Le désarmement est un acte de confiance. Mais que devient la confiance lorsque la trahison n’est même plus dissimulée ?
En juin 2025, alors que l’Ukraine enterre ses morts à la suite de nouvelles frappes russes dévastatrices, une disparition passe presque inaperçue : celle du Mémorandum de Budapest, effacé discrètement du site du Département d’État américain. Un simple clic, et la mémoire d’un engagement international s’évanouit.
Ce texte, signé en 1994 par les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni, garantissait à l’Ukraine ses frontières et sa sécurité, en échange de l’abandon de son arsenal nucléaire, alors le troisième du monde. Une promesse solennelle, faite à un jeune État en quête d’intégration européenne et qui décida de croire aux institutions, au droit, à l’Occident. Vingt ans plus tard, cette promesse a volé en éclats, sous les bombes et les silences.
La guerre, déclenchée par Moscou en février 2022, continue en 2025, avec une intensité qui défie l’imagination. L’agression de Moscou repose sur un pilier stratégique intangible : la Russie est une puissance nucléaire, et cela la rend intouchable. Toute tentative d’intervention directe occidentale est jugée « trop risquée ». Toute idée de réponse militaire proportionnée est écartée au nom de la stabilité mondiale. Le Kremlin le sait. Et s’en sert.
La doctrine nucléaire russe, officiellement défensive, est instrumentalisée comme un bouclier offensif. Le nucléaire ne sert plus à empêcher une guerre – mais à la rendre possible, en paralysant toute riposte. Une inversion cynique de la dissuasion, qui transforme l’arme de dernier recours en garantie d’impunité.
Le « SVO » – « opération militaire spéciale », euphémisme bureaucratique russe pour désigner la guerre d’agression – n’aurait pu exister sans cette immunité atomique.
Ce qui rend cette réalité plus douloureuse encore, c’est qu’elle était évitable. L’Ukraine, à la fin de la guerre froide, possédait plus de 1 800 ogives nucléaires – un héritage soviétique encombrant, mais dissuasif. En les restituant à la Russie, Kiev choisissait la voie du droit international, de la coopération, et de la confiance. Le Mémorandum de Budapest n’était pas un traité, mais un engagement écrit, signé, public : en échange du désarmement nucléaire, l’Ukraine obtenait la reconnaissance de ses frontières et la promesse de protection.
En 2014, cette promesse est violée. La Crimée est illégalement annexée par la Russie, l’un des signataires du Mémorandum ; le Donbass ukrainien est plongé dans la guerre par l’invasion des troupes russes. Puis survient l’agression totale de 2022. Ni Londres, ni Washington, ni Paris n’interviennent. Et en 2025, les États-Unis suppriment le Mémorandum de leurs pages officielles, parce qu’il est devenu gênant. Le souvenir d’une trahison devient embarrassant lorsque l’on s’en rend complice.
Que signifie aujourd’hui l’abandon du Mémorandum de Budapest ? Non seulement sa violation est restée impunie, mais sa disparition des archives officielles américaines s’apparente à un acte de révision historique – une tentative de dissoudre dans l’oubli une promesse trahie.
Ce n’est pas seulement l’Ukraine qui est concernée. C’est l’ensemble du système international de non-prolifération qui vacille. Si un État qui renonce volontairement à l’arme nucléaire en échange de garanties de sécurité, se retrouve envahi, démembré, laissé seul face à l’agresseur – quel message envoie-t-on aux autres nations du monde ?
Le message est limpide : le nucléaire protège. Le droit, non.
Face à cette réalité, une question taboue resurgit, de plus en plus ouvertement : l’Ukraine doit-elle redevenir une puissance nucléaire ?
Le retour à l’armement atomique serait-il une hérésie ou une légitime défense ?
L’obstacle n’est pas tant technologique : l’Ukraine fut au cœur du complexe militaro-industriel soviétique, participa à la conception et à la fabrication d’une large part des systèmes nucléaires de l’URSS. Les compétences, les archives, les ingénieurs n’ont pas tous disparu. La question est ailleurs : dans le droit, dans la morale, et dans la survie.
Un pays dépossédé de son ultime moyen de dissuasion, face à un ennemi historique qui brandit sans vergogne la menace atomique, trahi par ceux qui lui avaient promis la sécurité, abandonné dans sa guerre existentielle – a-t-il le devoir moral de respecter des engagements que les autres ont trahis ?
A-t-il, au contraire, le droit souverain de se réarmer pour exister ?
Si les garanties ne valent rien, il ne reste que les armes.
Et si la mémoire des engagements est effacée, alors l’Ukraine est libérée de ses chaînes diplomatiques – mais plus seule que jamais.
La situation devient plus vertigineuse encore à la lumière des événements récents : les frappes américaines contre l’Iran, coordonnées avec Israël, visent explicitement à empêcher Téhéran d’accéder à la bombe nucléaire. Le monde observe avec attention cette ligne rouge tracée par deux puissances nucléaires décidant qui peut, ou surtout pas, rejoindre le club des puissances atomiques.
Dès lors, une question dérangeante surgit pour Kiev : si l’Ukraine décidait de relancer un programme nucléaire au nom de sa survie, verrait-elle Washington lui interdire ce droit ?
Dans le cas ukrainien, la bombe ne serait pas un outil de domination régionale – mais un dernier recours vital face à la destruction.
La leçon ukrainienne est limpide : la dissuasion nucléaire n’est pas une menace. C’est une assurance-vie. Le désarmement, lui, est un acte de foi sans sacrements, sans protection.
Le silence occidental face à la trahison du Mémorandum de Budapest ne fragilise pas seulement l’Ukraine, il ronge les fondements de l’ordre international.
Une question s’impose, dérangeante mais inévitable : dans un monde où le droit est réversible, où les promesses sont effacées et où seuls les États nucléaires sont respectés, l’Ukraine peut-elle se permettre d’être non-nucléaire ?
Articles d’une grande qualité. Merci