de violence. Pas même de confiscation de cartons, avec les slogans désobligeants, qui visent le président Zelensky. Une démocratie en guerre, qui tolère « l’illégalité » pour permettre à la société civile de s’exprimer – voilà ce qui s’est joué à Kyiv, à contre-courant des clichés.
Par contre, l’absence de soutien populaire a été flagrante. Ni à Kyiv, ni à Lviv, ni ailleurs, les habitants ne se sont joints aux jeunes protestataires. Il n’y a pas eu de mobilisation massive, pas de rue qui gronde. Et pour cause : ce mouvement prétendument spontané était perçu comme instrumentalisé, non pour défendre la démocratie, mais pour attaquer personnellement Zelensky.
L’ingénierie de cette contestation interroge. Les journalistes présents sur place ont interrogé plusieurs jeunes manifestants : la majorité d’entre eux ignoraient jusqu’à la signification des sigles NABU et SAP. Les coordinateurs, masqués, restaient dans l’ombre. Aucune force politique n’a revendiqué l’organisation. Une mobilisation sans leader, mais avec un storytelling bien rôdé.
Cette opération d’agitation a été soutenue et promue par le milliardaire Tomasz Fiala, résident en Ukraine, d’origine tchèque, propriétaire d’un empire médiatique influent et connu pour ses positions critiques vis-à-vis de Zelensky. Ses médias (notamment Ukrainska Pravda) ont assuré la couverture et la mise en récit appuyé de ce mouvement, présenté comme citoyen. Mais le peuple ukrainien ne s’y est pas trompé.
Ce mouvement a été perçu comme hostile au président, et non comme une défense sincère de l’indépendance des organes anticorruption. L’objectif réel n’était pas une réforme. C’était un affaiblissement ciblé. Si les organisateurs espéraient rejouer un Maïdan 2, c’est raté. L’effet escompté n’a pas eu lieu. Les Ukrainiens, épuisés mais lucides, ne veulent pas de chaos : ils veulent des résultats.
Et Volodymyr Zelensky a entendu. Il ne s’est pas raidi. Il n’a pas ignoré.
Dans la foulée, il a convoqué une réunion exceptionnelle réunissant toutes les têtes de pont du système judiciaire et sécuritaire ukrainien : le Service de sécurité ukrainien, le Bureau national de lutte contre la corruption (NABU), le Parquet spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAP), l’Agence nationale de prévention de la corruption (NAPC), le Bureau d’enquête d’État, le ministère de l’Intérieur, et le Procureur général. Tous autour de la même table. Même ceux critiqués. Même ceux visés par la réforme.
Zelensky a résumé l’enjeu : « Nous entendons ce que dit la société. Nous comprenons ce que les citoyens attendent : une justice garantie et le bon fonctionnement de chaque institution. »
Un plan d’action commun sera rédigé dans les deux semaines. Il devra définir des réformes concrètes, résoudre les contradictions, corriger les failles, et renforcer les institutions. Non pas en les affaiblissant, mais en les rendant enfin capables de remplir leur mission. C’est une gouvernance de crise. Mais aussi une gouvernance de confiance. Le signal est clair : l’État écoute, sans s’agenouiller. Il gouverne, mais ne se ferme pas.
L’affaire rappelle aussi autre chose : la guerre menée par la Russie n’est pas seulement militaire. Elle est idéologique, sociale, institutionnelle. La déstabilisation de l’État ukrainien est l’un de ses objectifs stratégiques.
Et affaiblir Volodymyr Zelensky, figure centrale, le cœur et l’action de la résistance ukrainienne, est devenu un axe clair de cette guerre hybride. Le Kremlin veut le remplacer. Ce n’est pas un secret. Chaque attaque interne qui affaiblit Zelensky, chaque mouvement téléguidé contre sa légitimité, chaque mobilisation floue, joue objectivement la partition de Poutine.
Kyrylo Budanov, chef du renseignement militaire, l’a rappelé avec gravité :
« L’histoire nous a appris : une nation perd si elle est déchirée par des conflits internes. »
Et pourtant, malgré tout, l’Ukraine maintient le pluralisme, dans un pays où les écoles brûlent, où les enfants sont déportés, où les villes sont pulvérisées par les ennemis russes. Aucun autre État au monde, dans une telle situation, ne maintient un tel niveau d’ouverture.
Ceux qui crient au scandale au nom d’un texte lu à moitié ou pas du tout, ceux qui s’indignent à distance en ignorant les faits, ceux qui plaquent leurs obsessions sur une guerre existentielle, ne rendent service ni à la démocratie, ni à la vérité. Inconsciemment (ou pas) ils font le jeu du Kremlin, qui recrute.
L’Ukraine est en guerre. Mais elle résiste. Et, dans cette résistance, elle gouverne, elle débat, elle réforme. Elle ne joue pas au modèle démocratique. Elle l’incarne, de manière imparfaite, mais courageuse, et c’est pour cela que Moscou cherche l’abattre de l’intérieur aussi.

Many thanks Alla Poedie. In the meantime « Ukraine’s National Anti-Corruption Bureau has issued notices of suspicion to 71 current and former lawmakers over the past nine years, including 31 sitting members of the current convocation of Parliament, the agency said in a statement released on July 30. » see https://english.nv.ua/nation/nabu-charges-71-lawmakers-since-2016-including-31-from-current-parliament-50533453.html
Democracy is under threat all over the world, Ukraine is welcome to the club.
@chkopp.bsky.social