La Galerie WAWI présente à Paris les œuvres enfiévrées du jeune peintre Kazybris. Des toiles qui illustrent des nuits où des corps entrelacés s’étalent. Le décor de ses peintures est celui des heures tardives, quand les peaux se frôlent plus rapidement que les secondes entre elles, quand le temps n’a plus lieu d’être, lorsque seul le lieu demeure : le club, un territoire autonome avec son vacarme, coupé de l’extérieur.
Kazybris et ses images me font penser à la littérature de Guillaume Dustan, à son Je sors ce soir. J’ouvre le livre. Segment « Party time » : « Les gens de la nuit sont les plus civilisés de tous. Les plus difficiles. Chacun fait plus attention à sa conduite que dans un salon aristocratique. On ne parle pas de choses évidentes la nuit. On ne parle pas de boulot, ni d’argent, ni de livres, ni de disques, ni de films. On agit seulement. La parole est action. L’œil aux aguets. Le geste chargé de sens. Clubland. All over the planet. »
Voilà, c’est ça le style de Kazybris, un savoir-faire et un savoir-voir, un art du regard et du geste, pour capter à l’instinct des instantanés du chaos nocturne ; mais pas de n’importe quelle nuit : la nuit queer.
Cette nuit parisienne qui, désormais, ne façonne plus de légendes. Elle se compose d’un magma d’inconnus, qui se côtoient et se scrutent dans l’espoir forcené d’être reconnu, vainement. Les notoriétés nocturnes ont désormais la durée de vie d’un papillon. Le mythe s’est dilué. Le désir, lui, persiste, pulse encore sur la toile.
Kazybris est un peintre en direct. Sa série intitulée Les Décadences de l’Amour a surgi au cœur même de l’effervesence des soirées Vendredix – à la Bellevilloise, si toutefois le lieu n’a pas changé ? Il faut imaginer l’artiste, funambule, pris dans une tempête de mouvements. Son chevalet planté au milieu du tumulte, assiégé par des corps en transe. Parvient-il à nous rendre le flux, et le reflux, des vertiges de la nuit ? Oui, il attrape l’insaisissable au vol, avant qu’il ne se dissipe. Ses toiles naissent d’une collision. Vestiges d’euphories. Empreintes de solitudes qui se mêlent. L’atmosphère est baroque, orageuse. Son geste, quant à lui, est exubérant, maniériste. Les corps qu’il trace semblent impossibles, étirés à la façon de ceux du Greco. Une torsion inquiète vrille leurs lignes. Les silhouettes ploient, se cambrent et s’étirent, comme si la chair, lasse de sa propre limite, cherchait à s’évader de sa peau. Danser, flancher. Je pense aussi à Tamara de Lempicka. Les couleurs vibrent. Indomptables. Roses fuchsia et délavés, bleus florescents, verts surnaturels, sa palette réunit des anti-couleurs sourdes. Elles racontent le volume assourdissant de la fête. Se brouillant elles interdisent au regard de trouver un refuge stable. Il y a certes des personnages centraux, mais dans leur environnement les lignes de force se croisent, s’échappent pour mieux se tordent. L’artiste ne promet aucune harmonie. Point d’apaisement. Là, tout n’est que désordre et beauté, amour espéré – l’une des toiles a pour titre Un jour mon prince viendra, la nuit, parfois, est un conte. Kazybris cultive une grâce : celle des identités multiples et exaltées. Et toujours, en arrière-plan, des corps sans visage, silhouettes anonymes et indifférenciées se multiplient et veillent. Elles sont comme un chœur antique, réceptacle de toutes les inquiétudes et de tous les désirs que la fête, une fois retombée, laisse derrière elle.
Les toiles de Kazybris évoquent les clichés des nuits du Palace, les pellicules Kodachrome 35 mm saturés de Simon Bocanegra ou les noir et blanc granuleux de Philippe Morillon. Il y a dans sa peinture quelque chose de photographique : planté là, au cœur de la fête, sa toile encore vierge est dressée comme un objectif. Le blanc du tableau blanc est sa chambre noire. Il fabrique des polaroids nocturnes. Dans ses œuvres, on se prend d’ailleurs en photo. Son geste pictural rappelle la technique de l’open flash, une prise de vue qui noue subtilement le clair-obscur, la patience et la fulgurance. L’obturateur reste grand ouvert, laissant la nuit dérouler sa lente exposition, tandis qu’un ou plusieurs flashs sont déclenchés. Le temps s’étire. Un flou s’invite, les contours se dissolvent. Il y a des traits distincts, d’autres plus incertains. Le peintre-photographe, libre de tourner autour de son sujet, peint littéralement la scène avec la lumière, sous plusieurs angles. Les minutes défilent, un même corps peut surgir à plusieurs endroits, se dupliquer. L’open flash est une méthode spectrale. La lumière devient voile, matière à sculpter dans l’obscurité. C’est cela que fait, en peinture, Kazybris : dans la nuit, il cisèle la clarté.
De quelle clarté parle-t-on ?
Ombre… Lumière… Il existe une vérité vécue, souterraine, que l’on préfère taire : celle d’une communauté LGBTQ+ dont certaines strates ne brillent pas toujours de la lumière qu’elle prétend faire rayonner. Je le sais, je le vois, j’en suis. Je peux en parler.
Je parle de son versant foncièrement individualiste, essentialiste, où chacun défend jalousement sa lettre, son identité, ses intérêts propres. Un « moi d’abord » de coulisse masqué par une apparente solidarité. Tous ensemble, mais chacun pour soi. Ajoutez à cela une hypersexualisation des corps qui se déploie comme une mécanique inébranlable. Il y a l’injonction à se définir : passif, actif, versatile ? Ce lexique, obsession singulière du monde gay, balise et régit chaque interaction. Si l’on se dévisage, si l’on s’envisage, à ces questions il faudra répondre. Au-delà du « rôle » sexuel, se met en place une mise en concurrence, compétition silencieuse où les corps s’évaluent, se comparent, se hiérarchisent, sous le régime des lois de l’offre et de la demande, du rendement. Une lutte des classes charnelle, avec ses aristocrates et ses prolétaires, rarement conviés à la même table. Les seigneurs à l’avant, les autres à la lisière. Je parle du monde gay, car c’est celui que je connais. J’énumère ici quelques étiquettes qui, en plus du reste, participe de ce règne de la catégorisation ; ce sont autant de marquages au fer : « masc for masc », « twink », « twunk », « bear », « otter », « chub », « sissy », « puppy », « daddy », « jock », « gym bunny », « drag », « renoi », « rebeu »… Un inventaire aux relents zoomorphistes, fétichistes, racialistes. Glossaire opaque, jargon hermétique pour le non-initié, ces mots illustrent pourtant une réalité bien concrète pour qui y navigue. Un narcissisme outrancier surplombe le tout : le semblable attire le semblable, les beautés sculpturales, je dirais même antiques, se regroupent entre elles, s’observent, se consomment. Les autres n’ont qu’à se débrouiller entre eux. Aucun pont, aucune passerelle : une élite et ses déclassés, un entre-soi fait de clivages où la solidarité autoproclamée se heurte à l’instinct de tri.
Maintenant que le tableau est brossé, que nous devinons ses ombres, Kazybris, lui, nous entraîne ailleurs.
Il peint une version différente de celle, bien réelle, que je viens de vous décrire.
Le souffle de sa peinture est plus ample, plus hybride – oserais-je dire métissé ? –, résolument queer. Il raconte une autre histoire. Sa peinture ouvre des brèches vers un commun hors normes, un espace où l’espoir renaît. En cela, son œuvre est éminemment politique : parce qu’elle abolit les frontières rigides du genre : il est fluide, donc dissident. Kazybris ne reproduit pas les schémas hétéronormatifs que certains gays rejouent parfois malgré eux. Au contraire, il célèbre le trouble, l’imbrication, la porosité des identités, jusque dans leur intimité. Vous verrez la toile Hors genre : on surprend, dans le reflet d’un miroir, deux êtres qui se maquillent. Ils sont indéfinissables. Leurs apparences suggèrent sans affirmer. Nul ne saurait dire où commencent ni où s’arrêtent leurs assignations – moi, je ne m’y risquerai pas.
Ici ou là des talons hauts et longues chevelures croisent des crânes rasés, des boucles courtes. Il ne s’agit pas seulement de juxtaposer des silhouettes ambiguës, ni de figurer un troisième sexe. Ce qui lie ces êtres, c’est l’amour. Un élan vital qui les pousse les uns vers les autres pour s’aimer à tout prix, au milieu des effluves de poppers omniprésentes. Dans La Quête, les modèles, parce que leur désir est sans repos, chutent – l’étymologie du mot « décadence » qui donne son nom à l’exposition n’est-elle pas « choire », du latin cadere ? Quand la nuit tombe, on tombe avec elle, en amour. On passe du règne du corps à celui des âmes sensibles. Au centre du Baiser de trop, un modèle regarde le peintre, il est ailleurs, aspire à mieux, à plus grand que la fête, au temps plus long que la nuit, à une vie et des relations qui résisteraient au lever du soleil. Veut-il seulement être là où il est ? Rêve-t-il d’échanger cent corps contre un cœur ? La darkroom n’est pas l’ennemie du sentiment. En partouze aussi, on a le droit d’avoir un coup de foudre.
Bien sûr, cela suppose parfois de prendre des risques. L’acrylique sur toile Amour et autres addictions exprime cela. La fête a des allures de corde raide. Le peintre n’élude rien. Sans fard ni pudeur il raconte l’ivresse, la drogue. Ici, un shot, des verres qui débordent ; là, un « taz » glissé sous la langue, une ligne de cocaïne tracée au coin du pouce – ou était-ce de la 3MMC ? Son art montre la rumeur chimique des nuits, ses chorégraphies rituelles. Il ne pouvait l’ignorer, ou faire semblant de ne pas le voir. Pas de scoop, ce n’est un secret pour personne, et de cela il ne faut pas s’émouvoir. Kazybris, lui, peut bien rêver l’amour, peindre des cœurs fragiles plutôt que des corps insatiables. Ses toiles sont mélancoliques parce que festives, et inversement. Dans la fête tout se consume. Il n’en reste pas moins arrimé au réel. C’est là toute la force de son projet : créer dans la matière même de ce qu’il expose, et donner à voir, sans filtre, la pulsation des nuits, qui, de vendredi à samedi, n’en finissent jamais tout à fait.
Les Décadences de l’Amour
À la Galerie WAWI (49 rue Albert Thomas, 75010 Paris)
Du 3 juillet au 1er août 2025.

Décadence, tout est dit en effet.